Les Surem

Dans la tradition orale des Yaqui, le mythe des Surem (ceux qui avaient la maîtrise du futur) s’inscrit dans cet « acte de parole » où par l’instantanéité des trois modes de temporalité (passé, présent, futur), ils synthétisent tout ce que les Yaqui doivent rendre continuellement présent, c’est-à-dire la réinitialisation constante du particularisme yaqui face à l’imminence de la mort.

Les Surem marquent la rupture entre le monde magique du yo aniya et la réalité désormais instaurée par la parole évangélique. Les Yaqui, au-delà du processus évangélisateur, ont réussi à préserver dans la part magique de leur monde le « fondement mythique de la métamorphose » 757 .

Cela se traduit par le phénomène du « syncrétisme » religieux que la notion « d’adapta­bilité » exprime plus précisément, car le processus de christianisation est toujours resté en marge des forces magiques du monde naturel. Le huya aniya est ce monde autre de la dualité, de la métamorphose, de « l’imprégnience », que les jésuites ne peuvent pas rem­placer par la dichotomie religieuse de leur monde spirituel.

Edward Spicer écrit à ce propos : « … Les Yaqui n’ont jamais accepté cette conception d’un monde spirituel bon et d’un monde matériel mauvais ; … au vingtième siècle il apparaît clairement que les Yaqui continuèrent à croire au huya aniya » 758 .

La valeur axiologique du mythe Suré dévoile un être au monde qui, dans la tradition orale yaqui, est valorisé par « l’acte de parole » d’un passé atemporel, celui du bat-naátaka, qui instaure le cadre de la cosmovision du peuple yaqui. Ainsi, les Surem sont-ils considérés comme les ancêtres qui refusèrent la doctrine jésuite et qui vivent encore de nos jours dans le « yo oani », cet univers surnaturel qui pénètre une dimension « plus ultra » dans laquelle les hommes, les animaux et les plantes partagent un univers psychique commun. C’est le domaine de l’incorporéité 759 , de l’infini, de « l’immortalité » 760 , que les Surem ont réintégré, comme l’a écrit Edward Spicer.

Dans ce monde-là, les Surem se métamorphosent en étoiles tandis que d’autres deviennent des yoawa : les formes surnaturelles se manifestent alors à travers le don du seataka, du ute’a ou du morea. La manifestation du pouvoir prend aussi la forme du Sewa Wailo (la Terre sous l’aube dans le dépassement de l’entre-deux), du Yooeta (dans le rôle du maître), de Yoomo’omoli 761 (le père des Pajkoola), mais aussi à travers les êtres ancestraux 762 demeurant dans le huya aniya. Le pouvoir des formes surnaturelles participent d’une autre réalité, celle de l’ensueño, le « rêve éveillé » 763 , ainsi que du yo joara, du sewa aniya, du tuka aniya, etc.

Les Surem sont les enfants de Yomumuli qui, d’après l’histoire de « Yomumuli et les petits hommes Surem », vivaient déjà depuis très longtemps sur le territoire appelé Suré ; terre qui portait en son centre le Kuta nokame, « l’Arbre prophète », constituant le lien des Surem avec l’univers céleste.

Yomumuli est le principe double féminin/masculin :

« yo », ancien, magique et enchanté.

« mumu », abeille.

« li », qui, d’après le Mtro. Carlos Silva Encinas, est probablement un suffixe apposant une « forme de titre honorifique ».

La présence du préfixe « yo ou yoo », exprime le caractère ancestral de ce personnage mythique maître de son « unité dédoublée », qui apporte au peuple Suré sur terre les es­sences cosmiques (eau/feu) et la connaissance de leur origine.

Le rôle de « mumu », qu’il est très difficile d’expliquer, mis à part les qualités magiques que les Yaqui attribuent aux animaux, est sans doute en relation avec le bruit produit par l’Arbre prophète, son bourdonnement semblable à celui des ailes d’une abeille.

La bivalence de ce personnage, Yomumuli/Yoomo’omoli, établit la relation du principe double avec, pour Yomumuli, le supraterrestre et pour Yoomo’omoli, l’infraterrestre. Yoomo’omoli est le père des Yomumulim, les frères jumeaux qui deviendront Pajkoola. Leticia Varela, apporte une version un peu différente où en réalité les Yomumulim sont trois frères tandis que le fils de Yuku (dieu de la pluie) complète le dispositif formant la quadrature du Maáso yi’iwa. On peut dire que le danseur Cerf situe l’axe de la métamorphose entouré par les Pajkoola qui disposent les niveaux de l’infra et du supra.

Pour María Eugenia Olavarría, les Yomumulim « ne sont qu’une métonymie de leur propre père qui s’exprime à travers leur nom » 764 . A notre avis, ils devraient plutôt être présentés comme les hypostases de Yomumuli, c’est-à-dire le principe dual qui agit par ses dédoublements pour délimiter les trois niveaux de la quadrature de l’univers.

La distinction entre supra et infra, contenue dans le nom de Yomumuli/Yoomo’omoli 765 , est d’autant plus significative, que Yoomo’omoli se présente également sous l’appa­rence du « Berrendo » 766 , l’animal magique qui apporte son don de pouvoir à celui qui par le « rêve éveillé » reçoit son enseignement.

Le « Berrendo », aujourd’hui substitué par le Chivo, accueille le voyageur des songes dans les profondeurs d’une grotte, il accomplit alors ses pas de danse : le transfert de « l’essence du Berrendo » est symbolisé par l’acte d’uriner sur les jambes du futur Pajkoola et de lécher son visage par lequel il reçoit le masque de sa dualité.

Santos García Wikit précise à ce propos que les Pajkoola, avant l’arrivée des Espagnols, se cicatrisaient le visage puis au moment du rituel le peignaient avec les couleurs symboliques du rouge, du noir et du blanc. L’homme Pajkoola, avant d’être reconnu comme tel, devait passer une épreuve de témérité sur la montagne Takali où il était consacré danseur Pajkoola en recevant ses ornements 767 .

Notes
757.

Carlos Silva, El noroeste de México sus culturas étnicas, op. cit., p. 284.

758.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 80.

759.

Ce qui recouvre les phénomènes extatiques de la transe, du rêve et des états de conscience altérée produits par les plantes.

760.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 79.

761.

Yomumuli (mère des Surem) / Yoomo’omoli (père des Pajkoola) est l’unité dédoublée par son principe féminin/masculin (infra et supra) qui révèle l’axe de convergence signifié par le Kuta nokame.

762.

Les Kobanaom que Yomumuli placent sur les montagnes pour attendre la venue des Espagnols, mais qui après le premier contact réincorporent le monde autre.

763.

Cf. 1ère, 2ème et 3ème partie.

764.

María Eugenia Olavarría, Análisis estructural de mitología yaqui, op. cit., p. 58.

765.

Nous tenons à préciser que notre analyse, à partir des éléments contenus dans les mythes, se situe hors du cadre syncrétique que d’autres auteurs font prévaloir dans leur interprétation de la cosmovision Yaqui.

766.

Le Berrendo (l’Antilope) est aujourd’hui, dans le contexte syncrétique, remplacé par le Chivo (le Bouc). Le Berrendo est l’animal magique qui apporte le pouvoir de la danse au Pajkoola. Son pouvoir se manifeste dans le monde du « rêve éveillé » pour enseigner au danseur Pajkoola les pas magiques qui font de lui le « Sabio de la fiesta ». L’esprit du Berrendo dépasse l’animal physique lui même car il représente « l’essence du Berrendo », être surnaturel doté de pouvoirs magiques.

767.

La parure du Pajkoola se compose de :

Coyolim, la ceinture sonaja avec des grelots métalliques.

Teneboim, les sonaja confectionnées avec des cocons de papillons qui sont enfilés deux par deux sur un fil, un des cocons contient plus de petites pierres que l’autre, ce qui crée la dualité du son masculin et du son féminin. Les Teneboim sont enroulés autour des jambes, de la cheville jusqu’à la naissance de la cuisse, pour les plus longs.

Sena’aso, le sistre.

Kusim, le chapelet.

La Vela, façon particulière d’attacher les cheveux sur le haut de la tête avec un ruban rouge, prend également le nom de sewa.

Le masque, qui représente différents animaux comme le singe, le coyote, le bouc, etc.