Doña María Matuz

Doña María Matuz est une femme qui doit avoir une soixantaine d’années ou un peu plus, avec de longs cheveux noirs tressés, le regard vif et profond. Elle vit à Casas Blancas, une localité qui se trouve à cinq kilomètres de Vicam Estación, sur la route qui mène à Vicam Pueblo. La maison de la guérisseuse est clôturée par des roseaux attachés avec du fil de fer barbelé dont l’entrée ouvre sur un patio assez ample où sont disposés des bancs et quelques chaises pour accueillir les patients. La première chose qui a attiré mon attention, en pénétrant dans la cour intérieure, c’est la disposition ingénieuse de quatre ou cinq petits arbres dont l’enchevêtrement serré du branchage, à moins de deux mètres du sol, ne laissait filtrer aucun rayon de soleil. Ainsi, l’ombre et la fraîcheur du patio rendaient l’attente agréable. Le vendredi matin, vers 9h00 du matin, je me suis présenté chez doña María Matuz. Je n’ai pas choisi ce jour par hasard car, d’après les indications communiquées par Crescencio Buitimea, le mardi et le vendredi sont les jours pendant lesquels la guérisseuse reçoit en consultation.

Dans la médecine traditionnelle, au Mexique, le mardi et le vendredi sont considérés comme des jours chargés d’énergie pendant lesquels se manifestent les « spectres malfaisants » 354 . Alfredo López Austin précise, d’ailleurs, que ce sont des jours qui obéissent à la division du cosmos avec ses polarités complémentaires et dont la symétrie des forces, froides et chaudes, permet l’équilibre de l’être humain. Ainsi, « l’être humain concevait sa propre nature comme une composition instable dont l’idéal était le parfait équilibre. Santé et maladie, tranquillité et inquiétude, harmonie et désordre, sagesse et folie, piété et impiété, devenaient des paires d’états corrélatifs. L’effort de l’individu le menait à l’harmonie avec le cosmos ; sa déviance à l’anormalité, à la souffrance, au non-lieu » 355 . Dans la division du temps, le mardi et le vendredi appartiennent alors à la polarité du chaud et sont propices pour manipuler le surnaturel ; durant ces deux jours les sorcières sont très puissantes.

La complémentarité des forces en opposition traduit, dans le cas de doña María Matuz, une maîtrise des forces surnaturelles qui lui donne la capacité de recevoir ses patients les deux jours 356 les plus saturés par les puissances de la « surnature ».

D’après les propos de José Antonio Mejía Muñoz 357 , doña María Matuz a été initiée en rêve, à l’âge de dix ans, par des prophètes qui l’ont fait voyager dans la Sierra, sur des pics montagneux, sous la terre, dans l’eau, etc., et qui lui ont aussi appris les propriétés de certaines plantes. Pour doña María Matuz, sa connaissance est un don, un pouvoir que les prophètes (qui ressemblaient à San Jorge) 358 par la grâce de dieu lui ont octroyé.

Elle a aussi une entière confiance en Jesús Torres Castañeda, Evêque de Ciudad Obregón, assassiné dans les années 60 dans la Sierra de Durango. Son portrait, toujours selon José Antonio Mejía Muñoz, est suspendu dans une pièce juste à côté de la salle de soins. Enfin, doña María Matuz, avant de recevoir les patients, prend un bain pour que son corps et son âme soient débarrassés de toutes les impuretés, puis elle s’habille avec des vêtements propres et blancs tout en récitant une prière que José Antonio Mejía Muñoz appelle les « doce palabras » 359 , les douze mots ou paroles.

Quand je suis arrivé à la maison de la guérisseuse, il y avait déjà beaucoup de personnes qui attendaient leur tour. J’ai dû patienter plus de deux heures, dans le patio, avant que mon tour n’arrive. Doña María Matuz ne parle pas espagnol ou très peu et c’est une jeune femme yaqui (sa fille, peut-être), assise derrière un pupitre, qui m’a adressé en premier la parole. Son rôle est de servir d’interprète et de secrétaire à doña María Matuz. La première pièce où j’ai pris place sert de bureau d’accueil dans lequel le patient fait part de ses problèmes de santé. Pendant l’entretien, la guérisseuse s’est placée ou plutôt assise sur ma gauche, dos à la porte d’entrée, tandis que la jeune femme yaqui, toujours à son pupitre, se trouvait en face de moi. Sur les murs de cette première pièce étaient suspendus différents portraits ou icônes ; juste devant moi, au-dessus de la tête de la jeune femme yaqui, une image pieuse de la Vierge et un peu plus sur ma gauche, au dessus de la traverse d’une porte qui donnait, sur ce que je pourrais appeler la salle de soins, un portrait du Christ. Pour les autres images, mon souvenir est vraiment trop vague pour que je puisse, avec certitude, les décrire.

La jeune femme yaqui m’a alors traduit la première question posée par la guérisseuse. Elle voulait savoir d’où je venais et les raisons de ma présence sur le territoire yaqui. Je lui ai répondu franchement que j’étais étudiant et que je réalisais une étude sur la tradition orale des Yaqui. Sa curiosité satisfaite, elle m’a demandé, toujours par le biais de l’interprète, quels étaient mes problèmes de santé. La jeune femme yaqui tout en traduisant mes propos a noté sur un cahier, je crois, les indications symptomatiques que je lui ai données. M’ayant écouté, ou plutôt ayant écouté l’interprète avec attention, doña María Matuz s’est levée pour venir se placer derrière moi. Elle a alors posé sa main gauche, me semble-t-il, d’abord sur mon épaule gauche puis sur mon épaule droite tout en prononçant une sorte d’incantation. Elle m’a touché la tête et palpé délicatement trois fois la nuque. Elle m’a enfin pris la main gauche. Pendant ces différentes manipulations, la guérisseuse a poursuivi son incantation presque imperceptible, c’est-à-dire un flot de paroles rythmées qui a accompagné ses mouvements.

Ensuite, s’adressant en yaqui à l’interprète elle m’a fait dire que mes problèmes de santé étaient dus à un mauvais sort que l’on m’avait jeté ; un « sii bóri », un « mal puesto » comme ils le nomment en espagnol. La guérisseuse m’a alors proposé de me faire une « limpia » 360 , une sorte de purification qui permet au guérisseur de résorber le mal. Doña María Matuz m’a alors invité à passer dans l’autre pièce, celle que j’ai appelée la salle de soins. Dans cette pièce était disposé un « catre » 361 sur lequel je me suis, dans un premier temps, assis. Juste en face de moi un autel que mon souvenir ne permet pas de décrire avec précision. J’ai tout de même remarqué qu’il y avait plusieurs petits lampions, des petites fioles, des bougies allumées, et aussi des plantes et des objets divers. Il y avait enfin différentes images de Saints que l’observateur attentif José Antonio Mejía Muñoz décrit comme Jésus Christ, la Virgen del Camino, la Virgen de Guadalupe 362 , etc.

Doña María Matuz s’est d’abord installée devant l’autel sur lequel, je n’en suis pas très sûr, elle a pris un flacon avec lequel elle s’est aspergé les mains. Pendant cette opération elle me tournait le dos et je suis resté assis sur le « catre ». Puis la guérisseuse s’est tournée vers moi, a posé le bout de ses doigts sur ma tête, mes épaules, mon torse et a prononcé quelques mots inaudibles faisant plusieurs fois le signe de croix, mais aussi une série de gestes et de mouvements. Ensuite, je me suis allongé sur le « catre » avec le torse nu et la guérisseuse, les mains imbibées d’un liquide à forte odeur, m’a massé tout en récitant une incantation que les guérisseurs appellent les « doce palabras torneadas » 363 , les douze mots inversés, tournés ou torsadés, qui viennent, comme je l’ai déjà mentionné, perforer le corps pour rétablir l’équilibre entre les doubles polarités du cosmos.

Les informateurs consultés à ce propos, par les enquêteurs des organismes officiels (INI, IMSS, SSA, etc.), disent qu’il s’agit d’une incantation secrète et magique que les guérisseurs ne veulent pas révéler. La particularité de cette incantation, avec ses paroles inversées, participe de ce même langage secret que seul les « Sages » peuvent comprendre et que les Nahua appellent nahuatlatolli.

Après la « limpia », doña María Matuz m’a refait passer dans l’autre pièce où attendait la jeune femme yaqui. Elle m’a prescrit plusieurs remèdes que je devais prendre pendant quinze jours. Une poudre blanchâtre à prendre dans un verre d’eau, un petit flacon en plastique rempli d’un liquide jaunâtre avec lequel je devais me frictionner et enfin une bonbonne en plastique de cinq litres contenant une infusion que je devais boire matin, midi et soir, pendant toute la durée du traitement. La visite terminée, je suis reparti à Vicam Estación pour prendre le bus en direction d’Hermosillo.

Notes
354.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, 1994, p. 252.

355.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 318.

356.

Le mardi et le vendredi sont des jours à la fois maléfiques et bénéfiques. Ainsi, une personne a plus de possibilités de subir les agressions des agents pathogènes les jours que je viens de mentionner. Même si cela semble contradictoire, le mardi et le vendredi sont aussi les jours les plus propices pour réaliser, avec succès, les rituels thérapeutiques de guérison. (Cf. INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 585).

Les habitants de Santiago Yancuictlalpan, Puebla, considèrent que les enfants qui naissent dans la nuit du mardi ou du vendredi sont des individus qui possèdent une « ombre très forte », individus qui deviendront soit des guérisseurs soit des sorciers. (Cf. INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, 1994, p. 170).

Enfin, toujours selon les Nahua de la Sierra Nord de Puebla, les nanahualtin (pluriel de nahualli) naissent un mardi ou un vendredi de pleine lune. (Cf. INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 615).

357.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., pp. 53-57.

358.

Ibid., p. 56.

359.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 54.

360.

« Limpia », vient du verbe « limpiar » qui veut dire nettoyer.

361.

Lit de camp en bois et en fibre de ixtle.

362.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 53.

363.

Invocation secrète et magique des guérisseurs yaqui.