Le chemin de la vie

Don Lucas, dans le cadre de notre échange, n’a pas instauré une solennité de la parole comme celle que je viens d’exposer, mais la valeur des mots qu’il a prononcés doit se recevoir comme l’expression de son identité et celle de la tradition yaqui. Cela s’est encore manifesté quand il a appliqué un sens particulier au mot « camino », le chemin, en faisant surtout référence au choix du chemin en question, celui de la parole du cœur et du mouvement des hommes. Nous retrouvons ici, ce que les Huichol par le yeiyáari, le « chemin du cœur ou le chemin même » 262 , les Zuñi avec Awonawilona 263 , la « route du soleil et la loi des hommes » 264 , ou les Hopi par la « Route de Vie » 265 , la trajectoire du soleil dans son cycle alternatif de vie et de mort, investissent dans le mouvement du cœur et de la parole qui les transportent alors sur le « chemin qui a un cœur ».

Ilario Rossi exprime ce même sentiment, quand il écrit que pour les Wixaritari 266 , les Huichol, la « langue… possède une autre dimension que celle de son utilisation dans le quotidien, et c’est à ce niveau, lorsqu’elle se rattache explicitement au savoir ancestral, à la coutume, qu’elle se définit. Le savoir ancestral, la tradition, sont appelés, dans la langue vernaculaire… yeiyáari, le chemin du cœur ou le chemin même. Dans ce sens le langage, à savoir le système d’expression commun à un groupe social, présente différents niveaux de signification, qui influencent (il cite Bourdieu) le paradigme typiquement herméneutique de l’échange de paroles » 267 .

Ilario Rossi signale avant tout l’incapacité de nombreux anthropologues qui, face à cette parole, à cette langue, ne parviennent pas à situer les différents niveaux « considérant sans distinction le mot, véhicule de la langue, et la parole véhicule du langage » 268 .

Les Yaqui, comme l’a écrit Andrés Pérez de Ribas, à propos de la parole des anciens (sur qui reposait l’Autorité), agissaient de la façon suivante : « … Si celui qui avait prêché était un ancien, et c’était courant, l’éloge était le suivant : tu as parlé et nous a sermonné très bien, grand-père, j’ai un cœur pareil au tien… Si c’était un ancien qui présentait ses félicitations, il disait : mon grand frère ou petit frère, mon cœur ressent et dit ce que tu as dis, … » 269 .

La parole chez les Yaqui, conserve, aujourd’hui encore, ces différents niveaux de sens où la parole prononcée ouvre sur le « chemin qui a du cœur ».

Don Lucas, par rapport à l’importance de la parole et des mots, s’est penché à deux reprises pour écrire sur le sol de sa maison (qui est en terre) certains mots yaqui, tout en poursuivant son « acte de parole ».

Puis, avant de nous quitter, il a tenu à me parler de la dureté de son travail, comme celui de la coupe des roseaux ; des difficultés qu’il avait rencontrées à une certaine époque avec un employé de la banque qui lui avait fait perdre toute une saison, pour des raisons sur lesquelles il n’a pas voulu s’attarder. Il devait faire référence aux comportements des yorim, qui par tous les moyens tentent de déposséder les Yaqui de leur terre.

Sans que je m’en rende compte, don Lucas a parlé pendant plus de trois heures, sans presque aucune interruption de ma part ; il m’a alors proposé un verre d’eau (que j’ac­ceptais) tout en me disant : « Nous avons bien parlé et partager un peu d’eau nous fera le plus grand bien ».

Dans cet échange, don Lucas m’a transmis une parole qui a délimité des unités autonomes de sens où les mots comme, « volonté, engagement, chemin », traduisaient le sentiment qu’il voulait me faire partager ; sentiment qu’il exprimait surtout par l’impor­tance qu’il accordait à la parole qui venait du cœur.

Au moment de nous dire au revoir, il a tenu à me faire l’accolade mexicaine qui consiste à prendre dans ses bras la personne tout en lui donnant deux tapes dans le dos.

Au Sonora, ce geste traduit l’estime que l’on porte à la personne que l’on serre dans ses bras, c’est-à-dire que pour un étranger, bénéficier d’une telle marque de considération, est le signe que l’on a peut-être su ouvrir son cœur à la parole de l’autre.

Notes
262.

Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., p. 64.

263.

Awonawilona est la divinité, la substance universelle, créatrice de la Terre-mère et du Soleil-père dont le souffle fait naître la vie. Enfin, le mot awona signifie « route ».

264.

Marcel Mauss, « Mythologie et organisations des Indiens Pueblo », la Revue Année sociologique, n° 11, 1910, pp. 119-133. Texte reproduit in Marcel Mauss, Oeuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Ed. de Minuit, Collection Le sens commun, 1968, pp. 73-86.

265.

Frank Waters, Le livre du Hopi, Ed. du Rocher, 1992, pp. 260-264.

266.

Wixaritari, qui signifie, par extension sémantique et symbolique, êtres humains, êtres-oiseaux, gens qui se soignent, gens qui soignent. (Cf. Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., pp. 12-13).

267.

Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., p. 64.

268.

Ibidem.

269.

« …Si era viejo el que había predicado, que ordinariamente lo son, el aplauso era éste : has hablado y amonestádonos muy bien, mi abuelo, yo tengo un mismo corazón con el tuyo. Si era viejo el que daba el parabién, decía : mi hermano mayor o menor, mi corazón siente y dice lo que tú has dicho, y vuelven a convidarlo con otro brindis y cañita de tabaco… », Andrés Pérez de Ribas, tomo 2, op. cit., p. 141.