Les ombres du corps

Le jitebií, pour synthétiser et redéfinir la fonction qu’il occupe au sein de la société, apparaît dès lors comme le gardien des coutumes et de la tradition médicale de sa communauté, mais aussi comme une autorité respectée qui agit en tant que contrôleur social 392 . Il a le pouvoir de sanctionner, grâce à son ambivalence 393 et avec l’assentiment de l’Autorité yaqui, les individus qui ne remplissent pas leurs obligations religieuses ou qui transgressent les normes sociales.

Les pouvoirs magiques du jitebií (mis à part celui qui a reçu le don divin) et sa capacité à soigner, dans la majorité des cas, sont dévoilés par l’apparition de saints ou d’esprits ainsi que par la « formation de figures révélatrices du pouvoir, dans la fumée des cigares rituels — macuchos — mais aussi dans l’eau et le feu… » 394 . L’apparition des différents esprits témoigne, en réalité, du pouvoir du guérisseur et de sa capacité à entrer en contact avec la « surnature ». Les esprits deviennent alors les alliés du guérisseur, des alliés dont l’ambivalence, c’est-à-dire bon et mauvais, vient conforter le pouvoir dual du jitebií. D’ailleurs, il est souhaitable pour le jitebií que celui-ci obtienne un nombre équilibré d’esprits 395 . Le nombre idéal est de dix esprits, cinq mauvais et cinq bons, avec cette particularité que les esprits en question jouent également le rôle de protecteur. Les formes utilisées par les esprits pour se manifester sont, dans la plupart des cas, animales (petits oiseaux, vers de terre, serpents, scorpions, coyotes, etc.) mais aussi parfois humaines.

Les méthodes du jitebií, pour établir le diagnostic et le pronostic 396 (auquel, dans la médecine traditionnelle yaqui, on accorde beaucoup plus d’importance), reposent sur différents critères d’appréciation. Ainsi, l’habilité du jitebií pour faire ses pronostics se situe dans son pouvoir de divination, mais encore par un état de « possession induite ou de transe mystique, qui lui permet de savoir si le malade va guérir ou mourir » 397 . Le pouvoir de divination du guérisseur yaqui se manifeste enfin par la maîtrise du rêve 398 ou par la fumée du cigare rituel, le macucho. Sur un niveau identique le regard ou plutôt le voir du guérisseur yaqui détient la capacité de pénétrer le regard ou le visage du patient pour découvrir et agir, grâce à ses quatre esprits du chemin de la lumière 399 , sur les causes du mal. A l’époque préhispanique, selon López Austin, les pouvoirs du devin-guérisseur lui donnaient la connaissance du proche et du lointain, du présent et du futur, un pouvoir qui empruntait différentes voies dont celle du rêve.

Saisir toute la subtilité de la médecine traditionnelle yaqui répond surtout à la manière dont le jitebií, pour rétablir l’équilibre du malade, appréhende les particularités physiologiques, psychiques et pathologiques qui déterminent la perception du corps dans sa consubstantialité, c’est-à-dire pour les Yaqui la chair, le sang et l’esprit. Pour les guérisseurs yaqui, le corps se compose de « sept ombres : trois de chaque côté et une au centre » 400 . L’ombre centrale reçoit plusieurs dénominations, on l’appelle Sendero de Dios, le « Chemin de Dieu », Sendal, « Sentier, Chemin », Aldilla, « Chair », Hueso 401 , « Os », c’est-à-dire l’ombre qui « enveloppe et qui protège tout le corps » 402 . Mais, en règle générale, le terme ou plutôt le trinôme qui sert le plus communément à définir l’équilibre du corps, reçoit la dénomination de Hueso-Cuerpo-Carne, « Os-Corps-Chair ».

Par exemple, lorsqu’un patient vient consulter, pour un désordre provoqué par une pathologie de nature froide, c’est-à-dire que le Hueso est froid à cause de la sortie de l’une des ombres, le jitebií se sert de la fumée du macucho (de nature chaude) pour restaurer l’équilibre du corps. Grâce à la fumée, le jitebií « mobilise ses pouvoirs et peut ainsi observer si les sept ombres sont complètes et à leur place ; dès lors, par l’action du cigare, des esprits et des anges en son pouvoir… il procède à la restitution de l’ombre perdue » 403 .

Il faut en plus préciser, pour comprendre toute la complexité du rôle joué par l’ombre centrale, que cette dernière se charge de protéger le corps ou le Hueso et qu’en réalité les sept ombres constituent une seule unité appelée aussi sept vents ou sept souffles. La double signification du concept d’ombre, sous sa dénomination de souffle, me permet de revenir sur la notion de tonalli (ombre) et sur son introduction, dès avant la naissance, dans le corps de l’être à venir 404 . Pour les Nahua, le moment de l’enfantement était décrit de la façon suivante : otipitzáloc otimamalíhuac in muchan, in Omeyocan, in chicunauhnepanyuhcan, que Josefina García Quintana traduit par : « tu as été fondu, perforé, dans ta maison, dans le lieu de la dualité, dans le lieu des neuf confluences » 405 . Mais, comme le fait remarquer Alfredo López Austin, le langage secret des guérisseurs nahua doit s’entendre avec sa double acception, avec le double sens, original, que recèle le mot pitza, « fondre », c’est-à-dire celui de « souffler ». Cela signifie que le nouveau né était insufflé par le souffle qui lui octroyait son tonalli. Dès lors, comme je l’ai déjà indiqué, le corps recevait le souffle perforant (mamali, « perforer ») que les dieux faisaient pénétrer dans l’organisme par le « movimiento de giro ».

Aujourd’hui encore, dans le cadre des pathologies de la perte de l’ombre, les guérisseurs yaqui soufflent (avec la fumée de tabac) sur la fontanelle du patient, trois fois, pour que son ombre reprenne sa place dans le corps. La médecine nahuatl actuelle connaît une utilisation du tabac et du souffle similaire car, pour les guérisseurs, la fumée et le souffle sont la « force et le pouvoir de communication avec le surnaturel » 406  ; le tabac, pour la grande majorité des amérindiens du Mexique, est la plante sacrée par excellence, une plante (Nicotiana rustica) qui nourrit les dieux et détient la capacité de mettre en fuite la mort 407 . Le souffle, pour les guérisseurs yaqui, révèle en plus une réalité que la langue espagnole permet de mieux restituer, c’est-à-dire que les mots « aliento, soplo y viento » introduisent les nuances nécessaires aux différentes fonctions ou actions du souffle. Par exemple, le « aliento » 408 , renvoie à l’esprit « principal, personnel, qui protège la vie » 409 , à la fumée du macucho symbolisant lui aussi l’esprit qui protège l’existence. D’ailleurs, le guérisseur yaqui décrit la pathologie du « aliento ido » comme l’abandon du corps par l’esprit. Le « viento » 410 renvoie, quant à lui, à l’intromission dans le corps humain d’un vent (froid) qui vient altérer l’équilibre et provoquer la maladie. Enfin, le « soplo », traduit aussi bien l’action bénéfique du souffle que celle de la fumée de tabac, mais sans oublier que le « soplo » participe également de l’ambivalence du froid/chaud 411 .

La manifestation de la vie, dans la médecine traditionnelle yaqui, apparaît aussi sous la forme d’une luminosité sur la fontanelle antérieure que les guérisseurs sont les seuls à percevoir, grâce à une technique très particulière de clignement des yeux, et qu’ils dénomment « Vela » 412 . Son intensité et sa taille permettent, entre autres, de déterminer pour l’homme sa durée de vie. D’autre part, la « Vela » c’est le Christ, c’est-à-dire la luminosité qui représente l’esprit et la dépendance de l’homme envers la lumière qui l’a fait émerger de l’obscurité 413 . Ainsi, au moment de la mort, certains Yaqui considèrent que la vie s’échappe par la tête tandis que d’autres soutiennent que ce sont les trois ombres du côté gauche qui entraînent la vie. La « Vela », c’est la substance qui illumine la vie, celle qui, pour les Nahua de Yacuictlalpan 414 , symbolise le yollotl 415 sous l’aspect d’une « Vela imaginaria » 416 , d’une bougie imaginaire, dont l’intensité, la chaleur, la luminosité, sont déterminées par Dieu. Ici, se manifeste l’idée de chaleur renforcée par le sentiment que la substance provient du ciel, la force créatrice que les Amérindiens du Mexique attribuent au soleil. Le tonalli, le yollotl, la « Vela » sont alors observés comme des entités « consubstantielles du soleil » 417 . Enfin, pour les Yaqui, mais aussi les Mixe et les Tzotzil 418 , la substance se présente sous l’apparence d’une «  vela allumée sur la strate la plus élevée du cosmos » 419 .

Le corps est une ombre mais aussi une intensité, une luminosité, que le jitebií appréhende à travers le pouvoir de la fumée de tabac et la maîtrise des incantations, parfois secrètes, qu’il prononce. Par ses mouvements (le langage corporel), ses paroles (le discours rituel), le jitebií, pour lutter contre les différentes pathologies, cherche à rétablir l’équilibre entre l’esprit et le Hueso (le corps), entre la double polarité du froid/chaud, de l’interne/externe et de la vie/mort. L’altération des principes énoncés (l’esprit contre le corps, le froid contre le chaud) 420 détermine toute la spécificité des éléments en opposition, c’est-à-dire que le corps est une dualité dont l’harmonie se révèle dans la bipolarité et l’équilibre des forces en présence. Dès lors, ce qui pourrait se révéler comme antinomique définit, en réalité, l’unité du corps dans sa double nature. Par exemple, les Nahua appréhendent le corps, ou plutôt le tonalli-ombre, de la même façon, c’est-à-dire dans l’équilibre de sa dualité. Ainsi, le tonalli est une « entité chaude, une luminosité, qui est consubstantielle du soleil ; par contre l’ombre est de nature froide et opaque, des attributs qui sont propres à la terre » 421 . Pour les guérisseurs yaqui, la double nature du Hueso, comme je l’ai indiqué, se manifeste de la même manière par la présence de la « Vela », pour sa qualité chaude, et de l’ombre, pour sa nature froide.

Le système de santé-maladie, entre les mains des guérisseurs yaqui, est donc indissociable de la réalité culturelle vécue par les membres de cette communauté et confirme la coalescence de l’Autorité autour de la socialisation des individus dans le respect des normes édictées, mais aussi de la parole des ancêtres, de la nature et de la « surnature ». Dans la communauté yaqui, les individus défendent, par le statut et le rôle qui leur sont attribués, les facteurs de la cohésion sociale ainsi que la pérennité de la parole ancestrale qui élaborent, pour chaque individu, son « imprégnience » avec le monde de la réalité et de la sur-réalité, c’est-à-dire sa relation de dépendance avec le huya aniya/yo aniya. Les Yaqui, comme un grand nombre d’Amérindiens du Mexique, ne connaissent pas la séparation entre le « métaphysique et le physique, le divin et l’humain, entre la vie et la mort, mais au contraire, un continuum et une dépendance réciproque entre l’homme et le monde phénoménal… » 422 .

Ainsi, la persistance de la médecine traditionnelle yaqui, au sein de cette communauté, traduit l’existence d’une autre façon de voir et de penser 423 le monde (les relations de parenté, le statut de l’individu, les formes naturelles et surnaturelles du huya aniya, etc.). Il s’agit, sans aucun doute, de l’expression de la cosmovision yaqui, par la présence de la nature et de la « surnature », qui est intimement entrelacée avec les autres « facteurs de l’identité culturelle pour préserver la cohésion sociale de la Tribu Yaqui » 424 . José Antonio Mejía Muñoz, dans son travail sur la médecine traditionnelle yaqui, signale cet entrelacement autour du système de santé-maladie, lequel système tient à favoriser les pratiques médicinales qui ont été déterminées par un certain nombre de croyances. Aujourd’hui encore, l’interdépendance entre l’homme et la nature 425 est définie par la valeur symbolique et rituelle que les guérisseurs yaqui attribuent au binôme plante-animal 426 , et surtout aux interactions qui ont, à partir du binôme cité, élaboré le trinôme de l’homme-plante-animal 427 . Le monde de la médecine traditionnelle yaqui ouvre sur une réalité que les jitebií, ainsi que les autres membres de la communauté, appréhendent et interprètent selon les éléments de signification capables de garantir l’unité autour de la nature/surna­ture, du politique/religieux et de l’individu/groupe.

Malgré les difficultés éprouvées pour observer le monde de la médecine traditionnelle yaqui, j’ai voulu, surtout grâce aux travaux de Héctor Antonio Ochoa Robles et de José Mejía Antonio Muñoz, mais aussi à partir de ma propre expérience, apporter quelques éléments de réflexion qui, dans la deuxième et la troisième parties, m’ont permis de situer les niveaux d’analyse de mon travail de recherche. Je me suis donc attaché à rendre compte de ce qui, dans mon propre regard, m’a confronté à un particularisme identitaire dont le but est de défendre l’unité, l’organisation et la cohésion sociale du Peuple Yaqui.

Enfin, de mon expérience auprès des guérisseurs yaqui, je ne retiendrais que ces deux mots de doña María Matuz : « mala suerte ».

Notes
392.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, op. cit., pp. 303-308.

393.

La dualité ou la bipolarité du guérisseur renvoie à « l’ambivalence profonde de la surnature ». (Cf. Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Ed. Flammarion, 1999, p. 308).

Pour les Yagua, le chaman incarne l’équilibre du monde par son ambivalence. (Cf. Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua de l’Amazonie péruvienne, op. cit., p. 76).

394.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 121.

395.

Dans le monde surnaturel des jitebií on dénombre au moins 290 esprits ou saints.

396.

La médecine azteca, selon Aguirre Beltrán, accordait elle aussi beaucoup plus d’importance au pronostic qu’au diagnostic. Le devin, appelé en nahuatl tonalpouhque, grâce à une technique très élaborée et par la consultation du tonalámatl, le « livre des destins » inventé par Quetzalcóatl, prédisait l’avenir. (Cf. Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia, op. cit., pp. 40-48).

397.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 119.

398.

Chez les Nahua, d’après Aguirre Beltrán et Mercedes de la Garza, le devin qui élaborait son art divinatoire sur l’interprétation des rêves et le temicámatl, « livre des rêves », était appelé temiquiximati, « celui qui connaît les rêves », ou teminamictiani, « l’interprète des rêves ».

399.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 49.

400.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 124.

401.

Cf. 2ème et 3ème partie, à propos de la création de l’homme, avec les os du Mictlan, par Quetzalcóatl et Quilaztli.

402.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 124.

403.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., p. 558.

404.

Pour les Nahua, l’origine du tonalli et son introduction dans le corps humain émane du souffle de Topiltzin, de Quetzalcóatl, de Tloque Nahuaque, c’est-à-dire, en fait, de la Dualité suprême : Ometéotl.

405.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 228.

406.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 123.

407.

Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya. Nagual, Rêves, Plantes-pouvoir, Paris, Ed. Guy Trédaniel, 1993, p. 71.

408.

Les guérisseurs nahua le dénomment ihíyotl, le « souffle divin ».

Les Huichol, à propos du « aliento », adoptent une définition identique parce qu’ils considèrent le souffle comme la demeure de l’esprit. (Cf. INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, op. cit., p. 166.

409.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 125.

410.

Ehécatl en nahuatl et jeéka en yaqui.

411.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, op. cit., p. 170.

412.

Que l’on peut traduire par Bougie ou Cierge.

413.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 125.

414.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., p. 851.

415.

Yollotl, « ce qui confère le mouvement, le cœur ». Depuis l’époque préhispanique, le cœur est un organe qui a été considéré comme une entité animique dans laquelle se manifeste l’esprit. Pour les Yaqui, les battements du cœur, « latidos », sont la manifestation de l’esprit.

416.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., p. 851.

417.

Ibid., p. 761.

418.

Ibid., tomo I, p. 170.

419.

Ibidem.

420.

Héctor Antonio Ochoa Robles, Medicina moderna en un mundo mágico, op. cit., p. 125.

421.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., p. 768.

422.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia, op. cit., p. 76.

423.

José Antonio Mejía Muñoz, La medicina tradicional yaqui, op. cit., p. 83.

424.

Ibid., p. 78.

425.

Ibidem.

426.

Pour les Yaqui et les Mayo, d’après les anciennes croyances, le mezquite (sorte d’acacia) est le symbole d’une divinité.

427.

Par exemple le Sewa yo’eme.