Les petits hommes

Dans le mythe de « Yomumuli et les petits hommes Surem », pour ne reprendre qu’une version du mythe, celle que les Kobanaom du peuple Suré appellent, pour déchiffrer le message céleste, est Yomumuli qui, dans la transmission de la parole de l’Ar­bre prophète, apparaît dans une double attitude.

Yomumuli, après avoir attentivement écouté l’Arbre prophète, annonce au peuple Suré la Conquête, l’avènement du Christ et l’apparition du bien et du mal. Toutes ces choses qui surviendraient pour faire d’eux des bato’im, des « personnes », c’est-à-dire les hom­mes qui resteraient pour accepter le baptême.

Les Surem réagirent avec mécontentement ; ils ne voulaient pas se soumettre à la prophétie et accusaient Yomumuli de mentir pour leur être désagréable et pour les angoisser. Pour les Surem, Yomumuli avait tout inventé, car ses paroles ne correspondaient plus du tout aux lois ancestrales qui depuis l’aube des temps avaient régi leur situation terrestre ; ils « l’accusaient d’inventer ces choses et de forger des histoires » 796 .

Yomumuli, face aux accusations, réagit et adopte un comportement paradoxal : elle fait comme si l’Arbre mentait tout en sachant qu’il dit la vérité pour ne plus avoir à supporter les propos blessants de son peuple. L’antagonisme croissant qui s’instaurait à propos des vérités annoncées par l’Arbre entre les différents groupes de la nation Cáhita, plus la défiance exprimée à l’encontre de Yomumuli, provoquèrent sa colère et elle décida de partir. Et, « comme elle était en colère, elle décida aussi de prendre la rivière et de partir vers le Nord. Ainsi, sa rivière sous le bras, elle partit sur un nuage en direction du Nord » 797 .

Etrangement, et toujours dans ces attitudes contradictoires, ceux qui s’étaient montrés les plus hostiles aux propos de Yomumuli, décidèrent eux aussi de partir, car la perspective d’affronter la Conquête ne les réjouissaient guère. C’est de cette façon que certains d’entre eux s’en allèrent vers les sept océans, pour vivre dans la mer, métamorphosés en baleines, en tortues, en poissons. D’autres, par contre, allèrent se réfugier dans les montagnes de la Sierra, sous la terre, pour se transformer en fourmis, en lapins, etc.

En fait, les Surem sont devenus les différents animaux (fourmis, abeilles, oiseaux, cerfs, coyotes, pumas, serpents, etc.) qui font désormais partie du yoawa ; monde ancestral des formes magiques et surnaturelles que les Yaqui respectent et craignent.

La légende du « Peuple Serpent » exprime les relations que les Yaqui entretiennent avec leur monde naturel : un homme, Habiel Mo’el, qui avait pour habitude de se rendre de village en village, croisa sur sa route un énorme serpent qu’il frappa de toutes ses forces sans réussir à le tuer. Il continua sa route et arriva à un village où il fut tout de suite présenté aux Kobanaom du Peuple Serpent pour être jugé : il était accusé d’avoir frappé une jeune fille. Habiel Mo’el se défendit d’avoir commis un tel acte en affirmant que c’était la première fois qu’il voyait cette jeune fille. Les Kobanaom, après délibération, décidèrent de le laisser partir parce que c’était la première fois qu’il commettait une telle offense. De retour à Hekatakari il raconta au vieil homme qui s’appelait Wete’epoi ce qui lui était arrivé.

« Tu as commis une grande faute », lui dit Wete’epoi. « Tous les animaux, comme les hommes, ont leurs propres autorités et leurs propres lois. Tu as frappé un serpent qui traversait ton chemin et qui ne te gênait pas. Les Autorités de ce peuple ont pris des décisions quant à ton sort. Tu ne devras plus jamais recommencer ce genre de choses. … Je te donne un conseil. Ne touche jamais un serpent, un coyote, ni aucune autre sorte d’animal, qui traverserait ton chemin sans te gêner » 798 .

Aujourd’hui encore, nous dit Volker Schüler-Will, les Yaqui demandent pardon au cerf avant de le tuer ; ils lui adressent une petite prière avant de lui porter le coup fatal.

Mais les Surem ne constituent pas seulement le peuple qui s’est métamorphosé en toutes sortes d’animaux, c’est-à-dire ceux qui ont incorporé le yoawa. Les Surem sont également les « hommes sages » qui réincorporent le domaine de l’infraterrestre ou du subaquatique et, selon la tradition orale, ce qui peut paraître encore plus inconcevable, les Surem existent toujours aujourd’hui sous leur forme originelle comme « ils ont existé dans l’antiquité » 799 . Sixto Sebisa Tosaamasai ou María Rendón Buitimea, font allusion à la présence des Surem 800 dans certains villages de El Yaqui ; ils auraient également été aperçus dans d’autres États du Mexique. Pour Sixto Sebisa, les Surem était un peuple très puissant et les premiers à s’être installés sur la terre de la vallée de El Yaqui, ce qui lui permet d’affirmer qu’il est totalement faux de croire que les Yaqui sont un peuple de nomades venus du Nord comme veulent le faire croire les Mexicains.

Sixto Sebisa, par son propos, tient surtout à préserver, pour l’aspect strictement historique, ce que le professeur Carlos Silva Encinas a défini comme le « contexte culturel de la défense du territoire traditionnel des Yaqui » 801 ou plus exactement de ce qu’ils ont pu conserver de leur territoire originel après 400 ans de luttes armées.

Le contenu mythique de l’histoire du peuple Suré inclus également la réalité de « l’au­tochtonie » des Surem, mythe auquel Pablo Alvárez Romero donne le titre tout simple d’Ume’e Surem, « Les Surem », et dont il commence ainsi le récit : « Oui, messieurs, je vais vous parler des Surem qui ont vécu ici dans El Yaqui. Ils sont originaires de cette région, Dieu les a créés ici, ils sont nos ancêtres, nous venons d’eux. Les Surem ont ha­bité ici dans les huit villages et ce n’était pas des personnes, Dieu les a créés ainsi » 802 .

L’origine mythique du peuple Suré, reconnaissant leur « autochtonie », nous l’avons déjà évoquée à propos de leur apparition sur la « Montagne Surem » que la Légende yaqui des prédictions cite nommément ; cette montagne sacrée qui est née du choc cosmique de la Napo Wisaim Jisnakame.

Pour Santos García Wikit, les Surem sont les « Sages » des temps ancestraux, les êtres submergés dans les domaines de l’infra et du supra par l’harmonie cosmique ; des êtres qui ne connaissaient ni la maladie, ni l’angoisse, ni la peur.

L’histoire de « Yomumuli et les petits hommes Surem », nous invite à découvrir un univers en rupture qui marque l’avènement des Yaqui. Les Surem, pour les Yaqui, deviennent les esprits gardiens vivant dans les profondeurs de la terre et des mers. Ils prennent alors la forme de sirènes ou de baleines qui, en apparaissant et disparaissant comme par enchantement, viennent porter secours aux Yaqui qui se trouveraient en danger, perdus sur les flots d’une mer déchaînée.

Yomumuli, les Surem et l’Arbre, se retrouvent donc dans un rapport de convergence identique qui maintient, tant que la « césure » ou la rupture n’est pas effective 803 , les trois plans cosmiques, vecteurs des interactions entre les différents niveaux.

Le corpus mythologique des Yaqui reflète les interactions entre les passages d’un plan à l’autre qui sont fréquemment mentionnées : par exemple, dans le mythe de Suawaka, « l’Étoile filante », ce dernier descend du ciel pour tuer les serpents à sept têtes, les « Chupúkame », qui vivaient dans les montagnes de Takalaim et de So’ori. Un jeune berger 804 qui avait assisté à la mise à mort du serpent à sept têtes est invité par Suawaka à l’accompagner vers l’autre côté du monde, dans la demeure céleste de Yuku ya’ut. Le jeune berger, sur les épaules de Suawaka, se retrouve d’un seul bond dans le monde autre, là où le Yuku ya’ut ne tolère la présence d’aucun être terrestre 805 .

Tukawiru, le « Vautour nocturne », est un mythe qui raconte également le voyage d’un jeune Suré vers la maison du dieu du vent. Sur le dos de Tukawiru, il doit affronter, avec l’aide de ce dernier, la région des trois vents afin d’atteindre l’espace céleste du dieu du vent. La région des trois vents distribue les espaces intermédiaires et les épreuves que les êtres terrestres doivent surmonter pour rejoindre la demeure des êtres supra­terrestres. Là, le jeune homme est contraint d’effectuer un certain nombre de tâches très difficiles ; il reçoit l’aide de Tosalisewa, « fleur Blanche », la fille du dieu du vent.

Tosalisewa, pour sauver le jeune homme des desseins funestes de Tukawiru, lui porte secours en prenant la fuite avec lui. Ils sont rattrapés par la femme de Tukawiru, qui jouait au « ochia bweha » 806 , juste au moment où le jeune homme retrouve son épouse et oublie qu’il doit la réussite de son retour au monde terrestre à l’amour de Tosalisewa.

Le mythe de Tukawiru, pour le jeune homme réintégrant le domaine terrestre, symbolise la perte du souvenir de son voyage dans le supraterrestre ; il est la victime d’une sorte d’amnésie qui fait disparaître la réalité du monde autre. Dans ces circonstances, pour le jeune homme, le monde autre devient un rêve, une illusion, quelque chose qui n’a pas existé, sauf dans l’altération de sa conscience. L’aventure du jeune homme devient alors un mythe qui place le monde autre dans un « méta-discours » qui permet, d’une certaine manière, d’appréhender les phénomènes du réel social pour les valider par la narration du mythe.

Les Surem sont donc devenus les non-personnes, des êtres qui vont préserver le monde dans lequel les animaux et les hommes parlent un même langage et où les trois plans de l’univers, par l’axe de l’Arbre prophète, se révèlent l’un à l’autre. Des non-personnes, mais dans une aperception du monde que les évangélisateurs imposent aux Amérindiens où, dans la contradiction des termes, les Surem sont les premiers véritables Yo’emem 807 , c’est-à-dire qu’ils sont eux aussi reconnus par le monde naturel qui les entoure comme des « Personnes ». Nous sommes confrontés à une perception de l’individu qui oppose deux conceptions totalement différentes de la « personne » dans ce rapport d’altérité où les Yaqui deviennent des êtres humains seulement à partir du moment où ils sont baptisés, où ils portent des noms chrétiens 808 et où ils deviennent des bato’im. La reconnaissance de l’individu joue sur la signification des mots pour instaurer une distinction indiscutable entre deux conceptions de l’être au monde avec d’un côté les Surem qui sont des Yo’emem et de l’autre, les Yaqui qui sont les Bato’im.

La compréhension de la notion de « personne » se complique encore un peu plus, parce que les Yaqui, les Mayo et les Tehueco 809 , continuent à s’appeler entre eux Yo’emem. En fait, cette dénomination restaure, après 400 ans de luttes armées, la démarcation que les groupes ethniques cités veulent établir entre la dénomination que les yorim leur ont attribuée (Yaqui, Mayo, Tehueco, etc.) et celle qui, d’après eux, les différencie des yorim.

Les Surem sont les premiers Yo’emem, mais dans un rapport au monde qui les inscrit dans une communion et une communication parfaite avec les trois plans de l’Univers, là où le yo aniya renferme toutes les manifestations de l’esprit, espace qui d’après une très belle légende est celui qui donne son être aux Surem.

La légende 810 raconte « que deux cerfs se trouvaient dans la Sierra et pour la première fois ils virent un homme, armé de son arc et de ses flèches, et ils l’appelèrent yebuku yoleme… Cet homme comprenant le langage du cerf, sut qu’ils l’avaient appelé yebuku yoleme. Et, c’est ainsi que les gens s’appellent aujourd’hui de cette manière. Yoreme est une personne ».

La légende nous place directement dans le domaine où les hommes et les animaux évoluaient dans un monde « méta-psychique » commun qui leur permettait de partager un même langage, celui dont le cerf se sert pour les différencier.

Le Cerf insère à nouveau le concept du double, de la dualité, car ils (les deux cerfs) sont deux pour exprimer dans un seul langage la nature de l’homme, celle d’être un Yo’eme. La dualité du cerf nous renvoie au cerf bicéphale de la mythologie nahuatl dont le culte est imposé par le dieu Camaxtle/Mixcóatl, c’est-à-dire Iztacmixcóatl.

La légende, par la référence au cerf double, dévoile la figure du Sewa Wailo, le maître de la dualité qui, pour les Yo’emem, symbolise les valeurs ancestrales qui aujourd’hui encore construisent le particularisme yaqui ; cerf que les Yo’emem dénomment Sewa yo’eme, « Homme fleur » pour préciser que toutes les formes de vie partagent un mode de communication intelligible dans le huya aniya/yo aniya.

Enfin, le Kuta nokame, « l’Arbre prophète », récepteur du monde céleste qui apprend aux Surem les noms des astres du ciel, participe aux trois espaces de la communication entre les hommes, les animaux et les plantes. Les trois plans de l’ordre cosmique leur étaient ouverts grâce aux interactions entre l’infra, le terra et le supra qui provoquaient, pour les Surem, le tiers espace de la métamorphose, de la transmutabilité et de l’immortalité. Paradoxalement, la rupture entre les Surem yo’emem et les Yaqui bato’im préserve l’interagir entre les trois niveaux. Cela se manifeste tout simplement au moment de la césure (entre les Surem et les Yaqui) par les directions distinctes qu’empruntent Yomumuli (le supraterrestre) et les Surem (l’infraterrestre). Cette distinction signale aux Yaqui (ceux qui provoquent la séparation) la réalité des deux autres plans constituant l’espace qui pour les Yaqui se trouve désormais à la périphérie de leur vie quotidienne.

Le mythe de Yomumuli et des Surem renferme le secret de l’accessibilité à l’origine de la vie car par la disjonction du haut et du bas, les Yaqui situent l’entre-deux, « l’espace autre », où par la manifestation de l’esprit ils réincorporent leur état originaire.

Les Yaqui se trouvent donc entre la vérité d’un mythe, celui du peuple Suré, et celle de leur entrée dans le temps historique des Espagnols. Le mythe des Surem crée le décalage conceptuel où le hors du temps délivre l’individu de son historicisme pour lui permettre de se débarrasser de l’inertie qui provoque la mort. Nous pouvons dire, que le comportement anhistorique des Yaqui répond à l’exigence de la re-contextualisation de leur position face à l’éventualité de la mort. La mort est un « espace autre » qui doit être constamment réévalué.

L’individu doit se débarrasser de sa propre histoire, car tant qu’il est prisonnier de son historicisme il ne peut pas vivre la réalité du mythe ; malgré leur inclusion dans le rapport historique de l’homme des temps modernes, les Yaqui, par la reconnaissance du peuple Suré, préservent un monde autre tout aussi réel.

La rupture entre les Surem et les Yaqui impose une autre vision du monde, celle des Occidentaux qui dorénavant instituent la primauté du temps historique et à ce titre la mortalité de l’homme aux dépens du hors du temps mythique avec l’immortalité du peuple Suré. Les Surem sont devenus un mythe parce que le rapport au temps et à l’espace ont été modifiés. Il ne pouvait en être autrement du moment où, selon les évangélisateurs, « tout ce qui ne trouvait pas sa justification dans l’un ou dans l’autre des deux testaments était nécessairement faux » 811 .

Mais, pour les Yaqui, le lien n’est pas définitivement rompu, parce que les Surem, par leur départ, délimitent les trois plans cosmiques 812 de la « réintégration de la conscience ». Ils établissent surtout la cartographie ou topographie sacrée des lieux de pouvoir où ceux qui reçoivent la manifestation de l’esprit peuvent vaincre la mort ; ils prononcent enfin les paroles ancestrales du bat-naátaka où sont conservés les mots clés qui libèrent l’esprit de son aphasie.

Le mythe est une réalité vécue 813 , une « réalité vivante à la fois rétrospective et actuelle. Pour l’indigène il n’est ni une histoire imaginaire, ni un récit se rapportant à un passé mort, mais le tableau d’une réalité plus vaste, qui subsiste encore en partie. Elle subsiste, parce que tous les précédents dont l’indigène peut se réclamer, ses lois, sa morale, se trouvent formulés dans le mythe » 814 . Pour les Surem, le mythe, cette réalité vécue, est peut-être une autre manière de vivre l’histoire, celle qu’ils ont privilégié pour devenir des Yo’emem, c’est-à-dire des « per­sonnes » ou des hommes qui élaborent une forme particulière de concevoir le monde. Un vécu du monde qui ne peut s’accorder avec la notion de « personne » telle que les évangélisateurs l’ont formulée. Les Yaqui sont des Yo’emem, mais dans un rapport au monde qui aujourd’hui tend plus à signifier la ligne de démarcation entre eux et les yorim, que leur capacité à préserver l’harmonie des trois plans de l’Univers instaurée par les Surem. Cependant, il faut reconnaître que par cette dénomination identique de Yo’emem, les Yaqui tentent de maintenir le monde autre, celui d’un hors du temps (du mouvement entre les différentes strates), qui leur permet de se déplacer dans le monde du yo aniya, du yo joara, des yoawa, etc. Et, dans ce monde des forces magiques, seul le sorcier (le maître de la parole) parvient à créer l’oscillation entre le dual (l’autre moi) et le triple (l’espace autre ou le tiers espace) pour dépasser la mort.

Les Yaqui, en devenant des bato’im, ont légitimé la parole/action de l’Arbre prophète ou du jiak biba. Ils ont également, dans ce rapport à l’autre et par leur résistance aux doctrines évangélisatrices, réussi à protéger le monde des pouvoirs surnaturels (le yo aniya) qui, paradoxalement, auraient disparu si tous les Surem avaient décidé de partir pour réintégrer « l’essence des choses ».

Ainsi, à partir de la volonté des jésuites de faire abandonner aux Yaqui leurs anciennes croyances, ces derniers ont tout simplement déplacé ce qui était la « source de toutes les choses » 815 , c’est-à-dire le huya aniya où les Yo’emem « n’étaient qu’un élément de plus en lui » 816 , vers ce qui est devenu une « partie spécialisée d’un tout supérieur au lieu du tout lui-même » 817 . Le huya aniya a été préservé parce qu’il symbolise dorénavant le monde autre, celui que les Surem en accord avec le mythe de l’Arbre prophète ont réintégré. Les Yaqui (les bato’im) instaurent alors la séparation entre l’habitat des Surem, cette immanence du huya aniya, et l’émergence des Villages 818 (ou du pweplum yaqui) au sein desquels ils sont regroupés par les jésuites ; dans cette répartition, le huya aniya devient « l’autre monde, le monde sauvage entourant les villages » 819 , au lieu de représenter, comme l’habitat des Surem, « l’essence des choses » à laquelle ils appartenaient.

Le huya aniya continue d’exister parce que les Yaqui en acceptant le monde des jésuites ont validé et pérennisé la parole de ceux qui avaient décidé de partir ; les Surem et le huya aniya existent parce que ceux qui sont restés, les Yaqui, le confirment.

Les jésuites, malgré leurs efforts, ne sont pas parvenus à « éliminer le monde traditionnel unitaire des Yaqui, et encore moins à introduire leur propre distinction entre le règne matériel et règne spirituel » 820 . La complexité des interdépendances entre le monde jésuite et celui des Yaqui alimente, encore aujourd’hui, les discussions autour du con­cept de l’identité ethnique des Yaqui où la « pseudo explication du pur syncrétisme » 821 , comme élément opérateur dans la constitution de cette identité, est insuffisant. La mythologie et les expressions religieuses des Yo’emem, ainsi que la pluralité des formes où se manifeste la spécificité du particularisme yaqui (comme les actes de parole, le « rêve éveillé », les lieux de pouvoir, les promesses, « las mandas », faites à certaines confréries, celles des Matachinim ou des Chapayekam, etc.), révèlent un système que certains ethnologues conceptualisent sous les termes de « persistance » 822 , « d’ambivalence » 823 ou « d’adaptabilité » 824 .

Ces concepts traduisent les difficultés inhérentes à la catégorisation de ce groupe ethnique, toujours prêt à défendre les marqueurs de différenciation fondant la valeur axiologique de son être au monde ; ce comportement, face à la réalité du huya aniya, est constamment réévalué pour répondre à l’exigence imposée par l’autre côté du monde.

Si nous devions également proposer un concept pour définir le particularisme yaqui, nous pencherions plutôt pour celui de la fonction ré-évaluative que les Yaqui appliquent dans leurs relations à l’autre. Il se manifeste alors par ce qu’ils ont de plus spécifique, c’est-à-dire dans ce que le Mtro. Manuel Carlos Silva appelle la « valeur axiologique » 825 du peuple Suré qui, face aux manifestations du huya aniya (les animaux, la nature, le rêve, etc.), réévalue toujours les manifestations du monde autre et que les Yaqui, comme par une sorte d’atavisme, reproduisent.

La fonction ré-évaluative des Yaqui se place donc sur le même niveau d’interférence que celui de leurs ancêtres les Surem qui, face aux phénomènes de la nature, de la « sur­nature » et des animaux, réinterprètent et réévaluent, au moment précis du contact, l’en­jeu de cette rencontre.

Les Yaqui, par la préservation du monde traditionnel, délimitent le cadre des interactions où ils sont conscients du comportement qu’ils ont à adopter : toujours agir avec prudence envers les perceptions sensorielles provoquées par un phénomène en apparence fortuit.

Ce phénomène peut se manifester sous l’apparence d’un homme très petit où l’inconce­vable se matérialise quand María Rendón Buitimea dit : « Nous allâmes à Rahum parce que je voulais voir et connaître les Surem.… Nous étions mon mari et moi et celui qui s’appelait Lauro Rendón. Le quatrième jour d’attente sortit un tout petit enfant avec un pagne vert vif ainsi qu’une femme, deux seulement sortirent pour que nous puissions les voir et nous les vîmes et je leur dis ‑ ah ! c’est vous les Surem ? On nous a raconté que vous vivez ici depuis très longtemps, maintenant nous savons où vous vivez et je vais vous rendre visite plus souvent ‑ Nous y allions toujours parce que nous voulions les voir, mais ils ne sortirent qu’une seule fois et après ils ne ressortirent plus. … » 826 .

María Rendón Buitimea ajoute : « Ils avaient le corps comme nous mais très petit, la couleur de leur peau était brune et les vêtements qu’ils portaient étaient de couleur verte avec des rayures… » 827 .

Pour María Rendón Buitimea, les Surem vivent toujours : « Les Surem n’ont pas encore disparu… ils vivent là-bas, en cet endroit qui se nomme la terre des Surem. Ils vivent sous terre et ils ne sortent pas parce qu’ils ont peur des gens… » 828 . Les Surem existent, pour les Yaqui cela ne fait aucun doute.

Notes
796.

Ruth Giddings, Yaqui myths & legends, op. cit., p. 28.

797.

Ibidem. Le Nord qui dans la mythologie nahuatl est le Mictlan mais aussi la région de l’origine des Nahua. Moctezuma est d’ailleurs l’instigateur du voyage des 60 nahual pour qu’ils retrouvent la terre d’ori­gine et qu’ils découvrent si leur Déesse mère, Coatlicue, était encore vivante.

798.

Ruth Giddings, Yaqui myths & legends, op. cit., pp. 62-64.

799.

Carlos Silva, La relación entre discurso y cultura en la leyenda yaqui sobre los Sures, op. cit., p. 6.

800.

Nous avons nous aussi, dans des circonstances un peu particulières, peut-être rencontré une femme Suré.

801.

Carlos Silva, La relación entre discurso y cultura en la leyenda yaqui sobre los Sures, op. cit., p. 4.

802.

Pablo Alvárez Romero, quand il affirme que les Surem étaient des « non-personnes », fait surtout référence à ce que le professeur Carlos Silva Encinas a appelé la conception magico-religieuse des Yaqui où les non-baptisés étaient des non-personnes. Nous retrouvons ici la notion des bato’im où ceux qui ont accepté la religion catholique deviennent des personnes, c’est-à-dire des mortels.

803.

Dans une autre version du mythe de « l’Arbre prophète », Yomumuli brûle avec un cigare gigantesque l’Arbre ; cet acte établit dès lors la rupture des Yaqui avec leur monde ancestral, celui des formes magiques qui participaient d’un ordre cosmique où les trois niveaux (l’infra, le terra et le supra) étaient réunis.

804.

Une autre version mentionne la présence d’un pêcheur à l’endroit même où Suawaka tue le serpent à sept têtes.

805.

Carlos Silva, Juya Jiawaim. Ecos del monte, op. cit., pp. 113-117.

806.

Le jeu du « womi », du « ochia bweha » ou du « gocgímmari » chez les Yaqui ou le jeu de balle en général, symbolisent la vision cosmique de la grande majorité des Amérindiens ; chez les Azteca, nous savons que les « objets et les phénomènes terrestres ne sont ni plus ni moins que le reflet des phénomènes célestes ». (Cf. Walter Krickeberg, Las antiguas culturas mexicanas, op. cit., p. 130).

Ici, le jeu de balle des Yaqui est un « méta-symbole » qui reproduit le jeu cosmique entre le Soleil, la Lu­ne et les Étoiles, ce jeu que les Azteca ont appelé Tlachtli.

Le jeu de balle, dans le mythe de Tukawiru, représente dans un premier temps la descente sur terre du jeu céleste et dans un deuxième temps le mouvement (de la balle) qui emporte l’individu dans son retour vers la demeure céleste.

807.

Yo’emem prend le sens de « Personnes », « Êtres Humains », « Hommes ».

808.

Andrés Pérez de Ribas, lors des campagnes baptismales dans la vallée de El Yaqui, a été horrifié par la propension des noms yaqui à se référer à la façon de tuer : par exemple, Buitimea, « Celui qui tue en courant », Cochemea, « Celui qui tue en dormant », Usacamea, Basoritemea, Conibomea, etc. Ce trait caractéristique des noms Yaqui nous le retrouvons également dans le nom de certains animaux comme Guochimea, « Sauterelle qui tue ».

Andrés Pérez de Ribas écrit à ce propos : « … je n’ai trouvé presque aucun indien qui n’eût un nom dérivé et significatif des morts qu’il avait données ; comme celui qui avait tué quatre ou cinq ou dix personnes, celui qui avait tué dans la montagne, sur le chemin, dans les semailles. Et, bien que dans les autres nations il existât de semblables noms, ils étaient beaucoup moins nombreux ; … ». (Cf. Triunfo de nuestra Santa fe entre las gentes más bárbaras y fieras del nuevo orbe, tomo 2, op. cit., pp. 64-65).

809.

le groupe ethnique des Tehueco a aujourd’hui disparu.

810.

María Eugenia Olavarría, Símbolos del desierto, op. cit., p. 14.

811.

María Eugenia Olavarría, Símbolos del desierto, op. cit., p. 21.

812.

Dans la mythologie nahuatl, ces trois plans sont définis par l’Omeyocan (le supraterrestre), le Tlalocan (le paradis terrestre) et le Mictlan (l’infraterrestre) ; trois destinations qui en fait n’en font qu’une seule, celle du retour vers « l’essence des choses ».

813.

Bronislaw Malinowski, « Le mythe dans la psychologie primitive », un article extrait de Mœurs et coutumes des Mélanésiens,Paris, Ed. Payot, 1933, p. 8.

Michel Boccara, La part animale de l’homme. Esquisse d’une théorie du mythe et du chamanisme, Paris, Ed. Economica, Collection Anthropos, 2002, p. 62.

814.

Bronislaw Malinowski, « Le mythe dans la psychologie primitive », op. cit., p. 26.

815.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 77.

816.

Ibidem.

817.

Ibidem.

818.

Le regroupement des Yaqui autour des huit villages ne doit pas être perçu comme un dispositif émanant de la seule volonté des jésuites ; il semblerait que cette disposition était d’une certaine manière déjà en place dans la mesure où les Yaqui considéraient certaines de leurs « rancherías », par exemple Torim, comme des centres de populations plus importants. D’ailleurs, c’est à Torim que l’on a découvert les Ar­chives contenant les Codex et autres documents qui ont été brûlés sur la place du village.

819.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 77.

820.

Ibid., p. 81.

821.

María Eugenia Olavarría, « Mitología de origen y destino », Símbolos del desierto, op. cit., p. 41.

822.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit.

823.

Cécile Gouy-Gilbert, Une résistance indienne. Les Yaquis du Sonora, op. cit.

824.

T. McGuire, Politics and Ethnicity on the Rio Yaqui. Potam Revisited, Tucson, University of Arizona Press, 1986.

825.

Carlos Silva, El contenido didáctico de la tradición oral yaqui, op. cit.

826.

PACMYC, Tres procesos de lucha por la sobrevivencia yaqui, op. cit., pp. 25-29.

827.

Ibidem. Le vert, la couleur précieuse de l’axe du monde.

828.

PACMYC, Tres procesos de lucha por la sobrevivencia yaqui, op. cit., pp. 25-29.