La limite imposée

Dès les premiers rayons de soleil, j’ai pu observer certains détails qui avaient échappé à mon regard d’observateur pendant cette nuit de veille. Par exemple, je ne me suis pas rendu compte, qu’au pied d’une croix en bois (à cinq mètres de la Ramada) planté dans le sol, étaient également plantés cinq « bâtons de pouvoir » 343 avec un tambour posé à côté.

Les bâtons représentent l’autorité des Cobanahua et le tambour est lui aussi un symbole de leur autorité. Ce tambour est construit sur le même modèle que celui du Tamp’aleo. Dans la communauté yaqui nous avons ainsi un seul modèle de tambour qui remplit cinq fonctions différentes :

Le tambour des guerriers-Coyotes, avec sa double fonction de convoquer les guerriers-Coyotes et d’accompagner leur danse.

Le tambour des Pajkoola, qui reproduit les innombrables sonorités de la nature.

Le tambour des Chapayecam, qui accompagne le Lamento de la Waehma mais qui n’a pas de fonction musicale. Il est un peu plus grand que les autres, ce qui lui donne une sonorité plus grave.

Le tambour des Matachinim, pour convoquer les danseurs. Ce tambour n’intervient pas, comme instrument, dans l’interprétation des danses.

Le tambour des Autorités, qui se trouve à la Comunila à la disposition des Autorités civiles et militaires 344 . Il remplit diverses fonctions dont celle d’annoncer les trois temps importants de la journée : l’aube, le midi et le crépuscule.

Andrés Pérez de Ribas, dans son ouvrage sur les nations du Sonora et plus précisément celle des Yaqui, signale que ces derniers se préparaient à la guerre à l’appel des roulements de grands tambours que l’on pouvait entendre sur plus d’une lieue 345 .

Le professeur Sandomingo, à propos du tambour, fait référence à ce je pourrais appeler le langage du tambour, c’est-à-dire que les Yo’emem pouvaient comprendre, par le roulement du tambour, le message que celui-ci transmettait. Par exemple, au cours des affrontements guerriers le tambour pouvait commander soit l’attaque, le retrait, la dispersion, la concentration ou l’évacuation des blessés 346 .

Après avoir passé toute la journée et toute la nuit du samedi à assister au déroulement du Pahko, je dois avouer qu’un nombre important de détails, de comportement, d’actes, me sont restés inconnus ; Il y a des choses que je ne peux pas rapporter, car je ne les ai même pas appréhendées.

Le roulement du tambour, celui des Autorités, s’est alors fait entendre. Il annonçait, par son langage, la reprise du Pahko. Les Pajkoola, debout devant la Ramada, étaient déjà en place. Les Chapayecam eux aussi avaient remis leurs masque et s’apprêtaient à participer au jeu du « panal ». Mais avant que ne débute le jeu, le Pajkoola mayor a refait « acte de parole ». Dans l’expression de ce salut (le alla’éwame) le Pajkoola mayor s’adresse aux membres de sa communauté et commence par ses mots :

« Dios enaniabu,

Achaim, Malam, Ankelitom,

Sime baatora inim aneme… » 347 .

Le langage qu’emploie le Pajkoola mayor, se situe alors sur un niveau de langue des plus raffinés. Il s’adresse à la communauté et aux Autorités dans un « acte de parole » et il défend la mémoire de leur tradition ainsi que celle de leurs ancêtres et tout ce que les Yaqui doivent respecter.

Le jeu du « panal » est une sorte de course-poursuite entre les Pajkoola et les Chapayecam. Les premiers tentent de prendre possession du « panal ». Les seconds montent la garde devant l’arbre pour empêcher les Pajkoola de s’en emparer. Dans ce jeu, les Pajkoola ne connaissent pas toujours le lieu exact où se trouve le « panal ». Pour localiser l’endroit, ils font semblant de fumer du tabac ou de la marihuana, dont la fumée leur apporte la vision nécessaire pour situer la cachette du « panal ».

Comme la grande majorité des actes rituels des Yaqui, le jeu s’est déroulé sur un temps extrêmement long pour des personnes qui avaient dansé toute la nuit et qui avaient à peine dormi une heure. J’ai alors remarqué l’extrême fatigue du « passeur » 348 et je sentais bien qu’il n’attendait qu’une chose, que cette course-poursuite se termine enfin.

D’ailleurs, sa participation au jeu n’était pas aussi active que celle des autres Pajkoola. Finalement, les Pajkoola ont réussi à voler le « panal » aux Chapayecam qui, par la gestuelle qui les caractérise (ils agissent comme des créatures désorientées), n’ont pas pu s’opposer à la fuite des Pajkoola. Puis, les Pajkoola ont fait semblant de manger le miel et le jeu a pris fin.

Ce jeu marque le retrait définitif des Pajkoola et du Maáso (qui n’a pas pris part au jeu du « panal ») de la célébration du Pahko. Pour eux le temps est enfin venu de prendre un repos bien mérité.

A partir de cet instant les Chapayecam ont repris leur pantomime et dans une interprétation assez libre (sous le regard de toute l’assistance devant la Ramada) ont singé les danses des Pajkoola et du Maáso ainsi que la façon de jouer de leurs musiciens.

Avec ses cutam, un Chapayeca faisait semblant de jouer du violon tandis qu’un autre, très maladroitement, tentait d’imiter las « mulansas » des Pajkoola.

Les Chapayecam, par cette mise en scène des actes rituels des Pajkoola et du Maáso, ont une nouvelle fois démontré toute la puissance comique et scénographique de leur représentation. Cette pantomime a été du meilleur effet comique et j’ai pu apprécier, encore une fois, le sens de l’humour des Yaqui. Pour clore la pantomime, les Chapayecam ont disposé sur le sol des peluches et des poupées, avec une petite soucoupe entre les mains. Les spectateurs ont lancé ou déposé des pièces dans les soucoupes, pour inviter les Chapayecam à poursuivre leurs bouffonneries.

A la fin de leur représentation tout le monde s’est dispersé et je me suis retrouvé tout seul devant la Ramada. Huírivis venait, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, de plonger dans cette atmosphère de village fantôme qui m’a accompagné jusqu’à la fin de mon séjour.

L’ensemble de la Kohtumbre, en fait, s’est dirigée vers l’église pour célébrer la messe. J’ai hésité un moment avant de rejoindre le cortège. De quelle façon pouvais-je me join­dre à la cérémonie sans commettre un impair ?

Le cortège était organisé selon une hiérarchie rigoureuse. En tête du cortège marchait le Pilate mayor. Puis venait, les Maejtom, les Kiyohteim, les Kopariam, la Anhelwarda 349 , les Kabayum encadrés par trois files de chaque côté et dans l’ordre suivant : les Chapayecam, les Soldats de Rome et les Autorités, eux aussi rangés selon leur grade.

Finalement, j’ai décidé de me placer derrière le dernier homme de la file des Autorités ; je me suis ainsi placé le plus loin possible du cadre sacré de la procession 350 .

La messe a duré très longtemps ; quand je me suis retiré, vers quatre heures de l’après-midi, elle n’était pas encore finie. En revenant sur mes pas, je me suis arrêté devant la Guardia, où se réunit la Comunila, pour m’allonger sur un banc et dormir un peu.

Le bruit d’un camion et les voix de ses occupants, des militaires, m’ont réveillé. A partir de ce que j’ai pu entendre de la discussion entre les Autorités yaqui et les militaires, ces derniers venaient de retrouver l’avionnette qui transportait la drogue et ils se sont arrêtés pour en rendre compte aux Autorités de Huírivis.

Ensuite, j’ai essayé de localiser la petite maison que le Maejto Alfonso avait mise à la disposition du « passeur ». Quand je suis rentré, dans ce qui n’était qu’une pièce poussiéreuse, le « passeur » était allongé sur un « catre », un lit de camp. Je lui ai demandé comment il se sentait. Le son de sa voix m’a indiqué que son état n’était pas des plus encourageants.

J’interromps ici ce récit 351 , car le poursuivre provoquerait un déséquilibre avec le dispositif méthodologique de mon étude. Mon séjour à Huírivis, à lui tout seul, insère une unité de sens qui pourrait très bien faire l’objet d’une étude à part. Le comportement des Yaqui, leurs actes, leurs silences, mais aussi leur appréciation des signes extérieurs, leur évaluation des formes étrangères à leur communauté, sont autant d’indicateurs du particularisme identitaire yaqui qu’il m’est impossible de restituer en quelques lignes. J’ai appris à avoir froid, à avoir faim, mais rien de comparable avec ce que les hommes de la communauté yaqui endurent depuis des générations et des générations. J’ai pu apprécier, par exemple, le prix de la liberté, du respect de l’autre dans l’attitude du Tamp’aleo qui les jours suivants, à chaque fois que je l’ai croisé n’a jamais répondu à mon salut. Ce que j’avais pris, dans un premier temps, pour une marque de mépris, était au contraire une manifestation de la liberté que cet homme m’a octroyée.

J’étais libre d’être là où je me trouvais, tout comme lui, qui est un yaqui, était libre de ne pas me saluer. Sans mépris et sans haine, il me donnait une leçon sur le véritable sens du respect de l’autre, c’est-à-dire que le monde que j’introduisais, par ma présence, ne pouvait en aucun cas lui être imposé.

L’arrivée de Volker Schüler-Will, six jours après, a donné le signal de notre départ. Prenant acte de l’état de santé du « passeur » il a forcé ce dernier à revenir à Hermosillo. Sur le moment je m’en suis voulu de ne pas avoir mieux apprécié la gravité de l’état de santé du « passeur » ; trop obnubilé par mon travail d’enquête, je n’avais pas su réagir avec intelligence. Et, sur le moment, je me suis plus inquiété du fait de ne pas pouvoir assister aux cérémonies du samedi Saint et du dimanche de Pâques, que de l’ur­gence de partir pour Hermosillo.

Je sais que le Mtro. Carlos Silva ne m’a pas tenu rigueur de cet incident et à même reconnu que cela avait vraiment été dommage d’avoir manqué la fin de la Waehma.

Aujourd’hui, je lui exprime encore une fois ma reconnaissance pour m’avoir donné la possibilité d’appréhender, par mon propre « camino », le monde intrinsèque de la communauté yaqui.

Notes
343.

Cf. 2ème partie et 3ème partie.

344.

Leticia Varela, La música en al vida de los Yaquis, op. cit., p. 102.

345.

Ibid., p. 103.

346.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 271.

347.

« Que Dieu vous protège,

Pères, Mères, Enfants,

Toutes les personnes ici présentes… ». Traduction du yaqui à l’espagnol par Manuel Carlos Silva.

348.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva ne savait pas encore qu’il avait contracté une maladie virale.

349.

Les enfants qui ont pour rôle de personnifier les Anges.

350.

Le même dispositif est mis en place pour effectuer le Konti Vo’oo, qui représente le Via Crucis, le « chemin de Croix ». Le terme Konti Vo’oo est traduit par « chemin » et introduit à nouveau la valeur symbolique que les Yaqui attribuent à cette notion de chemin.

351.

Cette première partie, par l’orientation donnée au récit, dispose les éléments qui m’ont permis de construire le travail de réflexion proposé dans la deuxième et troisième partie. J’ai essayé de rendre compte du particularisme yaqui pour mieux restituer le regard que les Yaqui (et les Amérindiens en général) portent sur la réalité du monde et sur le pouvoir des mots, de la parole, de la langue, c’est-à-dire de la tradition orale.