Un monde magico-religieux

Dans la communauté yaqui, la médecine traditionnelle répond à une conception naturelle et magico-religieuse des facteurs étiologiques de la maladie et de la mort. Ainsi, les agents pathogènes responsables des déséquilibres organiques et corporels chez les individus proviennent autant du domaine « naturel, psycho-religieux que surnaturel » 364 . La propriété de la médecine traditionnelle yaqui cherche alors à rétablir l’équilibre des individus avec les divinités, les esprits, la nature, les autres membres de la communauté 365 , etc., qui seraient à l’origine du dérèglement physiologique. Dès lors, comme le souligne Aguirre Beltrán, le trait dominant de la médecine traditionnelle dans la plupart des communautés amérindiennes du Mexique, comme chez les Yaqui, se trouve imbriqué dans un climat mystique qui participe autant des pouvoirs du guérisseur que du caractère magico-religieux de la maladie. La croyance « dans une étiologie fondée sur la peur del hechizo , de l’ensorcellement, révèle la présence d’une grande anxiété et d’une véritable hostilité entre les membres d’un même groupe… » 366 . Et, pour réduire cette anxiété, cette hostilité, le thérapeute yaqui tente de restituer l’équilibre de l’organisme par le biais de rites et de médicaments qui correspondent le mieux aux agents pathogènes.

Enfin, il existe une autre modalité pour récupérer son équilibre, celle qui consiste à faire une promesse, une « manda », à l’une des confréries de la communauté yaqui pour devenir, par exemple, Matachinim. La durée de la « manda » est de trois ans minimum et de toute la vie s’il s’agit d’une pathologie grave. Ce procédé a pour autre objectif de favoriser aussi, auprès des membres de la communauté yaqui, ce que Héctor Antonio Ochoa Robles a défini sous le terme de « internalización » 367 , c’est-à-dire la manière dont l’individu s’imprègne des normes culturelles qui fondent sa communauté. Cette imprégnation 368 s’exprime également dans le phénomène du « tona » ou de « l’animal-tona » 369 , esprit gardien et protecteur de l’individu avec lequel, d’après les différentes sources 370 , il partage le même destin. Le tonalisme, pour reprendre le concept en vigueur, c’est, selon Aguirre Beltrán, la « représentation du lien mystique entre l’homme et l’animal » 371 . Ainsi, dans le tonalisme, il s’agit de la relation « des actions exercées sur l’animal-tona et de leurs répercussions sur l’homme-tona  » 372 , mais en aucun cas de la perte de la forme humaine et de la métamorphose propre au nahualisme. Le double animal ou animal-tona apparaît également, dans les communautés amérindiennes du Mexique, comme un substitut de l’image du père jusqu’à ce que l’enfant, dans sa relation de lien mystique et de dépendance avec son gardien-protecteur, soit pris en charge par le père. Le père, en tant que gardien-protecteur, intervient alors auprès de l’enfant pour favoriser sa « soci­alisation » 373 et maintenir, par la « relation de dépendance entre l’individu et sa société, … les valeurs et sanctions traditionnelles du groupe » 374 .

Chez les Yaqui, dès que le jeune garçon est en âge de participer aux cérémonies et aux rites religieux de la communauté, le père assume sa fonction de gardien-protecteur pour favoriser la « socialisation » de l’enfant. Les activités de la chasse et de la pêche servent également d’élément opérateur pour que l’enfant s’imprègne de la norme sociale. Ainsi, la « internalización » de l’autorité (celle du père ou de « l’animal-tona », le gardien-protecteur), pour reprendre le terme utilisé par Héctor Antonio Ochoa Robles, maintient et fortifie, pour les Yaqui, le respect des valeurs communautaires afin que le groupe assure de cette manière sa pérennité et son équilibre. Enfin, dans la communauté yaqui, la « internalización » de certains animaux sauvages 375 s’inscrit dans cette même exigence de préserver, avant tout, le lien mystique qui relie l’individu aux animaux du huya aniya, au monde du « culte à la Montagne » 376  ; le binôme du huya aniya/yo aniya se manifeste alors pour valider la relation « d’imprégnience » entre les deux formes d’altérité.

La pensée naturelle et magico-religieuse des Yaqui, par la réciprocité des liens entre le monde naturel et le monde surnaturel, reconnaît un univers peuplé d’esprits 377 parmi lesquels ceux des animaux ont joué un rôle fondamental. Et, à ce propos, il faut considérer la fonction des animaux comme l’un des éléments moteurs à l’origine de la formation de l’identité yaqui. Ainsi, les animaux ont appris aux Yaqui à dominer la nature 378 , c’est-à-dire des animaux qui ont défini les normes de conduite, les enseignements et les préceptes pour instruire les Yaqui dans l’existence du huya aniya/yo aniya et la maîtrise des « arts magiques » 379 . D’ailleurs, d’après une légende yaqui, ce sont deux cerfs qui ont donné leur identité aux Yaqui, à ceux qui en réalité se nomment Yo’eme. Les deux cerfs ont vu un homme et ils l’ont appelé « yebuku yoleme » parce que « Yo’eme est une personne » 380 . Dans la recherche de l’interaction entre le monde tangible et intangible, entre le huya aniya et le yo aniya, il faut concevoir que pour les Yaqui l’esprit de la nature se manifeste dans la dualité du monde en présence.

La médecine traditionnelle yaqui, dans sa relation avec les forces en opposition, avec les polarités équilibre-déséquilibre et le système de santé-maladie, s’organise sur un niveau d’interférence identique pour rétablir, auprès des individus, l’harmonie avec la « nature, la société et les divinités » 381 . Par exemple, chez les Yaqui, l’opposition entre le jitebií, « guérisseur » ( curandero , en espagnol), et celui qui constitue son antonyme, le moreakame ou yeé sisíbome, « sorcier » 382 ( brujo , en espagnol), traduit la polarité du processus de guérison. La restitution des équilibres, mais sur un niveau moins tranché de bipolarité, se manifeste aussi par la diversité de thérapeutes et de spécialistes que les Yaqui consultent ordinairement. Nous avons les usim yeu kechame, « sages femmes » ( parteras , en espagnol), les yeewikeme, « masseurs » ( sobadores , en espagnol), les jua jitoareo, « herboristes » ( hierberos , en espagnol), les siliktiam wiikeme que l’on peut traduire en français par « rebouteux » ( hueseros , en espagnol), mais aussi les « espiri­tuales » et les « espiritistas », sur lesquels j’avoue détenir trop peu d’informations pour pouvoir définir avec exactitude leur spécialité.

Il existe encore, d’après les informations récoltées, un autre type d’individu, possédant des pouvoirs spéciaux et magiques qui, dans la communauté yaqui, est appelé El Juan. Le Juan est surtout sollicité pour des accouchements difficiles et prolongés. Son intervention consiste à stimuler la sortie du placenta en exerçant une pression sur le ventre de la parturiente avec son pied gauche, lequel en même temps dessine une croix. La tradition orale yaqui fait également allusion, dans un mythe intitulé El origen del Venado 383 , à un sorcier très puissant appelé Juan el Brujo. Ce sorcier vivait au pays des Surem. Dans ses guérisons et ses prédictions il ne se trompait jamais. Juan el Brujo était un sorcier respecté et admiré. Mais, un jour, un homme miséreux et malade s’est présenté chez Juan el Brujo pour se faire soigner. Le sorcier imbu de son prestige et de sa réussite a catégoriquement refusé de pratiquer les soins car il ne pouvait supporter l’odeur nauséabonde du pauvre homme déguenillé. Et, devant l’insistance du misérable, Juan el Brujo s’est mis à courir pour se réfugier dans la montagne et disparaître à tout jamais.

Juan el Brujo ne savait pas que l’homme misérable lui avait lancé un châtiment divin car en réalité c’était Dieu qui était venu éprouver, par son aspect misérable, la mansuétude du respectable sorcier. Depuis ce triste jour, Juan el Brujo n’est plus réapparu. Par contre, celui qui s’est alors manifesté a été un animal étrange, aux grands yeux brillants, le pelage luisant et se méfiant des hommes. C’était le Venado qui aujourd’hui encore se réincarne dans le danseur Cerf.

Il subsiste, dans la tradition orale yaqui, d’autres récits qui font référence à un sorcier dénommé Juan et dont les pouvoirs sont très impressionnants. Ce sorcier est capable de se transformer en coyote, parce qu’il possède le moream. Il a le pouvoir d’annuler un envoûtement, c’est-à-dire de faire redescendre, grâce à un rituel très complexe, le jiak biba, le « cigarrillo volador » 384 , que d’autres sorciers utilisent pour se déplacer et envoyer des sortilèges 385 .

La persistance de la médecine traditionnelle yaqui, par son interaction avec les autres facteurs de l’identité culturelle, cherche à protéger la cohésion sociale du groupe. Ainsi, pour José Antonio Mejía Muñoz, l’interaction entre les facteurs de l’identité culturelle, le religieux et le politique, par exemple, est également tributaire du milieu naturel (huya aniya/yo aniya), parce que les facteurs cités représentent un élément fondamental pour garantir l’unité et l’organisation de la communauté yaqui.

Les Autorités religieuses (Temahtim) et les Autorités civiles (Kobanaom) sont d’ailleurs très attentives au respect et à la protection des pratiques curatives des guérisseurs yaqui. L’appui et l’approbation qu’ils reçoivent, de la part de l’Autorité yaqui, sont dans la plupart des cas illimités car les guérisseurs contribuent au maintien de la tradition de la culture yaqui. A ce propos, il semblerait que les observations de Andrés Pérez de Ribas, stigmatisant ce qu’il a appelé une « Cátedra de Hechiceros » 386 , avaient déjà repéré la fonction manifeste des sorciers auprès des membres de leur communauté. Les procédés curatifs des guérisseurs se manifestaient donc comme partie « intégrante du système de croyance et des pratiques religieuses » 387 reconnues par les membres d’un même groupe.

Le guérisseur yaqui est le dépositaire d’une connaissance ancestrale, d’un pouvoir magique et surtout d’un don divin qui impliquent des notions d’échange et de réciprocité. C’est un individu considéré très souvent comme sacré auquel on attribue une double fonction. Il peut tout aussi bien soigner que provoquer le mal. Par exemple, comme l’écrit Héctor Antonio Ochoa Robles, le guérisseur « obtient la cohésion du groupe, car celui qui s’écarte des normes sanctionnées par la communauté, court le risque de subir le châtiment-maladie que le guérisseur a le pouvoir de lui envoyer » 388 . Aucun membre de la tribu ne prend d’ailleurs le risque de se plaindre ou de dire du mal des guérisseurs. Si le cas se présente, la Comunila (Garde traditionnelle) fait jouer son autorité et invite le médisant ou le plaignant à respecter le guérisseur incriminé en lui faisant remarquer que ce dernier contribue à l’équilibre et au bien être de la communauté. D’ailleurs, le malade qui refuse de remplir la « manda » que le guérisseur lui a imposée, pour qu’il s’incorpore, par exemple, à l’une des confréries religieuses, met en danger le guérisseur lui-même. Ce dernier voit alors sa « lumière divine » 389 , comme la dénomme Doña Petra Valenzuela Anguamea, s’affaiblir et disparaître. Le guérisseur agit comme un véritable instrument de contrôle social 390 , avec le soutien de « l’Eglise et des Autorités traditionnelles » 391 , autour duquel s’articulent les facteurs de l’identité culturelle de la communauté yaqui, c’est-à-dire ceux de la nature, de la religion et du politique. Dans une certaine mesure, le guérisseur s’imbrique dans un noyau d’interrelation constituant, par le biais de la réciprocité et des interconnexions entre les différents éléments, la pérennité du système. La résistance de la communauté yaqui traduit, en réalité, la protection du système dans sa totalité et ne peut dès lors accepter une quelconque interférence extérieure. Ce qui est en jeu, pour les Yaqui, c’est la cohésion du groupe qui doit éviter à tout prix les altérations et les ingérences dans le fonctionnement de son système communautaire.

Notes
364.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 11.

365.

Ibidem.

366.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 13.

367.

Héctor Antonio Ochoa Robles s’est appuyé sur le terme anglais « internalize », qui peut se traduire en français par « intérioriser, incorporer, intégrer », pour définir son concept de la « internalización ».

368.

Cf. 2ème et 3ème partie, avec notre réflexion autour de la notion de « l’imprégnience ».

369.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., pp. 108-109.

Le terme nahuatl « tona » dérive du verbe tonalli qui reçoit plusieurs acceptions que l’on peut traduire par : « irradiation », « chaleur solaire », « jour », « signe du jour », « âme », « esprit », « ombre », etc., c’est-à-dire une force externe qui désigne « l’ombre » et le signe du jour de naissance, laquelle est souvent représentée par un animal. Le tonalli fait partie d’un système calendaire élaboré incluant la prédestination. Ainsi, le concept de « tona » met en jeu les idées de prédestination, de destin, de destinée de l’homme de la naissance à la mort associées avec un « animal-tona ».

370.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., pp. 816-819.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., pp. 223-252.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia. El proceso de aculturación en la estructura colonial, INI, SEP, México, 1980 (1963), pp. 105-114.

371.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia, op. cit., p. 106.

372.

Ibid., p. 107.

373.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., pp. 108-109.

374.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia, op. cit., p. 107.

375.

Ibidem.

376.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 244.

377.

Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, op. cit., pp. 28-31.

378.

Ibidem.

379.

Ibidem.

380.

Ibidem.

381.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 301.

382.

Je n’ai pas réussi à savoir s’il s’agissait de deux types différents de sorciers.

383.

Cf. Appendice.

384.

Cf. 2ème partie : « Les fleurs de l’esprit ».

385.

Les chamans yagua utilisent aussi des cigares-magiques soit pour guérir soit pour ensorceler. Dans la pratique chamanique, la fumée de tabac est « le chemin, la voie , rëpwiñu par laquelle les esprits se déplacent et se dirigent ». (Cf. Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua de l’Amazonie péruvienne, Genève, Ed. Georg, Collection Ethnos, 2000, p. 124-126).

386.

Une « Chaire de Sorciers ».

387.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 136.

388.

Ibidem.

389.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 92.

390.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 136.

391.

Ibidem.