Le hors du temps

Au Mexique, dans la cosmologie amérindienne, le concept de « lieu-instant » 666 définit surtout la spatialisation du temps restituant le cycle de chaque « espace-temps » 667 qui « domine, s’évanouit et réapparaît éternellement » 668 . Ainsi, chaque « lieu-instant » est perçu comme une unité compactée et indépendante, détachée de l’influence du prochain « lieu-instant ».

Cette rupture du linéaire détermine que chacune des unités soit origine/terme, une qualité qui s’insère dans ce prodigieux calendrier 669 où l’espace et le temps étaient soumis au rapport quadripartite des quatre points cardinaux (les quatre régions de l’univers), distribués dans les quatre tlalpilli, Tochtli, Acatl, Técpatl et Calli, porteurs de ce « méta-symbole » situant l’axe de convergence de la vie et de la mort. Ainsi, l’unité de référence, que ce soit le tonalli (jour), le tlalpilli (13 années) ou le xiuhmolpilli (cycle de 52 ans), indépendamment de sa durée, se confronte inexorablement à l’imminence de la mort. Le cycle se libère des niveaux de la temporalité, passée, présente, future, pour provoquer ce rapport au temps, condensé dans les « lieux-instants » 670 , qui annihilent les séquences de la continuité parce que tout est déjà imbriqué dans le hors du temps.

Pour les Yaqui, ce phénomène du « lieu-instant », se traduit par la ré-appropriation de la mémoire mythique qui fonde leur rapport au temps. La conjonction des référents temporels dans leur instantanéité nous situe dès lors sur l’axe de la mort du temps pour, com­me le binôme du premier et dernier signe du calendrier, Cipactli/Xochitónal, se retrouver aux pôles de la vie et de la mort ; là se joue finalement le retour à « l’essence des choses ». Alors, le concept de « lieu-instant » et celui du hors du temps renvoient au domaine où la perception des « dates mémorables », par exemple, annule le temps pour faire sourdre la remémoration de toutes les actions vécues, de tous les « lieux-instants », en une seule séquence instantanée qui marque l’accomplissement de la victoire du peuple yaqui. Pour les Nahua, comme l’écrit Jacques Soustelle, « Dans un tel monde, le changement n’est pas conçu comme le résultat d’un devenir plus ou moins étalé dans la durée, mais comme une mutation brusque et totale : aujourd’hui nous vivons encore un jour faste et nous passerons sans transition aux néfastes jours nemontemi » 671 . Les Yaqui, par rapport à cette notion de durée, d’après Palemón Zavala, manifestent un comportement similaire que l’auteur exprime ainsi : « Que représente le temps pour un Indien ? Que représente le temps pour un Indien qui, selon la légende, a demandé une audience pour parler au Président de la République don Benito Juarez et qui a dû attendre, attendre, attendre, que Carranza la lui accorde » 672 , mais plus de trente ans après.

Pour les Yaqui, l’esprit visionnaire des Surem participe à cette cosmovision où, au-delà de la réalité historique, par la compression du temps, de ce qui « est », ils se saisissent de « l’être total » 673 et préservent ainsi ce que « les cycles et les cycles ont préservé » 674  : le sentiment profond qu’à tout moment peut venir se manifester la présence du Seye Wailo. Celui qui provoque la réintégration vers le monde surnaturel de Itom’achai et que les Yaqui 675 vénèrent encore aujourd’hui. Ainsi, dans ce rapport au temps et à l’histoire, les Yaqui réaffirment leur particularisme identitaire ; par leur attitude anhistorique, ils répondent à cette exigence de ne plus être entravés par le continuum du réel social. Ce comportement leur permet de se situer au-delà du temps et de l’espace pour devenir des hommes libres.

Le regard d’autrui 676 ne peut saisir la vérité de celui qui dans ce rapport à l’autre, se tient impassible et silencieux face à l’histoire. Cet homme des civilisations dites « primi­tives » impose sa différence pour, dans le cas des Yaqui lors de la célébration du Carême, tenir le rôle qui lui est assigné et révéler, par sa vision du monde, l’acte fondateur de la parole des Surem. Nous sommes en présence d’un acte poétique, c’est-à-dire d’un acte qui constamment se crée et se réinvente, mais dans le mouvement, le rythme, que lui imprime le guerrier-poète 677 , sensible à la manifestation du temps, de l’espace et de l’esprit. Il faut créer le monde et non pas le raconter, affronter la mort dans ces lieux du yo joara, parce que l’individu doit toujours être à l’affût, dans sa re-contextualisation, dans ce rapport à la valeur axiologique de la nature et des animaux (les phénomènes étranges de la métamorphose, par exemple). Mais, il est vital pour lui d’agir avec prudence et surtout de ne pas se laisser surprendre par l’apparition des entités de la « surnature ». Dans la communauté yaqui, les individus conscients du lien indéfectible qui les relie aux valeurs atemporelles de leur identité, prononce dès leur adolescence, lors du rite d’initiation à l’Ordre des guerriers-Coyotes et après le rituel de circonstance, le « Juramento » 678 , qui énonce l’effacement par le jeune yaqui de son histoire personnelle pour défendre les lois ancestrales de son peuple.

‘Juramento’ ‘E betchibo kaita into kójowame
e betchibo kaita into em inéeneu
e betchibo kaita into kóokoa
e betchibo kaita into táa’tune
e betchibo kaita into tátaria
e betchibo kaita into tu karia
e betchibo kaita into seberia
e betchibo kaita into bae kokowame
e betchibo kaita into jíibwa peewame
e betchibo kaita into yúku
e betchibo kaita into yoémia
e betchibo kaita into al’lewame
kaita majjaune síime luutek e betchibo
senuy weyeme jiba :
túisi em áet yéu yúmaaneu
lugarta eu nai kiawataapo
junama tawane waka emak inim jó’akamta jínneu bje’kai
em pweplo, elee benak ójokame
waka enchim tekipanoau liójta em sualeka tekil
Em liójta teuwak liójta nesauta emayaarinev ?’ ‘Ehui.’ ‘Para ti no habrá ya muerte,
para ti no habrá ya dolor,
para ti no habrá ya enfermedades.
para ti no habrá ya sol,
para ti no habrá ya calor,
para ti no habrá ya noche,
para ti no habrá ya frío,
para ti no habrá ya sed,
para ti no habrá ya hambre,
para ti no habrá ya lluvia,
para ti no habrá ya familia,
para ti no habrá ya alegrías,
nada podrá atemorizarte, todo ha terminado para ti, excepto una cosa :
el cumplimiento del deber.
En el puesto que se te asigne, allí quedarás
por la defensa de tu nación,
de tu pueblo, de tu raza,
de tus costumbres,
de tu religión.
Juras cumplir con el mandato divino ?
Sí.’

La traduction simplifiée du « Juramento » confirme l’effacement du jeune guerrier-Coyote qui subit « l’imprégnience » des valeurs ancestrales qu’il devra, au péril de sa vie, défendre pour pérenniser par son dévouement le particularisme yaqui.

Le Serment dit en substance : « il n’y aura pour toi plus de mort, plus de douleur, plus de maladie, plus de soleil, plus de chaleur, plus de nuit, plus de froid, etc.

Rien ne pourra plus t’effrayer, tout est désormais terminé pour toi, excepté une chose :

L’accomplissement du devoir.

Au poste qui te sera assigné, là tu resteras, pour défendre ta nation, ton peuple, ta race, tes coutumes, ta religion. Tu jures d’obéir aux ordres divins ?

Oui ».

Le « Juramento » se passe d’un long commentaire car il exprime vraiment les valeurs ancestrales défendues par tous ces guerriers yaqui : les noms de tous ces hommes morts pour leur nation ont peu d’importance face à la préservation de l’espace, du temps, et de l’esprit du particularisme yaqui. Cet esprit d’effacement dévoile, d’une part, le concept de l’interchangeabilité des formes identifiées, mais surtout le lien qui unit les Yaqui aux pouvoirs secrets du huya aniya. Le huya aniya abrite les formes du pouvoir surnaturel qui se manifestent dans le rêve de pouvoir du « ensueño » ou bien on le sollicite dans les lieux imprégnés de forces autres 679 . Le guerrier, par son effacement, emprunte alors le bon chemin, celui sur lequel il reçoit la manifestation de l’esprit.

Dans la tradition orale yaqui, l’esprit se manifeste dans le yo aniya 680 , le yo joara, le sewa aniya ou par la fumée du jiak biba, cet espace surnaturel de la manifestation de l’esprit où celui qui veut devenir un bon danseur, un bon cavalier, un bon chasseur, un grand guerrier, un grand sorcier, etc., doit ouvrir son cœur à l’émergence de l’esprit.

Au cours de la rébellion de 1740, nous voyons réapparaître, pour la communauté yaqui, ce phénomène de la manifestation de l’esprit avec l’utilisation du jiak biba 681 mais aussi du peyotl dans le cas de Juan Ignacio Usacamea, dit « Muni ». Juan Ignacio Usacamea s’est surtout fait remarquer pour ses qualités de chef mais aussi par l’utilisation du peyotl. Comme l’écrit Le Clézio (en citant Evelyn Hu-DeHart) : « Chez les Yaqui, par exemple l’unique mention faite par Vildósola au XVIIIème siècle de bolsas de peyote portées par le sorcier rebelle Muni, permet de supposer l’existence d’autres cultes oubliés par les chroniqueurs » 682 .

Pour compléter cette information sur l’usage du peyotl par les Yaqui, le professeur Eve­lyn Hu-DeHart, du Departement of Ethnic Studies, University of Colorado at Boulder, a eu la gentillesse de nous faire parvenir la note suivante : « Dans une des lettres d’août, Vildósola fit une très intéressante observation qui n’avait jamais été notée dans une autre source. Il accusait Muni et ses rebelles d’être des hechiceros , des sorciers, à cause du peyotl trouvé dans ses poches ».

Le professeur ajoute enfin : « La seule et unique référence au peyotl que j’ai rencontrée dans les archives coloniales suggère que certaines coutumes indigènes yaqui avaient survécu jusqu’au XVIII e siècle. Malheureusement, mis à part sa suggestion d’une con­nexion entre la sorcellerie et le peyotl, Vildósola ne chercha pas dans ses utilisations une piste ou un lien avec la rébellion. Il est regrettable que, dans cette étude, on n’ait pas pu rechercher dans l’emploi du peyotl par les Yaqui au-delà de cette brève mention » 683 .

Cette note suggère donc que les Yaqui avaient conservé des coutumes liées à l’usage de plantes, qui aujourd’hui encore figurent dans leur médecine traditionnelle ou dans leurs rituels. Les « bolsas de peyote » portées par Juan Ignacio Usacamea, outre la fonction divinatoire du peyotl, font office d’amulette car, comme le fait remarquer Jacinto De la Serna, le peyotl 684 était porté « comme des amulettes contre toutes sortes de préjudices » 685 .

A propos du monde des forces surnaturelles du yo joara, celui qui veut devenir un bon cavalier doit se soumettre à un rituel très spécifique dans un lieu isolé et secret. Il s’agit d’un acte magique de contemplation où il doit voir tomber dans un mouchoir blanc, les fleurs blanches du Sebe Choa, un petit cactus, puis attacher le mouchoir à sa ceinture du côté droit. Il ne doit à aucun moment, quand il se trouve dans la plaine, se débarrasser « de son amulette qui lui permettra d’avoir un certain pouvoir sur les animaux » 686 , mais si par peur il s’en défait, il perdra alors tout son pouvoir. Le rebelle Muni, en portant cette amulette, répondait à une pratique rituelle pour obtenir la protection et le pouvoir de l’esprit.

Agustín Vildósola, toujours dans son combat acharné contre les Yaqui, rapporte, par l’intermédiaire d’informateurs, que Muni et Bernabé Basoritemea avaient organisé plusieurs « assemblées » dans les montagnes de El Yaqui. La plus importante avait eu lieu dans la montagne de Cerro Prieto à laquelle auraient participé des « Indiens de toutes les nations » 687 . La conjuration contre les Espagnols, comme le précise Vildósola, avait été présidée par le « Príncipe ahumado », qui est une allusion au rôle divinatoire et prophétique que les Yaqui accordaient au « Jiak biba » 688 . D’ailleurs, à propos de l’utilisation du terme « Príncipe », Ruiz de Alarcón nous dit que dans la médecine nahuatl, les termes de « Príncipe de encantos » désignaient le nom secret du picietl, c’est-à-dire du tabac. La recherche de l’esprit, par la fumée du jiak biba, renvoie au yo aniya mais aussi au sewa aniya (le monde des fleurs et des hallucinations) avec la superposition du pouvoir du rêve et de la vision. Le tenku aniya (le monde des rêves) semble très proche du monde du rêve nahuatl qui faisait une distinction entre le çannen temictli, yztlaca temictli, qui signifie « songe vain » et le nelli temictli, melauac temictli, « songe véritable ». Ce rapport avec le monde du rêve, des fleurs et des hallucinations, par l’action de Xochiquetzal, nous renvoie à la cosmovision des Yaqui avec la présence de Vari sehua, déité dont les qualités et les attributions sont aujourd’hui complètement oubliées mais qui semble très proche de la divinité nahuatl, Xochiquetzal.

Enfin, dans la mythologie yaqui, pour comprendre ce monde du rêve et des fleurs, à partir des notions centrales du rêveur, du visionnaire mais aussi du poète, le professeur Volker Schüler-Will, insiste pour privilégier une analyse qui tienne compte de toute la cosmovision yaqui « non en des termes propres à notre description, mais en des termes où s’exprimerait la façon dont les Yaqui se perçoivent eux-mêmes et où serait expliqué ce qu’est un poète pour un Yaqui, ce qu’est un visionnaire pour un Yaqui » 689 .

Notes
666.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 49.

667.

Ibidem.

668.

Ibid., p. 50.

669.

Cf. 3ème partie.

670.

Jacques Soustelle, Les Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Ed. Hachette, 1995, p. 143.

671.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 111.

672.

Palemón Zavala Castro, El Indio Cajeme y su nación del Río Yaqui, op. cit., p. 49.

673.

Volker Schüler-Will, « Elementos precolombinos de la cosmovisión yaqui », El noroeste de México, sus culturas étnicas, Coordinadores Donaciano Gutiérrez y Josefina Gutiérrez Tripp, Museo Nacional de Antropología, INAH, p. 287.

674.

Ibidem.

675.

Lors de nos entretiens avec des membres de la communauté yaqui, chaque fois que nous avons posé une question sur Itom’achai, elle a été éludée pour, d’une certaine manière, ne pas nous donner d’information à son sujet.

676.

Une réalité que nous avons observée au cours de la projection de films, sur la célébration du Carême, organisée par Jesús Carrillo à l’INAH, à laquelle assistaient don Juan, l’Autorité des Yaqui vivant à la Matanza, et le danseur Cerf (dont nous n’avons pas pu savoir le nom).

Jesús Carrillo, le réalisateur, a commenté les images sous le regard impassible des deux Yaqui. Pendant les deux heures de projection, Jesús Carrillo s’est constamment tourné vers don Juan pour solliciter son avis, recevoir ses critiques, mais don Juan à aucun moment n’a donné son avis.

677.

Cf. 3ème partie.

678.

« Juramento », le Serment yaqui des guerriers-Coyotes.

679.

Le ute’a, le morea, le seataka, etc.

680.

« Yo aniya hiapsita bena », le yo aniya est un esprit. (Cf. Símbolos del desierto, op. cit., p. 26).

681.

Les guerriers yaqui, pendant la période de la Conquête, fumaient aussi du Datura (Toloache) pour affronter les troupes des soldats espagnols.

682.

Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 190.

683.

« In one of the August letters, Vildósola [el capitan español en el noroeste del imperio] made a very interesting observation which was not repeated in any other source. He accused Muni and supporters as hechiceros , or witches, because of the peyote found in their pouches. This first and only reference to peyote that I have encountered in the colonial records suggest that certain aboriginal Yaqui customs had indeed survived well into the eighteenth century. Unfortunately, a side from suggesting a connection between witchcraft and peyote, Vildósola did not elaborate on its uses in any way or link it with the rebellion. Regrettably, the Yaquis use of peyote can not be pursued further in this study beyond this brief mention ». Note que nous a fait parvenir le professeur Evelyn Hu-DeHart.

684.

Mis à part le peyotl, les Amérindiens portaient à leur ceinture, pour les protéger de la sorcellerie, de la Marihuana, du Ololiuhqui. Weston La Barre, dit aussi que « les Yuma et les Cocopa utilisent une plante non identifiée pour s’opposer à la fatigue et leur porter chance, ce qui fait penser au peyotl ». (Cf. Weston La Barre, El culto del peyote, op. cit., p. 176).

685.

Weston La Barre, El culto del peyote, op. cit., p. 26.

686.

Manuel Carlos Silva Encinas, « Fundamentos míticos de la metamórfosis en la tradición oral yaqui », El noroeste de Mexico, sus culturas étnicas, op. cit., p. 281.

687.

Luis Navarro García, La sublevación yaqui de 1740, Imp. Sevilla, INAH, 1966, p. 139.

Les autres tribus qui ont participé à la rébellion de 1740 sous les ordres des Yaqui sont : les Mayo, les Tehueco, les Zuaque les Ahome, les Ocoroni, et encore les Seri, les Pima et sûrement les Pápago.

688.

La divination chez les Amérindiens n’était pas uniquement liée à l’usage de psychotropes, mais utilisait d’autres techniques comme jeter des grains de maïs, attacher des cordes, observer les étoiles, l’eau, le feu ainsi que l’air (le vent), mais aussi la divination par l’interprétation des visions et des rêves (Oxomuco et Cipactónal, les deux sages primordiaux qui, dans la Relation , inventent, entre autres, l’art d’interpréter les rêves). Ainsi, pour faciliter l’ascension des dormeurs vers le monde autre, les conjurations proférées invoquaient Xochiquetzal, « déité des fleurs, associée à Xochipilli et aux fleurs hallucinogènes, qui joue un rôle important dans les conjurations pour jeter le rêve , ce qui exprime le lien qu’il y a entre les rêves naturels et ceux qui sont induits par les produits psycho-actifs ». (Cf. Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya, op. cit., p. 38).

689.

Volker Schüler-Will, El noroeste de México, sus culturas étnicas, op. cit., p. 291.