L’espace, le temps et l’esprit

La perception du temps et de l’histoire, sans cesse re-contextualisée par les Yaqui, vient définir le particularisme yaqui qui, dans la re-mémorisation des marqueurs de leur identité, insiste non seulement sur la « contemporanéité du passé, mais encore et surtout sur la connaissance du futur » 651  ; la mémoire du combat mené pour la préservation de leur terre ancestrale et de leur conception de l’univers, synthétise et concentre le retour à un temps mythique fondateur et originaire.

La victoire des Yaqui sur les yorim, au-delà de la vérité historique, avait déjà été formulée par « l’acte de parole » des Surem ; la victoire s’affirme dans la négation du temps pour rendre « contemporains tous les passés, pour faire exister tous les hommes, tous les Yaqui qui sont morts en défendant leur peuple et dont les noms ont été oubliés » 652 . Ici, ce qui importe le plus, ce ne sont pas les noms de ces hommes, mais leur individualité qui, malgré les défaites subies, restitue l’unité communautaire du particularisme yaqui.

Jean B. Johnson, dans son livre El idioma yaqui, à propos de la désintégration et des violences subies par la communauté yaqui ainsi que la perte de nombreux arts et techniques, fait référence à la manière dont les Yaqui ont conservé la mémoire de leur histoire à travers ce qu’ils nomment les « dates mémorables ». Ces récits de la tradition orale narrent les défaites successives de la nation yaqui depuis 1740, défaites où paradoxalement prend naissance la victoire de ce qui aujourd’hui restitue le particularisme yaqui. Par exemple, la présence du processus de l’interchangeabilité des formes identifiées, dans le contexte décrit, produit un décalage interprétatif et illustre ce que les yorim n’ont jamais vraiment réussi à comprendre de l’organisation religieuse et politico-militaire des Yaqui. Ainsi, le processus d’interchangeabilité, tel qu’il nous est apparu, permet, entre autres, de mieux évaluer la spécificité de l’Autorité yaqui dans sa répartition et son utilisation du pouvoir. Le cas de Juan Calixto Ayamea, dit « Calixto », se présente comme un exemple intéressant sur le fonctionnement de l’Autorité yaqui et de ses cinq Ya’uram qui, selon la situation vécue (période de guerre, de paix ou de fêtes religieuses), occupent une position différente. Cet exemple nous permet, par ailleurs, de mieux observer le processus d’interchangeabilité où la fonction attribuée est le vecteur par lequel s’affirme, en réalité, non pas l’hégémonie d’un seul homme mais les « forma­lités cérémonielles » 653 de l’Autorité yaqui.

Suite aux rumeurs sur la mort de Juan Ignacio Usacamea, lors de la rébellion de 1740, le système politique de l’Autorité yaqui, dans le rôle et la fonction qui lui sont attribués, se prononce et nomme Juan Calixto Ayamea capitaine général de El Yaqui. Pour les Espagnols, selon leurs propres codes culturels, le retour de Juan Ignacio Usacamea aurait dû déstabiliser et créer un rapport de force entre les deux hommes, pour détenir le pouvoir. Mais, dans la tradition yaqui 654 , comme l’écrit Spicer, le schéma retenu par les Espagnols est inapplicable car Juan Ignacio Usacamea pas plus que Juan Calixto Ayamea, ne détiennent le pouvoir. Ils ne font qu’observer et obéir aux « formalités cérémonielles » propres au dispositif religieux et politico-militaire du gouvernement yaqui. La recherche ou la quête d’un pouvoir personnel est, encore aujourd’hui, parfaitement incompatible avec le fonctionnement des Ya’uram au sein de la communauté yaqui. En fait, ce qui importe le plus, comme nous l’avons déjà précisé, ce ne sont pas les noms des individus concernés mais leur dévouement à défendre jusqu’à la mort et pour leur communauté la « Loi yaqui ».

Ceci démontre comment l’Autorité yaqui opère pour faire front à la remise en question de leur autorité par une force extérieure et valide de la sorte ce que nous avons appelé le processus de l’interchangeabilité des formes identifiées. Le particularisme yaqui se manifeste à nouveau et, comme l’a écrit Figueroa, la « mémoire de leurs coutumes et du sens de leurs luttes n’est pas une énumération historiographique ni une interprétation de dates, de personnages, d’événements et de conjonctures. C’est, j’insiste, une mémoire orale où avant tout est présent le sens de leurs traditions et quêtes. C’est pour quoi, quand on leur demande de se souvenir, les dates et les personnages, sont très souvent confondus ou présentés hors du contexte historique » 655 .

Les « dates mémorables », par leur fonction, reproduisent le particularisme yaqui et dé­limitent aussi une autre singularité car les noms des protagonistes des rébellions successives viennent valider encore un peu plus le processus d’interchangeabilité. Les similitudes patronymiques, par exemple, créent un rapport à l’identité des individus des plus complexes lorsqu’on se trouve devant :

Juan Ignacio Usacamea, dit « Muni ».

Juan Ignacio Usacamea, dit « Banderas ».

Juan María Usacamea, le frère de ce dernier.

Ainsi, les actions menées par Juan Ignacio Usacamea ou par Juan Calixto Ayamea, pour rester en 1740, ne sont donc pas à considérer comme des actes dont la finalité serait de détenir un pouvoir unique, mais à valoriser dans un système religieux et politico-mili­taire tributaire des « formalités cérémonielles » propres à l’Autorité yaqui. L’exécution de Juan Ignacio Usacamea, dont la tête a été exposée sur une pique, ne marque pas la fin de la rébellion yaqui mais s’efface devant la récurrence du rôle que chacun des hommes désignés doit remplir : défendre l’indépendance et l’autonomie du peuple yaqui. Dans le cas de Juan Ignacio Usacamea et de tous ceux qui ont accompli leur devoir, un niveau de lecture différent (celui des Yaqui) nous autorise à dire comment à partir de nombreuses défaites il est possible de faire une victoire. Les Yaqui considèrent et affirment que l’état actuel d’autonomie et de liberté est la preuve qu’ils ont vaincu et qu’à aucun moment ils n’ont pu être sous la domination d’un quelconque agent extérieur. Ce sentiment se reflète dans la réalité mythique des Surem qui, par leur « acte de parole », ont aboli le temps pour le rendre, par son anticipation, continuellement présent et affirmer ainsi le triomphe des Yaqui sur les yorim.

Pour les Yaqui, l’histoire se déroule pour ainsi dire dans ce qui chez l’individu doit le pousser à remplir la fonction qui lui est assignée, l’engagement où ses aspirations personnelles seront de répondre à tout moment à l’exigence que lui impose son appartenance à la communauté yaqui. L’histoire de Juan Ignacio Usacamea ou de Juan Calixto Ayamea reproduit exactement le même phénomène, car au-delà de la réalité des faits, ils ont vaincu les yorim et rendu sa liberté au peuple yaqui. La tradition orale, par son témoignage autour des personnages de Juan Ignacio Usacamea et de Juan Calixto Ayamea, peu importe leur nom, concentre tous les autres individus que la mémoire yaqui a d’une certaine manière interchangés, pour en faire un marqueur d’identification où, depuis toujours, la défense du particularisme yaqui réunit ces trois dimensions, celles de « l’espace, du temps et de l’esprit ». Il s’agit d’un lien direct avec le temps mythique du bat-naátaka, l’univers ancestral qui révèle à chacun des Yaqui les traits fondamentaux des valeurs individuelles et collectives, et qui leur transmet aussi les symboles interprétatifs de « l’histoire passée, présente et future » 656 .

Dès leur premier contact avec les yorim, les Yaqui subissent alors l’influence d’un autre temps et les récits de « Omteme », le « Colérique », de « l’origine de El Yaqui  » et de la Légende yaqui des prédictions, tentent de préserver la vérité de la victoire des Surem sur les Espagnols. Le contact mythique entre les Surem et les Espagnols, marque en définitive la rupture entre les Surem et les Yaqui ; « Yaqui », la dénomination que les jé­suites ont donné à ces hommes. Dans l’histoire de « Omteme » apparaissent les deux éléments de la victoire et de la séparation :

Yomumuli, avant son départ vers le Nord avec son peuple les Surem, a laissé sur le sommet de chaque montagne des Kobanaom (les hommes sages) qui, avec Yomumuli, étaient les seuls à pouvoir comprendre le « message » 657 du Kuta nokame.

Alors, quand Colomb est entré par le port de Guaymas, Omteme attendait sur le Omteme Kawi, « Montagne en colère ». S’adressant à Colomb, qui venait de gravir le mont Takalaim, « Sommet englouti », il lui a demandé quelles étaient ses intentions. Colomb pour seule réponse a pris son fusil et a tiré trois fois sur Omteme. Surpris, car il ne connaissait pas les armes à feu, Omteme prenant alors son arc a décoché une flèche qui frappant le mont Takalaim l’a fendu en deux pour précipiter la chute de Colomb dans les profondeurs de la mer. Omteme est sorti vainqueur de cet affrontement mais, paradoxalement, il a pris la décision de partir tout en disant à son peuple :

« Ceux qui le désirent peuvent rester. Moi je m’en vais » 658 .

Omteme s’est enfoui dans le cœur de sa montagne, le « Omteme », pour situer dorénavant la distinction entre le monde des formes enchantées du huya aniya/yo aniya et le monde du bien et du mal que les jésuites ont essayé de leur imposer. La victoire des Yaqui sur les yorim est également évoquée dans la Légende yaqui des prédictions 659 où la dernière phrase de la légende dit très clairement que : « La prophétie s’est accomplie et les Yaqui ont vaincu les blancs dans la bataille ».

Ce mythe établit surtout la cartographie ou la topographie sacrée 660 du territoire surnaturel de la Vallée de El Yaqui avec les points géographiques et les montagnes du huya aniya qui, comme dans le mythe de « L’origine de El Yaqui », ont pris les noms des hommes du bat-naátaka, vainqueurs des yorim : « Yazikue, Omteme, Cúbuae, Coraspe, Akimore, Re’epácame, etc. ».

La victoire n’est pas une illusion car, par la répétition de l’histoire passée et future con­tenue dans le mythe, les Yaqui ont triomphé des yorim. La vision anhistorique des Yaqui opère, au moment même du contact avec les Espagnols et leur historicité, la distinction et la transition entre le temps mythique des Surem et le temps historique des yorim. Au-delà de la réalité des faits militaires, avec, depuis 1740 toutes les défaites subies par les Yaqui, cette distinction entre le mythe et l’histoire, renvoie au particularisme yaqui qui meurt « à l’histoire pour découvrir et vivre l’être » 661 .

La synthèse des trois modalités temporelles introduit dès lors dans l’expression du mythe fondateur tout ce qui pour les Yaqui prend une dimension réelle, une valeur immuable, par la mémoire et la tradition orale, nous introduisant dans cet atemporel yaqui qui à chaque instant réinitialise leur existence et provoque la remémoration des actes toujours présents pour garantir la liberté du peuple Yaqui.

La célébration du Carême, par la répétition annuelle du cycle de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ, participe de ce concept « d’adaptabilité » qui, de préférence à d’autres termes comme « syncrétisme », « ambivalence » ou « persistance », traduit beaucoup mieux le rapport d’inclusion/exclusion adopté par les Yaqui à l’encontre de la doctrine religieuse des jésuites. Ainsi, par la célébration de la Semaine Sainte, les Yaqui, dans ce rapport « d’adaptabilité » 662 , superposent au cycle de la passion du Christ, qui par sa résurrection triomphe des Pharisiens et rejoint le royaume de Dieu, leur propre vision à partir de cet acte magique ritualisé où la mimétique de répétition démontre qu’il n’existe pas trois niveaux de temporalité mais un seul, celui de l’imminence de la mort. Les Yaqui semblent anticiper les modalités du temps pour révéler le fondement de leur particularisme qui s’attache à l’instantanéité du « Grand Temps Originel » ; ils syn­thétisent aussi, par leur vision du monde, les trois niveaux « passé, présent, futur », pour rendre contemporain leur triomphe sur les yorim.

La célébration du Carême, par la réinitialisation du particularisme yaqui et du comportement qu’ils doivent continuellement observer face aux yorim, met en évidence ce que Jacques Soustelle a appelé le « lieu-instant » 663 . Par exemple, les Yaqui, dans la représentation de la passion du Christ, retrouvent le temps mythique où le trinôme vie, mort et résurrection du Christ, avec les trois jours passés dans ce que les Evangiles ont appelé enfer, synthétise le temps pour s’insérer minutieusement dans cet être au monde qui élabore le cycle de la vie où le Yaqui perçoit la totalité de « l’essence des choses ». Ainsi, les Yaqui, dans ce rapport « d’adaptabilité », superposent la figure du Christ et son engagement avec les pouvoirs curatifs du Jitebií. Pour les Nahua, la figure de Quetzalcóatl, s’insère dans le même phénomène « d’adaptabilité ». Dans le mythe yaqui, le Christ apparaît alors comme étant lui-même yaqui et occupant la fonction de guérisseur, celui qui dans toute la Vallée de El Yaqui n’était pas connu en tant que Dieu mais comme Jitebií. La superposition de la figure Christique avec celle du Jitebií, et par analogie avec Itom’achai, révèle une dimension complexe où les qualités surnaturelles de l’Ancêtre, « l’Altérité cosmique » comme la nomme Juan José Rodríguez Villarreal, se retrouvent réparties dans des êtres hors du commun pour valider les manifestations de « l’essence des choses ». Nous sommes en présence, comme le souligne Jean-Pierre Chaumeil à propos des Yagua, du « grand chaman primordial » 664 , la source de la tradition et de l’art de la guérison que les Yaqui nomment Jitebií et les Nahua Quetzalcóatl.

Ainsi, dans le cas du Jitebií, le rapport au temps, par la condensation des trois modalités temporelles 665 , nous renvoie au particularisme yaqui dans sa perception du temps, de l’espace et de l’esprit.

Notes
651.

Michel Antochiw, La fiesta de Semana Santa entre los Yaquis, CEMCA, IFAL, número 8, Trace, 1985, p. 13.

652.

Ibidem.

653.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 64.

654.

Ibid., pp. 63-64.

655.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 340.

656.

Michel Antochiw, La fiesta de Semana Santa entre los Yaquis, op. cit., p. 14.

657.

Dans notre travail nous avons affirmé que seul Yomumuli ou un être féminin avait la capacité de comprendre la « parole » de l’Arbre prophétique, le Kuta nokame ; nous avons omis de signaler ces « hommes sages », pour ne pas surcharger le propos de notre étude.

658.

María Eugenia Olavarría, Análisis estructural de la mitología yaqui, op. cit., p. 80.

659.

Alfonso Fabila, Las tribus yaquis de Sonora . Su cultura y anhelada autodeterminación, op. cit., p. 253.

660.

« Chaque lieu est ainsi marqué culturellement et perçu comme l’émanation du principe unique et vital de l’existence. Chaque lieu se définit ainsi moins par le mot que par la parole. Cette topographie sacrée, qui s’appuie sur une homologie des éléments qui la composent, transforme tout endroit en territoire symbolique. Malgré des degrés variables d’importance, tout endroit permet en effet d’orienter les actions perpétrées par les êtres humains vers le religieux », Ilario Rossi, Corps et Chamanisme, op. cit., p. 56.

661.

Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p. 71.

662.

Le rapport « d’adaptabilité » peut expliquer l’inclusion de la religion catholique dans le contexte culturel des Yaqui, quand on comprend que le mot baptiser se dit en yaqui « bato’i » et que ce terme a également le sens de « personne ». Par le baptême les Yaqui conservaient leur particularisme identitaire, car il faut savoir qu’entre eux ils se dénomment Yo’emem (et très rarement Yaqui), ce qui veut dire les « êtres humains », les « personnes » ou les « hommes ».

663.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 49.

664.

Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. op. cit., pp. 53-54.

665.

Cette notion nous renvoie au propos de notre étude avec la mise en place des liens de l’intra-connexion entre :

Les trois plans cosmiques (le supramonde, la terre et l’inframonde).

Les trois entités animiques (le tonal, le teyolía et le ihíyotl).

Les trois emblèmes d’élévation de l’être (l’oiseau, le papillon et la fleur).

La métamorphose de Quetzalcóatl (immolation, élévation et transmutation).

Le principe de l’Omeyotisation (mort, purification et création).

La période synodique de la lune (grandir, décroître et disparaître).

Le point médian de l’axis mundi (le Tlalxicco, le Tlexicco et le Mexicco).

etc.