L’espace du pouvoir

A la même époque que la rébellion de 1740, orchestrée par Muni, avec les phénomènes de manifestation de l’esprit et des visions, citons le cas du « faux Muni » 723 , un personnage très étrange qui disait s’appeler Juan Ignacio Usacamea 724 et qui avait surtout participé à l’affront infligé au Sergent Hipólito Alvárez et à ses hommes dans le village de Santa Cruz del Mayo. Il revendiquait l’Autorité pour des visions où venaient se mélanger, dans le concept « d’adaptabilité », les êtres surnaturels christiques et l’univers enchanté des Surem.

Le « faux Muni », dans son combat contre les yorim, allait adopter les caractéristiques ancestrales décrites à propos des « prêtres » ou sorciers qui, lors des premiers affrontements contre les Espagnols, avaient reçu la dénomination de « Papas » 725 .

Sandomingo écrit à propos des « Papas » yaqui : « Avec les guerriers et au moment le plus crucial du combat, là-bas se trouvaient les Papas, comme les appelaient les Espagnols, une sorte de prêtres qui les excitaient au nom de Vari sehua, qui était une de leurs divinités et avec les Papas, les guérisseurs et les sorciers de la tribu, qui lançaient des conjurations sur les blancs » 726 .

D’après Cecilio Robelo 727 , « Papa » 728 est le terme que les chroniqueurs ont utilisé pour désigner les prêtres nahua. Par contre, ils ont commis l’erreur de croire que cette abréviation était une « réminiscence du nom que les catholiques donnent au chef suprême de l’église » 729 . « Papa » est bien un vocable de la langue nahuatl qui vient de papahua au singulier ou de papahuaque au pluriel. Ainsi, papahua se compose de papatli, « che­veux emmêlés et longs » 730 et de hua, « possession », que l’on peut traduire par « celui qui possède » ; papahuaque, dans une lecture symbolique, signifie : « ceux qui ont les cheveux emmêlés et longs des prêtres des idoles » 731 .

Ce terme de « Papa », nous le retrouvons, dans la langue nahuatl, accolé a celui de Tla­matini, homme de connaissance qui reçoit aussi la dénomination de guérisseur, princi­palement dans les États de Hidalgo et Vera Cruz. Il est celui qui dès la naissance est désigné par le pouvoir et l’esprit pour venir au monde avec les signes caractéristiques de celui qui a reçu le don : « La chevelure derrière et en dessous de ses oreilles est enroulée, dans certaines occasions elle peut faire trois cercles et il y a une mèche de cheveux entrelacés en forme de tresse que les villageois appellent Papa et que l’on ne doit pas couper sinon l’individu serait continuellement malade… » 732 .

Dans Les praticiens du rêve, Michel Perrin, introduit ce phénomène de la manifestation de l’esprit pour celui ou celle qui sur le chemin de l’initiation sent descendre l’esprit ; le tabac est un allié qui peut aider cet esprit à prendre corps dans l’initié. Mais si le tabac est rejeté, il « faudra lui arracher cet embryon de chamanerie que certains localisent sur le haut de la tête, en lui coupant les cheveux du sinciput » 733 .

Les Yaqui situent, eux aussi, la manifestation du pouvoir ou de l’esprit au niveau de la tête. Jane Holden Kelley, dans Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, cite l’exemple de Dominga Tava qui était née avec le « signe de la grâce » 734 sur le front ; le pouvoir de guérir qui se manifeste sur la tête du nouveau né. Dans la médecine traditionnelle yaqui, le guérisseur est le seul capable de percevoir la « Vela » 735 , c’est-à-dire la manifestation de la vie, une luminosité située sur la fontanelle antérieure et dont l’in­tensité peut aussi désigner celui qui a reçu le pouvoir.

Le bonnet des « Papas » yaqui est le symbole de la marque magique du surnaturel. Être né coiffé 736 est le pouvoir du monde autre que l’élu reçoit à sa naissance. Le bonnet des chamans (coiffe de couleur vive), comme le signale Michel Perrin, est l’élément qui lui permet de communiquer avec le monde autre.

Être né coiffé ou la « coiffe » 737 est ce qui appartient au monde des morts, au monde autre. Carlo Ginzburg, selon une croyance répandue parmi les Samoyèdes, écrit que « celui qui naît habillé (c’est-à-dire enveloppé dans une membrane) devient chamane (c’est-à-dire capable de revêtir une deuxième peau, en se transformant en animal) » 738 . Chez les Yaqui, l’enfant qui naît enveloppé, c’est-à-dire avec la « placenta terciada » 739 (le placenta enroulé) au niveau de la poitrine, est un sorcier. L’enfant « coiffé » pouvait alors se transformer en animal, ces sorciers-animaux qui par la pensée envoyaient leurs maléfices.

En Russie, toujours selon Carlo Ginzburg, ceux qui étaient nés coiffés se métamorphosaient en loup-garou. Il ajoute : « Dans la mythologie grecque comme dans la mythologie germanique, on parle de bonnets de peau ou de poils, de casques ou manteaux qui assurent à celui qui les porte ‑ Hadès, Persée ou Odin-Wotan – l’invisibilité propre aux esprits. Nous voyons affleurer deux séries d’équivalences symboliques : a) la membrane amniotique ou coiffe / la peau d’animal/ le manteau ou bonnet ou le voile qui couvre le visage ; b) les benandanti ou kresniki / les loups-garous/ les chamanes/ les morts » 740 . La membrane amniotique « appartient au monde des morts ‑ ou à celui des non-nés » 741 , au retour dans le nombril cosmique (le Xicco), là où les Nahua 742 se placent sur l’axe de l’immortalité. Pour les Yaqui, comme pour les Nahua, le retour à la terre du placenta est l’ouverture vers la demeure du Soleil, le labyrinthe que le guerrier emprunte sur le chemin de son infini.

Le bonnet des « Papas » yaqui était la marque de ceux qui étaient en contact avec le monde de l’invisible, ceux qui connaissaient le langage du double, des forces du monde et qui, avant tout, avait reçu la manifestation de l’esprit. Le cas du « faux Muni », lors de la rébellion de 1740, participe de cette manifestation de l’esprit, de l’invisible et du monde autre ; Edward Spicer, en citant Luis Navarro, écrit à ce propos : « entre les morts se trouvaient trois chefs, deux de bâtons de pouvoir et un autre qui se considérait prêtre avec un ridicule bonnet… On raconte que les siens le vénéraient comme Papa » 743 .

D’ailleurs, la parure des guerriers yaqui ainsi que les peintures corporelles (presque toujours des formes animales) participaient elles aussi à cette recherche de l’esprit et du pouvoir par les formes représentées ou par les fichus rouges que les guerriers arboraient.

Le père Pfefferkorn écrit : « Les hommes avaient pour principale occupation la fabrication d’arcs et de flèches, mais aussi de lances et de bonnets pour le combat » 744 .

Crescencio Buitimea, dans sa mention des luttes armées yaqui, confirme ce propos : « …Le tambour a sonné l’appel… Les Yaqui se sont rassemblés, ils ont préparé leurs arcs, leurs fusils, ils ont mis leurs bracelets, et sur la pointe des flèches ils ont déposé du poison… Les guerriers formaient une longue file rouge car tous, sur la tête, portaient un fichu rouge pour aller se battre » 745 .

Cette couleur rouge du bonnet des « Papas », de la coiffe des guerriers yaqui mais aussi des rubans attachés sur les bois du cerf portés par le Maáso, le rouge du sewa aniya, ce monde de l’esprit et des fleurs de pouvoir, en un mot, le monde invisible de Vari sehua.

Carlo Ginzburg, dans la description de la fête chinoise Ta No, écrit : « Un personnage vêtu de rouge et de noir, enveloppé dans une peau d’ours avec quatre yeux de métal jaune, conduisait cent vingt-cinq enfants âgés de dix à douze ans, avec un bonnet rouge sur la tête et une tunique moitié rouge et moitié noire » 746 .

Le noir et le rouge, la couleur double de la connaissance, la couleur double des personnages de la fresque de la Sierra de San Francisco, la couleur double d’Iitoy, etc.

Nous voici, à nouveau, dans ces parallélismes entre le cadre rituel des Yaqui et le cadre magico-religieux des Nahua avec, pour les premiers, dans la fonction de l’autorité tribale et religieuse, les Papas qui possédaient la connaissance et la maîtrise des niveaux de langage que nous avons évoquées à propos des Júu Swari et des Susuákamem 747 , et chez les Nahua, les Papahuaque, les Tlamatini, pour ne nommer que ces deux fonctions, qui participent de la même définition parce qu’ils sont des hommes de pouvoir.

Ils sont ceux qui possèdent un autre niveau de connaissance, ceux qui dans le mythe yaqui du Kuta nokame, « l’Arbre prophète », sont les seuls à comprendre son message, son « acte de parole » ; ceux qui, dans les mondes de la divination et du surnaturel, détiennent les mots clés des conjurations et des exhortations à même de vaincre leurs ennemis.

Par ailleurs, ces « actes de paroles » renvoient à la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie », cette parole des anciens, des huehuetlatolli, « conversation des vieillards… qui vont formuler les discours et les préceptes adressés aux enfants et aux jeunes » 748 . Une règle de vie qui chez les Yaqui dépend des Susuákamem.

Comme l’a écrit Alejandro Figueroa : « Les membres de cette organisation étaient des anciens qui s’exprimaient seulement dans leur langue natale et qui n’étaient pas sortis des communautés. Ils avaient un grand pouvoir moral sur les Yaqui car ils étaient les dépositaires des traditions religieuses et ils se chargeaient, en plus de raconter les histoires et les légendes yaqui aux enfants, de désigner ou de proposer les membres de l’ensemble du système des charges civiles, politiques et religieuses » 749 .

L’art du discours pour les « sages de la parole », comme les nomme León-Portilla, nous renvoie encore une fois au langage du double hors de la compréhension du commun des mortels, un niveau du langage différent que les Nahua appellent nahualtocáitl ou nahuatlatolli 750 .

Pour donner un dernier exemple sur cette thématique de la manifestation de l’esprit et des visions, Spicer 751 fait allusion à Juan Ignacio Usacamea, « Banderas » ou « la Ban­dera », qui à partir de 1825 avait organisé le soulèvement militaire et la confédération Indienne que ses visions lui avait inspirés. Ses visions provenaient du pouvoir des forces du yoawa qu’il disait tenir, entre autres, du « Matupari » 752 , danse cérémonielle qui a malheureusement disparu 753 . Juan Ignacio Usacamea avait invoqué aussi le nom de Moctezuma, celui que les Yaqui et la plupart des nations amérindiennes du Nord-Ouest con­sidéraient comme « Notre premier principe », pour affirmer son autorité et justifier sa révolte.

Enfin, dans le pouvoir et les fonctions qui sont attribuées au rouge, nous pourrions ouvrir une parenthèse sur Xipe Totec 754 , « notre Seigneur l’écorché » (Tezcatlipoca rouge), qui par le sang (rouge), la peau écorchée (la membrane qui recouvre le corps) et le bonnet 755 qu’il porte, participe à cet univers des interactions autour des éléments que nous venons d’aborder.

L’esprit est au-delà de l’espace-temps car il renvoie au particularisme yaqui, cet atemporel du bat-naátaka, ce temps du Grand esprit où se sont mis en place les éléments qui sont à l’origine de la cosmovision yaqui. Ce monde des visions et des manifestations de l’esprit. Mais un autre élément apparaît dans la cosmovision yaqui, c’est la notion obscure du saurino 756 , développé par Volker Schüler-Will à propos de la poétique visionnaire des Yaqui. L’univers du saurino nous amène à reformuler la distinction entre les rêves sans pouvoirs et le « rêve éveillé », celui du sewa aniya, du Sewa Wailo et surtout de Vari sehua, « Divinité fleur », qui, comme dans la poésie nahuatl, a pour fonction de porter les choses au-delà, dans le monde autre.

Notes
723.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 49.

724.

Son vrai nom serait Martín Guichoca. Dans cette usurpation patronymique, nous retrouvons, d’une certaine façon, le processus de « l’interchangeabilité des formes identifiées ».

725.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, tomo I, op. cit., p. 271.

726.

Ibidem.

727.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., pp. 334-336.

728.

Pauahtun, le dieu vieux des Maya, pourrait offrir une certaine analogie étymologique avec le terme pa­pahua.

729.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 334.

730.

Ibid., p. 335.

731.

Ibidem.

732.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 809.

733.

Michel Perrin, Les praticiens du rêve, Ed. « Quadrige » PUF, 2001, p. 133.

734.

Jane Holden Kelley, Mujeres yaquis, op. cit., pp. 124-125.

735.

La « Vela » est comparable au tonalli des Nahua.

736.

Géza Róheim, Les portes du rêve, Ed. Payot & Rivages, 2000, p. 445.

737.

Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Ed. Gallimard, 1992, p. 264.

738.

Ibid., p. 263.

739.

Carlos Silva, Juya Jiawaim. Ecos del monte, op. cit., p. 104.

740.

Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, op. cit., p. 264.

741.

Ibidem.

742.

Cf. 3ème partie.

743.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 52.

744.

Juan José Rodríguez Villarreal, Los indios del noroeste en los escritos de sus cronistas, op. cit., p. 127.

745.

Communication personnelle.

746.

Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, op. cit., pp. 194-195.

747.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 172.

Alejandro Figueroa reprenant les propos de Ralph Beals, fait référence à cette « organisation d’anciens qui déjà à partir des années 30 n’existait plus ou tout du moins n’était plus visible : les Susuákamem ».

748.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 281.

749.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 172.

750.

Alfredo López Austin, Alfonso Caso, Gutierre Tibón, Aguirre Beltrán.

751.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 61.

752.

Ibid., p. 163.

Le Matupari est un carcajou, un animal qui dans la cosmovision yaqui fait partie des animaux qui sont ca­pables d’octroyer des pouvoirs surnaturels, ceux du yo joara.

753.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora. Tiempos prehistóricos, tomo I, op. cit., p. 348.

754.

Il nous renvoie au Ximoayan, le « Lieu des décharnés » mais aussi au pouvoir de la membrane avec laquelle le nahualli, le « sorcier », se transforme en animal. Nahualli, que López Austin traduit par : « ce que j’ai sur ma surface, sur ma peau, autour de moi ». (Cf. Hombre-Dios, op. cit., p. 118).

755.

Alfredo López Austin, Hombre-Dios, op. cit., p. 110.

756.

Volker Schüler-Will, El noroeste de México, sus culturas étnicas, op. cit., p. 291.

Le terme « saurino » provient de l’adjectif « saurín » qui dans l’encyclopédie Espasa Calpe est synonyme de zahorí et désigne le devin. Les Yaqui utilisent surtout ce mot pour désigner le jiak biba qu’ils appellent le « tabaco saurín », c’est-à-dire un tabac fait pour savoir.