Les formes enchantées

Les Yaqui, ainsi que les autres ethnies du Sonora, face aux manifestations de la nature et de l’univers, investissent les phénomènes observés de forces supranaturelles et d’entités infra ou supraterrestres ; par exemple, nous avons la croyance au Chíchijal, entité animique, émergeant de l’inframonde qui se reconnaît au son qu’elle produit. Le Chíchijal d’un défunt émet un son qui est très grave, un son qui se déplace par dessous comme s’il était collé à la surface de la terre 972 .

Pour proposer un aperçu succinct des croyances du peuple yaqui nous pouvons citer le culte rendu aux Arbres autour desquels les Yaqui, ainsi que les Pima, les Ópata, etc. cé­lébraient des danses rituelles accompagnées d’offrandes déposées au pied de l’Arbre 973 .

L’eau, pour sa part, était investie de « pouvoirs surnaturels » 974 , surtout la mer, les fleuves, les nuages, etc. ; la mythologie yaqui autour de Yuku, de Kaiman, de Bobok, du Serpent du mont Nohme, etc., renvoie aussi aux forces magiques de l’eau. Le Serpent figure lui aussi dans la dimension des croyances mythologiques ; le professeur Sandomingo nous signale la découverte dans l’État du Sonora, d’une idole très ancienne avec de grandes oreilles 975 et un serpent enroulé autour de la tête. La présence de cette idole, qui n’était d’ailleurs pas la seule, contredit l’idée reçue selon laquelle les Indiens du Sonora n’auraient manifesté aucune adoration envers des éléments qui selon Sandomingo, formaient un conglomérat de croyances où chacun des objets invoqués remplissait une fonction bien particulière et recevait différentes offrandes.

Ces objets symboliques étaient le plus souvent des pierres ou des morceaux de bois, que les Amérindiens avaient coutume de peindre et auxquels ils s’adressaient, attribuant à l’un d’entre eux le titre de « Abuelo » 976 . Le système religieux des Yaqui, autour de ces éléments ou idoles (les fleurs, les arbres, les roches, les animaux, les montagnes, la pluie, le vent, etc. et bien évidemment auprès de ces pierres et morceaux de bois peints) 977 introduit un parallélisme intéressant avec le système de croyances des Azteca à ce sujet.

Le Serpent réintroduit le symbolisme de la Voie Lactée, dont les archives des Saints Martyres du Japon 978 disent qu’elle « symbolise l’Éternité et le temps éternel » 979 . Pour les Ópata 980 , Bacoachi 981 est un centre cérémoniel consacré au culte du Serpent. Ils célébraient de nuit, pour que le dieu serpent leur apporte la pluie 982 , des danses où des jeunes filles habillées de blanc interprétaient les mouvements rituels qui feraient tomber l’eau céleste.

Chez le peuple yaqui, la danse du serpent s’inscrit dans le même symbolisme du monde naturel ; les danseurs, le visage peint en noir, le front et la bouche en blanc, l’épaule et l’avant-bras en blanc également, ainsi que les mollets avec une sorte de bande remontant vers le genou, portaient entre leurs dents un serpent à sonnettes vivant, qu’un autre danseur venait exciter avec une plume.

Le serpent à sonnettes était vénéré comme un messager du dieu de la pluie et de l’uni­vers céleste. Chez les Yaqui, les teneboim du danseur Pajkoola, dans ce phénomène de la « mimétique », ont pour fonction de reproduire le son inquiétant du grelot du crotale ; ce « serpent mythologique qui dans la tempête apparaissait parfois sous la forme d’un éclair et d’autres fois dans le ciel sous la forme de la Voie Lactée » 983 . Les Masques des Pajkoola, par la présence de la croix de Saint-André, semblent également dévoiler le monde du yo joara ; le danseur Pajkoola se rend la nuit, dans ces lieux, pour acquérir les pouvoirs qu’un animal émergeant de l’obscurité (un serpent avec une croix sur le front par exemple) lui accorde s’il parvient à maîtriser la terreur qu’il pourrait lui inspirer.

Partie 2 - fig. 37. Serpent du Mont Nohme.
Partie 2 - fig. 37. Serpent du Mont Nohme.

Source : Yaqui myths and legends, Ruth W. Giddings.

Toujours dans le monde du règne animal, la Tortue était considérée comme une créature pleine de sagesse ; créature qui occupait une place importante dans les conceptions magico-religieuses des Yaqui ainsi que dans d’autres groupes ethniques comme les Zuñi, les Delaware, les Hidatsa, les Iroquois, les Omaha, les Pápago, les Ópata, etc.

Partie 2 - fig. 38. Kaiman.
Partie 2 - fig. 38. Kaiman.

Source : Yaqui myths and legends, Ruth W. Giddings.

Le mythe de Kaiman 984 , raconte, au moment où l’eau se retire, l’apparition de la Grande Tortue parmi les arbres ; Tortue qui est représentée sur les pétroglyphes de la Pintada (à une cinquantaine de kilomètres d’Hermosillo), ainsi que dans la Sierra de San Francisco, en Basse Californie, à côté de figures humaines ressemblant à des tortues. Les peintures reproduisent la croyance des Amérindiens en l’existence d’animaux qui avaient la capacité de se transformer en homme et d’hommes capables de se métamorphoser en animaux. Les Iroquois, dans le phénomène du totémisme, participaient à ces croyances selon lesquelles le clan de la Tortue devait son origine à une Tortue qui, ayant réussi à se dépouiller de sa carapace, parvenait petit à petit, après cette écorchement 985 en quelque sorte, à se transformer en homme 986 .

La Grande Tortue, pour les Hidatsa, apparaît comme l’un des « dieux qui ont créé le monde et elle est considérée comme une déité aquatique, un esprit de l’eau » 987 . La Grande Tortue n’est pas une tortue quelconque car elle est le symbole de « l’essence de la Tortue » qui porte le monde sur son dos au moment où les eaux, en se retirant, font surgir la surface terrestre. Pour les Ópata, la Tortue évolue dans un même registre totémique ; ses représentations, sur les parois des grottes du Sonora, sont associées à celles du dieu Campamocha. Les Yaqui l’appellent Kuta Wakía, c’est-à-dire un insecte qui serait en relation avec la forme enchantée de la libellule et que certains décrivent com­me la Mante religieuse.

Le peu d’informations recueillies à ce sujet pourrait établir un certain lien entre Campamocha et la danse rituelle du Nahí, la « libellule », créant le même rapport d’influence des êtres surnaturels du yo aniya qui apportent leurs pouvoirs aux voyageurs des « rêves éveillés ». Mais une autre hypothèse laisserait penser qu’il pourrait s’agir d’une raie Manta ; le dessin (Fig. 39) ne nous permet pas, à partir de cette créature anthropozoomorphe, de dire avec certitude quelle est sa nature. Le Kuta Wakía, à partir des indications fournies par le Mtro. Carlos Silva, offre un autre niveau de lecture qui fait de lui l’autre nom du Kuta nokame, c’est-à-dire l’Arbre prophète. Pour saisir la teneur de ce double nom (peut-être de sa dualité) de l’Arbre prophète, mis à part son association avec un autre insecte Mumu, « l’Abeille », il s’agit peut-être du phénomène de la mimétique d’imprégnation qui associe l’Arbre et l’insecte en forme d’arbre.

Le dieu Campamocha introduit encore un autre niveau de lecture, car il serait également associé à l’énigmatique construction dénommée labyrinthe 988  ; le dessin du labyrinthe gravé sur la roche d’une falaise de la Sierra de Nátora à côté de celui de Campamocha, est une énigme qui, pour les Paápago, dessine le chemin que parcourt le mort jusqu’au centre de l’Univers.

Partie 2 - fig. 39. Campamocha.
Partie 2 - fig. 39. Campamocha.

Source : Historia de Sonora. Tiempos prehistóricos, Manuel Sandomingo.

Le labyrinthe et la forme spiralée, par leur association avec l’eau et le feu, le tourbillon et le serpent, ainsi qu’avec d’autres créatures comme les araignées, ou éléments comme les formes géométriques, puis encore avec le maïs, le peyotl, Quetzalcóatl, ou peut-être tout simplement avec une conception différente du temps, participent au regard que les Amérindiens portent sur leur relation avec l’Univers.

La longue citation, ci-dessous, exprime le sentiment que les Hopi ressentent pour celui qu’ils appellent le « Symbole de la Mère Terre », un dessin « de lignes incurvées con­centriques avec une croix en son centre » 989 .

Ce fragment de texte est tiré du livre de Frank Waters, Le livre du Hopi.

« La ligne au centre et à l’ouverture est reliée au dessin. Le centre de la croix ainsi formée représente le Père-Soleil, celui qui donne la vie. Dans ce labyrinthe il y a deux lignes et quatre extrémités. Toutes les lignes et les croisements de ce dessin constituent une représentation du projet universel du Créateur, celui que l’homme doit observer sur sa Route de Vie. Les quatre extrémités sont les directions ou les points cardinaux tels qu’ils sont définis dans le plan universel de vie. Une Seconde Chance , c’est-à-dire la renaissance, est garantie à celui qui observe ce projet. Tel est le sens de cette forme d’embrassade de l’enfant par la mère. Le dessin circulaire symbolise les limites de la terre traditionnellement revendiquée par les Hopi…

La kiva a une sorte d’identité structurelle avec ce symbole Mère-et-Enfant, car elle est elle-même Mère-terre. Le sipápuni , un petit trou creusé dans le sol, représente la matrice, Lieu de l’Émergence du monde précédent. L’échelle, donnant accès à l’ouverture faite dans le toit, est la représentation du cordon ombilical et la voie vers une autre Émergence dans le monde futur. Pendant Wúwuchim , lorsque les initiés sont soumis à une renaissance spirituelle, l’Émergence est jouée rituellement.

Ce symbole a pour la plupart des tribus indiennes d’Amérique du Nord, centrale et du Sud, un sens très proche. Les Pima le nomment Maison de Teuhu (Teuhu est l’animal qui perça le conduit en spirale par lequel l’émergence à la surface de la terre eu lieu) et aussi l’Esprit du Placenta » 990 .

Enfin, toujours dans la dimension magico-religieuse de la Tortue, les pétroglyphes de Caborca offrent une variété de motifs qui, dans la relation symbolique entre les animaux, les formes géométriques, les insectes, etc., associent la Tortue et le Cerf (et/ou le Borrego cimarrón).

La Tortue et le Cerf participent alors à un système cosmogonique où par la complémentation des valeurs opposées, les créatures dévoilent un monde autre qui établit les liens magiques entre les formes stellaires (la Lune et les Étoiles), les formes végétales (le Peyotl et le Toloache) et bien sûr les formes animales (la Tortue et le Cerf). La relation Tortue, Cerf/Borrego, dans la mythologie nahuatl, reproduit « les forces venues du ciel et du Mictlán, qui lorsqu’elles confluaient avec le Tlalxicco, situé à la surface de la terre, avaient pour résultat le temps. A cet endroit se trouvait Xiuhtecutli sous son invocation de Seigneur de l’année » 991 .

Le Cerf/Borrego symboliserait alors les forces provenant du ciel et la Tortue celles du Mictlan 992 . Le binôme eau/feu se matérialise à nouveau induisant l’interaction des con­traires où la Tortue, le premier principe, et le Cerf, le feu cosmique, créent l’axe de la transmutation. L’analyse de Román Piña Chan, à partir d’un bas relief de Tajín ainsi que d’une illustration du Codex Borbonicus, sur la célébration du « Feu Nouveau », décrit la perception amérindienne selon laquelle la mort, le mouvement du Soleil (le Nahui ollin), la croix, l’eau et le feu, l’infra et le supra, etc., s’imprègnent de la dualité de leur essence pour affronter le monde de l’inconnaissable. La Tortue nous renvoie au monstre de la mythologie nahuatl qui sous l’appellation de Cipactli/Xochitónal détruit la linéarité du temps car il est à la fois origine et terme de la vie ; la Tortue, par l’eau et le feu, symbolise l’entre deux, cet espace entre la vie et la mort, celui de l’incréé.

Les Montagnes, sont elles aussi en relation avec le passage qui mène de l’autre côté du monde ; la mythique « Montagne des Surem » ainsi que celles qui symbolisent la demeure des Yo’emem qui ont refusé le bato’i, sont encore aujourd’hui vénérées comme le centre des pouvoirs surnaturels de la manifestation du yo aniya. La « Montagne » s’inscrit également dans le binôme eau/feu, parce qu’elle représente par les profondeurs de son « cœur » 993 les forces féminines, froides et humides, et par les cimes de sa hauteur, les forces masculines, ignées et lumineuses 994 .

Pour les Yaqui, les montagnes sont d’une part, les lieux de communication avec les êtres surnaturels du bat-naátaka et d’autre part, les frontières sacrées qui délimitent la Terre de leurs ancêtres. Dans la Sierra del Bakatebe il n’existe pas un seul pic qui ne soit associé à un être magique. La topographie sacrale, de la Sierra del Bakatebe, de cet espace mythique, reste inaccessible à tous ceux qui dans leur cœur n’auraient pas ressenti le souffle de la dualité.

La légende évoquée au début de ce chapitre, provoque, dans un deuxième temps et à partir de la dualité de la « Montagne », le retour à l’univers cosmique de la Voie Lactée d’où provient « l’essence de la vie », le « Grand Esprit », qui des profondeurs de la terre fait surgir la « Montagne sacrée » du temps originaire. Le temps dans la mythologie nahuatl est induit par l’union de la Voie Lactée avec le monstre de la terre, ou plutôt d’Iztacmixcóatl avec Cipactli 995  ; et, de cette union, sont nés les six hommes du tronc originaire des futures générations, qui peuplent la Terre amérindienne.

La Montagne, par sa dimension symbolique nous replace dans le concept de la dualité, de ce qui se trouve et précipite les êtres humains dans le monde autre, là à l’intérieur d’un grotte ou d’une caverne, ce lieu des représentations magiques. Ainsi, l’élaboration de certaines images sur les parois obscures des sanctuaires pouvait, par exemple, induire l’ouverture d’un passage que le sorcier empruntait, dans son « imprégnience » du motif ou de la fissure naturelle de la grotte, pour traverser vers un autre univers.

Les travaux de Jean Clottes, David Lewis-Williams, David S. Whitley, Manuel Robles Ortíz, etc., sur l’art rupestre, abordent les concepts de la signification des différentes formes, images, symboles, figures, surfaces, voûtes, fentes, fissures, parois, sols, régions liminales 996 , etc., qui font apparaître toute la complexité de la perception du monde par ces hommes d’un autre temps.

Pour clore notre réflexion, autour des formes enchantées, il faut mentionner ce qui aujourd’hui semble avoir été effacé de la tradition orale yaqui ; nous voulons parler des croyances qui reconnaissaient l’existence de Batzu’Uni et de Vateconhoatziqui, mais aussi de ce que nous avons découvert sur Vari sehua (Virisehua ou Hirisehua) juxtaposée à cette autre divinité nommée Vairubi ou Huayerubi.

Batzu’Uni, une sorte de nain monstrueux, avait pour tâche de recueillir les âmes ou les esprits des guerriers morts qu’il emportait, à travers une immense lagune, sur sa barque pour qu’ils soient avalés par Vateconhoatziqui, la vieille divinité « dévorant » tous ceux qui avaient œuvré avec bravoure et honnêteté. Les autres, ceux dont les âmes étaient marquées de taches ou de peintures, étaient précipités dans l’immense lagune marécageuse.

Vateconhoatziqui, par son acte dévorateur apportait aux valeureux guerriers, dans ce passage vers l’autre côté du monde, la certitude de profiter d’un destin bien heureux dans son ventre incommensurable. Ce voyage vers l’au-delà ou plutôt vers l’origine de la vie, c’est-à-dire l’inné ou l’incréé, dans ce retour au ventre maternel, n’est pas sans rappeler, d’après les observations faites par Le Clézio, le rôle attribué à Xochitónal qui serait « peut-être un représentant de la déesse-mère » 997 .

Dans la mythologie nahuatl, les âmes des défunts (que la mort destinait au Mictlan) devaient affronter une série d’épreuves, neuf au total, et leur teyolía au bout de quatre ans, après s’être présenté devant Mictlantecuhtli/Mictecacíhuatl, s’évanouissait dans l’incer­titude et l’inconnu 998 .

Et, dans ce retour de l’essence vers « son état de pure semence » 999 , celle-ci rejoint la fabuleuse région du Tamoanchan, qui créant la double synthèse par Tonatiuh Ichan et Tlalocan, ramène à nouveau, dans ce cycle de la vie et de la mort, les essences à leur émergence terrestre. López Austin l’a formulé ainsi : « L’existence mortelle prend sa source dans les sphères divines. Elle se développe pleinement dans le monde de l’hom­me puis se désagrège à nouveau à sa mort, jusqu’à sa disparition totale dans les sphères divines » 1000 .

Enfin, il faut préciser que le Mictlan ne correspond pas du tout à l’idée de l’enfer que les missionnaires ont superposée à ce concept et qui dès lors ne pouvait en aucun cas leur inspirer un sentiment de frayeur, quand les missionnaires les menaçaient de brûler dans les flammes de l’enfer. Le Mictlan pour les Amérindiens, comme le souligne Le Clézio, constitue un mythe de l’émergence, Chicomóztoc par exemple, où les défunts rejoignent leurs ancêtres dans la matrice à l’origine de la vie ; ce mouvement ramène encore une fois vers le « mouvement régulier et tout puisant des astres » 1001 où le cycle de la planète Vénus ne fait que reproduire « la disparition et le lever héliaque symbolisant la vie, la mort et la renaissance du dieu » 1002 Quetzalcóatl.

Vateconhoatziqui, bouche béante et dévoratrice, libère les « âmes » des guerriers pour qu’elles puissent rejoindre leurs ancêtres et ainsi accomplir le retour vers la sphère divine, dont parle López Austin, où les attend le feu cosmique de Itom’achai.

Vari sehua, la Divinité fleur, apparaît pour certains auteurs comme le principe féminin tandis que d’autres en font le principe masculin. L’étymologie du mot, étudiée par le Mtro. Carlos Silva, confirme la féminité du terme et suit la même acception que celle donnée par le professeur Sandomingo.

Mais cela ne doit pas occulter que la pensée indienne fonctionne sur une dualité du principe sexuel qui, chez les Yaqui, trouve ses manifestations dans la vision du monde avec le huya aniya/yo aniya, avec la saison sèche/saison humide, mais aussi à travers les instruments de musique comme la bacacusía, la « flûte » et le cúbahi, le « tambour », les teneboim avec leur voix féminine et masculine, etc.

Huayerubi, à partir de cette dualité (principe féminin/principe masculin), subit le même traitement, considéré soit comme le fils de Vari sehua, soit comme la mère de Vari sehua.

Juan José Rodríguez Villarreal, à partir des travaux d’Andrés Pérez de Ribas et du père Martín Pérez, apporte un commentaire sur Huayerubi qui est selon lui la divinité féminine qui a appris aux Amérindiens l’agriculture. Il mentionne également qu’ils avaient d’autres dieux, lesquels étaient figurés par des pierres qu’ils peignaient 1003 .

Les rites en l’honneur de Vari sehua et de Huayerubi sont organisés à l’intérieur d’une maison ; la cérémonie ou danse de la protection de l’enfant (cérémonie d’adoption), pra­tiquée par les Indiens du Río Mocorito jusqu’au Río Yaqui, consiste à jeter du sable au centre de la maison pour ensuite peindre sur le sol leur « dieu Hirisehua, sa mère Hua­yerubi mais également des plantes de semences et des animaux de chasse » 1004 . Pendant huit jours, ils dansent et chantent, et à la fin du rituel des enfants sont adoptés tandis que les peintures qu’ils avaient dessinées sur le sable sont effacées.

Orozco y Berra, à propos des Sinaloa, fait la même observation : pendant huit jours ils célèbrent une fête où, toujours dans une maison, ils dessinent sur le sol deux personnages autour desquels figure la représentation de plants de maïs, de calebasses, de haricots, d’oiseaux, de serpents et autres animaux non identifiés. Les hommes entrent alors en chantant, peints en rouge à l’intérieur de la maison, s’asseyant parfois, avec un bâton entre les mains, en prenant aussi un roseau pour le pointer sur les personnages représentés 1005  : deux personnages appelés Virisehua et Vairubi que Orozco y Berra présente comme les procréateurs du genre humain, le principe duel féminin/masculin.

Les Yaqui, les Mayo et les Tehueco, célébraient de magnifiques danses pour honorer Vari sehua et Vairubi. Pour le professeur Sandomingo, Vari sehua est la divinité du pouvoir des fleurs que les Prêtres yaqui, les « Nopapas ou Papas », invoquaient dans ces moments où les guerriers se précipitaient sur leurs ennemis.

La fête organisée en leur honneur durait huit jours et, comme chez les Sinaloa, dans une grande maison on traçait sur le sol un cercle de deux aunes et demi de diamètre recouvert d’un sable tamisé sur lequel étaient peints Vari sehua et Vairubi. Le premier jour de la célébration, les hommes, entourés par une assemblée immense, pénétraient à l’inté­rieur de la grande maison, le visage peint en rouge et portant dans la main le « bâton de pouvoir », symbole de l’autorité des anciens. Les anciens prenaient alors de petits roseaux très fins pour indiquer les deux figures de sable peint, Vari sehua et Vairubi. Le huitième et dernier jour de la cérémonie, les représentations de Vari sehua et de Vairubi étaient effacées, acte qui révèle un cadre magique où seuls ceux qui possédaient l’au­torité, les Caciques ou Sorciers qui portaient les « bâtons de pouvoir », pouvaient affronter, dans ce cercle de sable, les forces de l’au-delà symbolisées par les images peintes sur le sable.

D’ailleurs, dans les rituels pour honorer les divinités (Vari sehua et Vairubi) nous retrouvons une dimension ésotérique ; les forces surnaturelles ne pouvaient être détenues que par ceux (les Caciques, qui le plus souvent faisaient également office de sorciers, les Nopapas, les Júu Swari, les Jitebií, les Yeé sisíbome, et autres membres du système religieux yaqui, comme les Chapayekam avant de subir l’influence des jésuites, les Pajkoola, mais aussi les Prêtresses du feu sacré ou Prêtres de l’astre solaire) 1006 qui étaient les dépositaires du savoir ancestral instituant les fondements de leur identité.

Le système religieux des Yaqui, autour des formes que nous venons d’identifier, Batzu’Uni, Vateconhoatziqui, Vari sehua, Vairubi, mais aussi tous ces dieux qu’ils représentaient sur des pierres ou des morceaux de bois, ainsi que les dieux-astres, mi-bêtes ou mi-hommes, comme les a appelés Fortunato Hernández, ne doit pas conduire à penser que ce système a été absorbé par le syncrétisme religieux des jésuites.

Comme le fait remarquer Alejandro Figueroa, d’un côté nous avons la « culture religieuse des Cáhita préhispanique et de l’autre le christianisme » 1007  ; pour éviter toute confusion, il faut savoir qu’il ne s’agit pas « d’un système religieux syncrétique, dans le sens d’un amalgame désordonné ou de superposition d’éléments catholiques et cáhita précolombiens. L’actuelle religion des Yaqui… est une ré-élaboration des deux traditions » 1008 . Ainsi, par la représentation de la danse du Maáso yi’iwa, pour citer un exemple, les Yaqui, dans ce que nous avons dénommé la « fonction ré-évaluative », réussissent à défendre ce particularisme qu’Alejandro Figueroa définit comme le symbolisme du « culte à la Montagne » 1009 .

Vari sehua, dans le symbolisme du « culte à la Montagne », prend une dimension « plus ultra » car la sehua ou la sewa, la « fleur », dans toutes les cérémonies a une « significa­tion très spéciale dans l’eschatologie cáhita » 1010  ; par exemple, celle de l’efflorescence du sewataka, le « corps de fleur », non pas dans le sens catholique du jugement dernier, mais plutôt comme l’implosion du corps vers sa fleur céleste.

Les éléments de la tradition religieuse cáhita, sans pour autant contenir des caractéristiques similaires à celles de la religion méso-américaine, sont cependant des « symboles avec lesquels, dans un sens différent de celui d’autres religions, non seulement on rendait un culte aux éléments du monde sacré ou surnaturel, mais encore ils concentraient la vision que l’on avait du monde » 1011 .

Enfin, il est de nos jours presque impossible de reconstruire le système religieux préhispanique des Yaqui ; mais précisons tout de même, que les « éléments préhispaniques ne sont pas des survivances mal intégrées au système religieux actuel des cáhita, car comme nous le verrons, ils sont fondamentalement inclus en lui » 1012 .

Les Sewam, le « culte à la Montagne », les Chapayecam, etc., sont indubitablement des éléments précolombiens en relation avec la mythologie et la cosmovision des Yaqui an­térieures au catholicisme.

Notes
972.

Carlos Silva, Juya Jiawaim. Ecos del monte, op. cit., p. 71.

973.

Le professeur Sandomingo fait remarquer à ce propos, que les Yaqui ont perdu le sens de ce rituel et qu’aujourd’hui aucun d’entre eux ne serait capable d’expliquer le contenu de la cérémonie.

974.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 284.

975.

Les masques des Chapayekam, ceux qui ne sont pas brûlés et qu’ils considèrent comme sacrés, sont éga­lement appelés « Orejones » en espagnol et « Naka’ara » en yaqui, c’est-à-dire « Grandes oreilles ».

Peut-il exister un lien entre l’idole aux « grandes oreilles » et la fabrication des masques « Naka’ara » par les Yaqui ? Malheureusement, il est aujourd’hui impossible de répondre à cette question.

Tout ce que nous avons pu découvrir à ce sujet nous le devons à Alejandro Figueroa qui écrit :

« les Chapayekam … semblent avoir un fondement mythologique en relation avec des êtres dévorateurs, (des ogres), de la tradition cáhita préhispanique et également reliés à certains êtres rituels et mythologiques des groupes uto-azteca du Nord-Ouest de México et du Sud-Ouest des États Unis d’Amérique ». (Cf. Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 244).

Edward Spicer décrit les Chapayecam comme des figures cérémonielles très proches des danseurs Kachina des Hopi et des Zuñi.

976.

Juan José Rodríguez Villarreal, Los indios del noroeste en los escritos de sus cronistas, op. cit., p. 88.

977.

Les Otomi adoraient des « pierres sacrées » qu’ils appelaient kangandó. (Cf. Carlos Basauri, La población indígena de México, op. cit.).

978.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 284.

979.

Ibidem.

980.

La langue Ópata, qui a aujourd’hui totalement disparu, appartenait à la branche taracáhita et les toponymes prouvent qu’elle était très proche du cáhita parlé par les Yaqui.

981.

D’après le Mtro. Carlos Silva Encinas, bacoachi est un mot Ópata où ba’a signifie eau ; coa qui en nahuatl est devenue coatl, signifie serpent. En langue yaqui, le serpent d’eau sera appelé baakot (mais c’est aussi le terme générique pour désigner les serpents, par exemple, baakot áakame : serpent à sonnette) ; dans cette langue, « coa » n’est jamais utilisé isolément pour signifier serpent. En outre, bacoachi ressemble à bakochim, qui est le pluriel de baakot ; le t final en yaqui est une particule morphologique locative et prend le sens de « au-dessus de ». Mais pour baakot, le t à cause de sa lexicalisation (c’est-à-dire que la linguistique considère que cette lettre forme désormais partie de la signification du mot), devient alors chi pour prendre au pluriel la forme de bakochim.

982.

Nous retrouvons dans ce commentaire l’association que nous avons signalée, dans notre troisième partie, entre Quetzalcóatl et Tláloc.

983.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 358.

984.

Ce mythe, par le nom même qui est attribué à la Grande Tortue, Kaiman, se superpose au mythe nahuatl du monstre Cipactli. En langue yaqui « Kama », le « lézard », révèle une créature surgissant des eaux qui se retirent et qui veut, dans certaines légendes, dévorer les hommes.

985.

Le processus de l’écorchement renvoie au dieu Xipe Totec et au rituel yaqui autour de la Jusaka yeeme avec sa représentation de la dualité du Sewa Wailo qui se transforme en homme.

986.

James G. Frazer, El totemismo. Estudio de Etnografía Comparada, Ed. Kier, Buenos Aires, 1946. (Op. cit., in El simbolismo en los indígenas americanos de la tortuga y otros elementos gráficos, Miguel Pérez Negrete. Le Lic. Miguel Pérez Negrete est archéologue et chercheur à l’Institut National d’Anthropologie et d’Histoire (INAH) à México D.F. http://www.geocities.com/comegalletas_2001/tortuga.htm

987.

Alfred W. Bowers, Hidatsa social and ceremonial organization, Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology. Bulletin 194, Washington, 1965. (Op. cit., in El simbolismo en los indígenas americanos de la tortuga y otros elementos gráficos, Miguel Pérez Negrete).

988.

Le labyrinthe de Casas Grande del Gila est une « construction composée de huit murs circulaires de l’extérieur au centre de l’édifice de telle sorte que pour arriver au centre il est nécessaire de faire de nombreux tours à gauche et ensuite à droite pour revenir au point de départ ». (Cf. Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 45). Dans la Vallée de EL Yaqui, à Esperanza, a été découvert par H. A. Sibbet, un labyrinthe que Manuel Robles Ortíz décrit dans sa forme originale comme composée de roches de huit pouces de diamètre.

989.

Miguel Pérez Negrete, El simbolismo en los indígenas americanos de la tortuga y otros elementos gráficos.

990.

Frank Waters, Le livre du Hopi, Ed. du Rocher, 1992, pp. 50-51.

991.

Nicola Kuehne Heyder, Iconografía prehispánica de la Huaxteca. Dios del Fuego y Cerámica, en Huaxteca, II. Prácticas agrícolas y medicina tradicional, CIESAS, México, 1992. (Op. cit., in El simbolismo en los indígenas americanos de la tortuga y otros elementos gráficos, Miguel Pérez Negrete).

992.

Miguel Pérez Negrete, El simbolismo en los indígenas americanos de la tortuga y otros elementos gráficos.

993.

Nous retrouvons ici le concept du Tepeyollotli, « Cœur de la montagne », de la mythologie nahuatl.

994.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 262.

995.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 105.

996.

Jean Clottes, Les chamanes de la préhistoire, op. cit., p. 107.

997.

Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 134.

998.

Nous renvoyons aux ouvrages de référence (ceux de López Austin, Cecilio Robelo, Matos Moctezuma, Sahagún, Garibay) et à l’analyse présentée, autour de cette thématique de la mort, dans la troisième partie de notre travail. Il faudrait, pour répondre à toutes les énigmes à propos de la mort, ouvrir une trop grande parenthèse sur des notions comme : Topan, Tocenpapolihuyan, Ximoayan, Chiconamictlan, Huilohuayan, Quenamican. Garibay traduit ce dernier terme par la « Région de l’au-delà mystérieux » et il pourrait nous apporter certaines réponses sur le monde autre des Amérindiens du Mexique.

999.

Alfredo López Austin, Les paradis de brumes, op. cit., p. 263.

1000.

Ibid., p. 262.

1001.

Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 136.

1002.

Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 136.

1003.

Juan José Rodríguez Villarreal, Los indios del noroeste en los escritos de sus cronistas, op. cit., p. 84.

1004.

Ibidem.

1005.

Manuel Orozco y Berra, Historia antigua y de las culturas aborígenes de México, op. cit., p. 133.

1006.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 343.

1007.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 242.

1008.

Ibidem.

1009.

Ibid., p. 244.

1010.

Ibidem.

1011.

Ibid., p. 245.

1012.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 245.