L’autre côté du monde

La tradition orale du peuple yaqui, par sa qualité de vecteur de la fonction ré-évaluative, introduit cette spécificité qui, au moment de la rupture entre les Surem et les Yaqui, définit les aspects du huya aniya qui sont inconciliables avec ceux du monde des jésuites. D’ailleurs, les jésuites, même dans leurs efforts pour écarter les Yaqui du monde enchanté du huya aniya ne sont pas parvenus à le remplacer par leur monde matériel, représenté par les images saintes de leurs êtres surnaturels.

Le huya aniya est finalement déplacé hors de ce qui devient pour les Yaqui la nouvelle norme, c’est-à-dire le « Pweblo » 858 . Les Yaqui, considèrent alors que la « réalité quotidienne concrète, avec la charge de ses cérémonies routinières » 859 se démarque, précisément par sa matérialité 860 , de l’univers « beaucoup plus allusif et mystérieux » 861 du huya aniya/yo aniya.

Le yo aniya est le monde de l’esprit, du « Grand Esprit » 862  : « Yo aniya hiapsita bena » 863 , « Yo aniya est un esprit ». Les Yaqui appellent cet esprit le « Père Céleste » 864 qui, dans les légendes et les mythes de Pusolana, crée la terre et toutes les formes vivantes.

Le « Grand Esprit descendit du ciel et, tombé sur la terre, il trouva une matière identique à celle qui sert aux travaux de céramique. Il remonta alors avec cette matière entre les mains pour la laisser tomber du haut du ciel dans le trou qu’il avait creusé. Immédiatement de cette argile Moctezuma jaillit tout formé et avec son aide les autres tribus de cette terre » 865 .

La légende fait également allusion à ces premiers temps du monde où les animaux et les hommes partageaient un univers psychique commun, qui leur permettait de communiquer, dans cet âge du monde détruit par le Déluge. Moctezuma et le Coyote sont d’ail­leurs les seuls à ne pas être emportés par le terrible cataclysme à partir duquel se met en place la quadrature du monde ainsi que l’une des premières allusions à la balle de caoutchouc, le ulin. La légende, dans un premier temps, nous permet d’appréhender la cosmovision des peuples de Pusolana où Moctezuma est le principe qui est à l’origine des peuples ; celui que les Yaqui considèrent également, comme : « Notre premier principe ».

Moctezuma, « Celui qui devient furieux », apparaît dans la tradition orale des peuples Amérindiens sous différents aspects et avec de multiples attributions. Par exemple, il est Cacique et Prêtre dans les tribus de Oasisamérica qui le présentent comme le créateur des bains de vapeurs et des oratoires pour conserver le feu sacré 866 . Il prophétise aussi la venue de l’homme blanc au moment précis où l’Arbre qu’il avait planté au centre du monde serait abattu. L’Arbre prophète dans la mythologie yaqui connaît un sort presque identique car il est brûlé par Yomumuli avec un cigare géant 867  ; le rôle de Omteme, le « Colérique », présente également des points de concordance avec la figure de Moctezuma : l’un comme l’autre sont confrontés à la venue de l’homme blanc dans une situation qui provoque la rupture avec ceux que Moctezuma appelle ses ennemis.

Cecilio Robelo, dans son livre sur la mythologie nahuatl, fait allusion à un bâton qui parle, la « Viga parlante » 868 , un prodige annonçant la venue des hommes qui viendraient conquérir le Mexique. Sahagún rapporte ce phénomène dans les termes suivants : Socoyote Moctezuma assiste au prodige et entend le « Bâton qui parle » entonner comme une personne le chant suivant : « veya no queztepole veltomitotia atlantevetztoce » ; allusion métaphorique au chemin aquatique emprunté par les Espagnols.

La ressemblance entre « l’Arbre prophète » et la « Viga parlante », quant à la prophétie identique annonçant l’arrivée des Espagnols et au don de parole attribué à ce bout de bois, met à nouveau en évidence les points de convergences entre les mythes yaqui et la mythologie nahuatl.

Chez les Pápago, la légende raconte que le Cacique Moctezuma était très estimé car il avait délivré le peuple des animaux gigantesques qui vivaient dans la lagune de « Qui­tovac » en leur lançant une énorme pierre. Les Pápago récupèrent la « pierre de Moctezuma » et depuis ce jour ils organisent, une fois tous les ans et pendant trois jours, une fête en son honneur. Pour les Pápago, Moctezuma, s’est transformé en l’Étoile du soir, « cette étoile qui scintille entre les branches de la forêt et qui les guide dans leurs pérégrinations vers le Pinacate » 869 .

Les Pueblo vouaient une telle vénération au dieu Moctezuma qu’ils osaient à peine prononcer son nom ; Moctezuma est également considéré comme le « Prophète de la terre » 870 , et les Zuñi, les Pima, les Ópata, les Yaqui, ainsi que d’autres tribus du Sonora 871 , organisaient une Danse sacrée en son honneur. Les Yaqui, par exemple, portaient un masque qu’ils appelaient tout simplement le « masque de Moctezuma » 872 . Ce masque était parfois attaché en haut d’un très grand mât autour duquel ils accomplissaient différentes cérémonies.

Les Indiens du Sonora, et plus particulièrement les Ópata, possédaient des totems en haut desquels ils attachaient des poupées 873 appelées « Moctezuma » sur lesquelles ils dé­cochaient des flèches tout en dansant autour du totem. Moctezuma participait également du « sabéisme », c’est-à-dire des rituels pratiqués autour du Soleil (Ta’a), de la Lune (Mecha), de Vénus, des Étoiles. Les Yaqui et les autres groupes ethniques du Sonora, pratiquaient aussi des cérémonies en l’honneur de l’eau et du feu qui pour eux provenaient de cet immense serpent parcourant l’espace céleste ; espace qui remet à Moctezuma la pluie et le feu pour le bien de son peuple. Dans la Sierra nord de Puebla, Moctezuma est considéré comme un être maléfique en relation avec l’inframonde, celui qui a la maîtrise des vents et des airs maléfiques, responsables, avant tout, des désordres du corps humain. Dans la mythologie nahuatl, Moctezuma est le maître de la terre ainsi que le protecteur des animaux et des plantes sauvages. Il représente, dans la dualité des forces contraires de la terre, l’aspect dévorateur de la terre qui se nourrit de la mort, celui qui, pour envoyer ses maléfices, utilise le pouvoir de l’arc-en-ciel et du tonnerre 874 .

Moctezuma est le vent qui nous renvoie à la pathologie du « mal de l’air ou mauvais air », c’est-à-dire à Yohualli Ehécatl, « Vent de la nuit », le souffle de l’esprit gardien de la terre 875 .

Notes
858.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 77.

859.

Ibid., p. 81.

860.

Les jésuites ont imposé différentes tâches que les Yaqui ont dû accomplir comme nettoyer les églises, porter lors des processions religieuses les statues et les croix dont le poids leur signifiait la matérialité du monde des missionnaires. On comprend mieux pourquoi le huya aniya/yo aniya et le monde des jésuites ne pouvaient pas se superposer.

861.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 81.

862.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 54.

863.

María Eugenia Olavarría, « Mitología de origen y destino », Símbolos del desierto, op. cit., p. 26.

864.

Ibid., p. 27.

865.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 54.

866.

Ibid., p. 169.

867.

María Eugenia Olavarría, Análisis estructural de la mitología yaqui, op. cit., p. 79.

868.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 769.

869.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 23.

870.

Une qualité de prophète qui était également attribuée au Coyote.

871.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 168.

872.

Ibid., p. 280.

873.

Ibid., p. 285.

874.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 599.

875.

Ibid., pp. 560-568.