Les fleurs de l’esprit

La propriété de divination du jiak biba (de l’esprit de la fumée) nous l’avons observé au cours de notre séjour à Huírivis. Les Pajkoola, après avoir dansé toute la nuit en alternance avec le Maáso yi’iwa, les Chapayekam et les offices religieux du Maejto yo’owe 690 et des Kiyojteim 691 , effectuent le lendemain en début d’après-midi le jeu du panal 692 . Pendant ce jeu, les Pajkoola font semblant de fumer du tabac ou de la marihuana, dont la fonction est de provoquer la vision qui leur permettra de découvrir la cachette du panal pour en manger le miel.

Dans la tradition curative des Yaqui, les guérisseurs utilisent la propriété visionnaire du tabac, mais aussi du toloache, pour localiser et savoir où se cache le mal. Le toloache, malgré la crainte qu’il inspire, est reconnue pour ses grandes qualités médicinales parce que les Indiens considèrent qu’il possède un « esprit très fort » 693 . Cette plante est très dangereuse et son application doit se faire avec précaution, comme dans le cas de migraines où pour soulager le patient, les feuilles du toloache sont posées sur le front et très rapidement retirées, car un contact plus long ferait perdre la raison au patient.

Richard Evans Schultes, dans Les plantes des dieux, reprend les propos de Francisco Hernández et confirme les dangers du toloache ou du Datura quand il écrit que « l’usage excessif pouvait rendre les malades fous, provoquant diverses et vaines imaginations » 694 .

Richard Evans Schultes ajoute : « Absorbée en doses excessives cette plante peut être mortelle ou provoquer une folie permanente » 695 .

Un très beau mythe Zuñi reproduit aussi, à propos du toloache, sa dimension quadripartite, propre aux cosmovisions amérindiennes, que nous retrouvons également dans les qualités fonctionnelles du peyotl ; le mythe raconte que « la plante d’origine a eu beaucoup d’enfants qui se sont répandus par le monde, certaines de leurs fleurs sont jaunes, d’autres bleues, quelques unes rouges et d’autres encore, entièrement blanches. Ces couleurs sont celles des quatre points cardinaux » 696 .

Les Huichol témoignent du même sentiment de crainte à l’encontre du toloache qu’ils nomment kieli tewiali 697  : son utilisation, selon un mythe huichol, élabore les deux figures antagonistes de mara’akame, c’est-à-dire d’un côté, les guérisseurs dont l’allié est le peyotl et de l’autre, les sorciers qui, grâce au pouvoir du kieli tewiali, lancent leurs maléfices. Il existe une opposition très importante entre ces deux plantes. Le toloache est présenté à tous les niveaux thérapeutiques ou magiques comme très dangereux ; c’est une plante qui « possède une très longue histoire comme médicament, hallucinogène et narcotique ; elle fut d’une grande importance pour les anciens nahua, qui la nommaient toloatzin ou toloa, tlápatl o tzintzintlápatl » 698 .

Chez les Tarahumara, nous retrouvons une attitude similaire à l’égard du dekúba, uchurí, tikúwari, etc., noms qu’ils attribuent au toloache. Seul le grand sorcier, « Peyotero », avait le pouvoir de le toucher sans sombrer dans la folie ou mourir. Nous savons aussi que les Pima et les Maricopa, fumaient les feuilles du toloache pour avoir des visions et découvrir les choses à venir 699 .

Fray Bernardino Sahagún, dans son Historia General de las cosas de Nueva España 700 , avait déjà répertorié cette plante que les Nahua appelaient míxitl ou tlápatl 701 , appartenant à la famille des Solanaceae et qui en l’occurrence est un Datura stramonium, à même de produire ces terribles effets qui pouvaient entraîner l’homme vers la folie.

Enfin, Richard Evans Schultes nous fait remarquer que le toloache ou « Datura et toutes les autres espèces apparentées ont été depuis longtemps utilisées comme hallucinogènes sacrés au Mexique et dans le Sud-Ouest des États-Unis. Ils ont joué un rôle important en médecine et dans le rituel religieux » 702 . L’information ethnographique signale actuellement un usage du toloache ou du Datura, en ce qui concerne le Mexique, uniquement chez les ethnies du Nord : les Yaqui, Mayo, Seri, Tarahumara et Huichol 703 .

La thèse de Noemi Bañuelos Flores sur « El uso de las plantas medicinales en la zona costera del municipio de Huatabampo, Sonora. Medecina doméstica Mayo », met en lu­mière, d’une part, la richesse florale du Mexique, avec plus de 30 000 plantes vasculaires 704 , et d’autre part, la pauvreté des recherches sur la médecine traditionnelle du Sonora.

Noemi Bañuelos Flores écrit : « Les ressources naturelles demeurent depuis de nombreuses années ignorées ou sous-estimées, ceci est d’autant plus flagrant que dans le Sonora on manque d’un inventaire sur la flore régionale. Certaines estimations effectuées fluctuent entre 4 000 et 8 000 espèces… » 705 .

Ce constat signale les efforts à accomplir pour dresser un tableau précis du contexte ethnobotanique de cet État du Sonora, ainsi que de ce qu’il reste aujourd’hui de la con­naissance de ces plantes par les différentes communautés Indiennes de cet État.

Les Yaqui, d’après les informations obtenues à partir des recherches effectuées soit par le INI, par le IMSS, soit par certains agents de la Dirección General de Culturas Populares, Unidad Regional Sonora, utiliseraient une flore médicinale (sans prendre en considération l’usage des animaux et des minéraux) qui serait approximativement d’une cinquantaine de plantes. La médecine azteca et ses tícitl, « médecin », avant la Conquête, comptait sur « plus de quatre cents médicaments végétaux, en plus des substances animales et minérales » 706 .

En ce qui concerne l’usage du tabac par les Yaqui, ce que Fray Andrés Pérez de Ribas décrit dans son œuvre sur les nations amérindiennes du Sinaloa et du Sonora, et plus précisément sur le peuple yaqui, restitue ce trait culturel commun à toutes ces peuples où les cérémonies du tabac étaient liées « aux pratiques de la sorcellerie et aux rites de la guerre » 707 . Les Yaqui fumaient « las cañitas de tabaco » 708 , les tubes de tabac, au cours de rituels où « l’acte de parole » par le Cacique ou Principal qui, en règle générale remplissait également les fonctions de sorcier, avait un aspect d’autant plus symbolique, que Fray Andrés Pérez de Ribas, pour nommer ces « actes de paroles », reprenait le terme reconnu par les nations de l’État Sinaloense 709 et qui est « Tlatolli » 710 .

Ce terme appartient au domaine linguistique des Azteca car il est de la même famille que Tlatolmatini, « Sage par la parole » et que tous les autres mots dérivés comme Tla­manitiliztli, Tlamatiliztli, Tlamatini, Tlateumatini et huehuetlahtolli 711 . L’art de la parole, dans le cas des sorciers, nous entraîne dans ce domaine de la métamorphose et du double avec les notions de « nahualtocáitl » et de « nahuatlatolli », ces concepts qui ouvrent vers le domaine du « nahualisme » 712 , du monde autre.

Enfin, dans la mythologie nahuatl, la Relation désigne les devins, les hommes sages, les sorciers 713 , Oxomuco et Cipactónal, comme les inventeurs des différents stades de la con­naissance. Leurs pouvoirs se manifestaient autant dans l’art de la divination (avec les grains de maïs), de l’interprétation des rêves, etc., que par l’usage du tabac.

Le picietl, le « tabac » 714 , fut « la plante sacrée par excellence des chamans » 715 et elle était portée dans une calabacilla, une « gourde », attachée à la ceinture. Les Yaqui utilisent aujourd’hui encore le jiak biba auquel les guérisseurs donnent eux aussi le nom de macuche, macuchi ou macucho. Les sorciers, par contre, se servent du jiak biba pour jeter des sorts, des maléfices, ce « tabac » que Crescencio Buitimea appelle le « cigar­rillo volador » 716 . Pour les Yagua, d’après Jean-Pierre Chaumeil, les sándipu, « cigares », ont le « pouvoir d’apprivoiser les esprits hostiles » 717 , mais ces cigares-magiques possèdent aussi le pouvoir de « rendre le chaman léger et de faciliter… ses voyages à travers le temps et l’espace » 718 .

Dans les anciennes coutumes, les Yaqui et les Mayo, pour affronter un danger imprévu « utilisaient une substance végétale qui provoquait des hallucinations, les aidait à supporter la fatigue et qui les excitait pour le combat féroce et sanglant… » 719 . Le professeur Sandomingo ne précise pas de quelle plante il s’agit, mais Fortunato Hernández, dans sa chronique sur la guerre de El Yaqui et les races Indiennes du Sonora, fait également allusion à cette substance végétale toxique employée par les sorciers. Pour sa part il penche plutôt pour le peyotl, car malgré la méfiance et le silence des Yaqui, sur leurs pratiques magiques, il a pu découvrir que la substance était produite par un cactus 720 . Tabac, peyotl, toloache, des « fleurs » qui apportent la manifestation de l’esprit. Le dessin 721 du Codex Borbonicus, montre Oxomuco et Cipactónal qui portent la gourde de picietl ainsi que la présence de deux poinçons d’os de cerf ; deux poinçons qui rappellent l’importance du cerf dans ces rituels, qu’ils soient en relation avec la pratique de la sorcellerie ou avec les rites très élaborés de la chasse au cerf.

Le Cerf, dans la cosmovision Yaqui, nous renvoie au domaine de la « surnature » et à la valeur symbolique qui était accordée à la chasse collective du Cerf, c’est-à-dire, comme l’écrit Cécile Gouy-Gilbert, dans son livre Une résistance indienne. Les Yaqui du Sonora, que la « mythologie yaqui fondée sur ces êtres, (le soleil et la lune), entraînait un rituel mené le plus souvent par des guérisseurs. Et que la vie cérémonielle s’organisait essentiellement autour de la guerre et de la chasse, la chasse au cerf principalement » 722 .

Notes
690.

Maejto yo’owe, prêtre.

691.

Kiyojteim, prêtresses.

692.

« Panal », terme espagnol pour désigner un rayon de ruche. Jeu auquel nous avons assisté lors de la cérémonie du Carême dans le village de Huírivis.

693.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 814.

694.

Richard Evans Schultes, Les plantes des dieux, op. cit., p. 109.

695.

Ibid., p. 111.

696.

Richard Evans Schultes, Les plantes des dieux, op. cit., pp. 106-107. Nous renvoyons au chapitre consacré à la quadrature de l’Univers.

697.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo I, 1994, p. 516.

698.

Ibid., tome II, p. 815.

699.

Louis Lewin, Phantastica. L’histoire des drogues et de leur usage, Ed. Josette Lyon, Paris, 1996, p. 164.

700.

Sahagún, Historia General de las cosas de Nueva España, op. cit., p. 666.

701.

Herbes hallucinogènes ou enivrantes comme les appelaient Sahagún, qui par l’union des deux termes prend le sens de « folie, perte du jugement, etc. » par métaphore.

702.

Richard Evans Schultes, Les plantes des dieux, op. cit., p. 107.

703.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 814.

704.

Végétaux supérieurs à tige, racine et feuilles (opposés à plantes cellulaires).

705.

Noemi Bañuelos Flores, El uso de las plantas medicinales en al zona costera del municipio de Huatabampo, Sonora . Medecina doméstica Mayo, Tesis para obtener el título de biólogo, UNAM, Facultad de Ciencias, 1993, p. 4.

706.

Walter Krickeberg, Las antiguas culturas Mexicanas, op. cit., p. 178.

707.

Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 183.

708.

Andrés Pérez de Ribas, op. cit., p. 140.

709.

Ibid., p. 139.

710.

Discours, parole.

711.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., pp. 288-289.

712.

Alexandre Rouhier raconte l’étonnement des Indiens Cherokee et Arapaho à qui on offrit à Paris, en 1924, du peyotl. Il remarque aussi qu’ils avaient une grande connaissance du peyotl et de son pouvoir pour communiquer avec les esprits. Par contre, écrit Alexandre Rouhier : « nous n’avons pu que regretter que notre manque de connaissance sur le nagualisme ne nous ait pas permis de tirer de cette entrevue de plus fructueux renseignements ». (Cf. Alexandre Rouhier, La plante qui fait les yeux émerveillés, op. cit., p. 169). Cette citation établit une relation intéressante entre le culte du peyotl et la pratique du nahualisme.

713.

Comme nous l’avons déjà sous-entendu, dans notre deuxième partie, nous préférons utiliser le terme de sorcier quand il s’agit des pratiques exclusives au monde des Amérindiens et utiliser le terme de chaman dans le contexte beaucoup plus large de l’universalité des pratiques magiques.

714.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 351.

Picietl ou bien « tabaco macuchi » (Nicotiana rustica), symbolise, pour les Azteca, le corps de la divinité Cihuacóatl. Elle était reconnue comme la déesse des guérisons qui se faisaient avec cette plante, ils l’in­voquaient alors sous le nom de Picietl. Les Huichol lors de leur pérégrination vers la terre du peyotl utilisent également du tabac, « y’akwai », une boule de tabac qu’ils appellent « macuche » et que le chef répartit après qu’ils ont dépassé Puerta de Cerda. (Cf. Weston La Barre, El culto del peyote, op. cit., p. 29). Les Huichol considèrent que le macuche est le tabac propre au mara’akáme, parce qu’il établit une coexistence fonctionnelle et symbolique avec le peyotl. Le tabac, toujours chez les Huichol, est également utilisé par les sorciers qui ont un tabac spécial pour lancer des « flèches de maladies » à leurs victimes. (Cf. INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 785).

Les Mayo et les Tepehuan attribuent cette même dénomination de macuchi ou macucho au tabac. C’est un élément de première importance, car les Tepehuan, les Cora, les Huichol et les Tarahumara, ont été identifiés, dans l’ouvrage d’Alexandre Rouhier, La plante qui fait les yeux émerveillés, comme les dernières tribus mexicaines à pratiquer le rituel du peyotl avec l’usage du tabac.

Les Tarahumara fument également le tabac, « hepeaca », en buvant du tesgüino. Le rituel autour du tabac incluait des variétés comme la Nicotiana trigonophylla, « bawaráka » ou la Nicotiana glauca : deux espèces contenant des alcaloïdes toxiques, connues par les Yaqui sous la dénomination de « Tabaquillo de coyote » pour la première et de « Palo loco, Juan loco, etc. » pour la deuxième.

715.

Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya, op. cit., p. 34.

716.

Communication personnelle.

717.

Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. op. cit., p. 48.

718.

Ibid., p. 70.

719.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, tomo I, op. cit., p. 276.

720.

Fortunato Hernández, Las razas indígenas de Sonora y la guerra del Yaqui, Ed. J. de Elizalde, México, 1902, p. 90.

721.

Cf. 3ème partie.

722.

Cécile Gouy-Gilbert, Une résistance indienne. Les Yaqui du Sonora, Ed. Fédérop, 1983, p. 35.