L’en-dehors

La représentation de l’autre moi repose, à notre avis, sur la manifestation de l’en-dehors, de ce qui maintient la vie à l’intérieur et dont l’origine est extérieure, de ce que nous avons dénommé le principe actif de l’agent interne/externe. Il s’agit à nouveau de la dualité profonde du sentiment amérindien reconnaissant l’ambivalence des formes de la nature pour essayer de maintenir la bipolarité des forces en présence, c’est-à-dire trouver l’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la médecine traditionnelle yaqui la « Vela » (ou le tonalli pour les Nahua) est la lueur de vie qui scintille à l’extérieur du corps mais dans sa double expression, c’est-à-dire aussi comme une ombre dont les désordres provoquent l’extinction de la « Vela ». La thématique autour de la dualité renvoie à l’origine de la vie car le souffle qui fait scintiller les corps émane d’Ometéotl et, comme la « Vela » pour les Yaqui, ce dernier réside au treizième ciel 1023 , c’est-à-dire sur la strate la plus élevée du cosmos 1024 . Le principe de l’agent interne/externe, pour se placer dans la manifestation du nahualisme, semble prendre une dimension similaire mais dont le propos serait de vaincre la peur du double pour agir dans un espace autre. Les sorciers ou le nahualli, par la maîtrise de l’espace-temps, ont alors la faculté de se situer dans un continuum où ils peuvent faire l’expérience du monde autre. En fait, prendre conscience de la dualité des corps, c’est réintégrer l’origine de la vie dénommée Ometéotl. Dans la mythologie nahuatl, l’immolation de Quetzalcóatl apparaît comme l’acte archétypal vers lequel il faut se tourner pour ressentir ces phénomènes de l’autre réalité, ceux de la dualité.

Ronald Mills, face au concept de l’autre moi, se réfère aux peintures et pétroglyphes de l’imagerie amérindienne, dont les formes zoomorphes ou anthropozoomorphes, sont celles que le sorcier, le nahualli, cherche à imprégner pour provoquer sa transmutation et altérer sa perception du monde : formes de la dualité, par exemple, où un corps unique est affublé de deux têtes (Fig. 40). Ainsi, pour Ronald Mills, les images bicéphales ou gémellaires sont directement liées avec le concept de « l’Autre Moi » 1025 , ce qui pour lui est « une métaphore intense dans le sens où la vie spirituelle et créative doit retrouver le sens de l’Autre ; un autre qui paradoxalement est moi et mien, et en même temps, vous et vôtre, maintenant et dans le futur » 1026 .

Partie 2 - fig. 40. Déesse bicéphale. Figurine de Chupícuaro.
Partie 2 - fig. 40. Déesse bicéphale. Figurine de Chupícuaro.

Source : Mexique Ancien, Maria Longhena.

Dans les sociétés amérindiennes, l’en-dehors (l’autre moi) peut également se manifester par les phénomènes de l’altération de la conscience — nous parlons ici d’actes magiques et de sorcellerie — qui, malgré la peur qu’ils inspirent, sont la manifestation des véritables formes de l’autre en moi avec, par exemple, l’émergence du nahual, du corps de rêve, de la géométrie de l’être, de la forme stellaire, etc., c’est-à-dire le corps conscient de l’en-dehors, de sa réalité dans un espace autre. Nous sommes alors pris dans un double aspect de la perception du corps avec le corps physique et le corps lumineux que les Yaqui perçoivent comme l’ombre et la lumière, en deux mots, le clair-obscur, dont le but ultime serait de restituer à cet « Os-Corps-Chair » son « unité dédoublée ».

Trouver l’équilibre, pour les Yaqui, répond sans doute à cette volonté de saisir dans leur présence au monde la dualité vécue autant dans la nature du huya aniya que dans la « surnature » du yo aniya. Le corps (l’ombre et la lumière), toujours pour les Yaqui, est le double aspect garant de l’équilibre où, encore une fois, par l’expression de la dualité il s’agit de concevoir que le corps conscient du corps doit se libérer et se rendre accessible aux autres formes de sa double réalité. Par exemple, le seataka, le « corps de fleur », pour les Yaqui, est une façon différente de prendre conscience des autres formes de la réalité qui, dans le cas présent, sont celles auxquelles leurs ancêtres les Surem leur donnent accès. Le seataka devient alors l’esprit qui se détache du corps pour créer l’en-dehors où le corps devient une autre réalité, une autre forme, c’est-à-dire une fleur s’imprégnant du mouvement du monde.

Dans la danse du Cerf, par exemple, il s’agit donc d’appréhender et de reconnaître que le Maáso yi’iwa possède en réalité un double corps (homme/animal) dont la position au centre des axes, signalée par les quatre Pajkoola, tente de créer l’intervalle pour se dégager de ce qui le retient dans son passage vers l’en-dehors, vers l’autre moi. Le Maáso yi’iwa, celui qui tente de devenir un homme-cerf-fleur, sait que pour réussir le mouvement de sa métamorphose il doit s’imprégner des forces créatives de la vie (froid/chaud, terre/ciel, etc.), c’est-à-dire retrouver la conscience de son autre moi au moment de sa translation entre les deux états (vie/mort). Il faut alors, comme le précise Bertrand Hell, pour ressentir le mouvement translatif, se rendre « maître des forces du dehors » 1027 afin de devenir autre par le dédoublement volontairement provoqué et vecteur de l’efficacité mythico-rituelle du symbole imprégné, dans ce cas précis : Sewa Wailo. Dès lors, nous pouvons dire que la danse du Cerf est le rite qui réactualise le mythe dont le symbole, l’homme-cerf-fleur, permet aux Yaqui de maintenir, depuis des siècles et des siècles, la contiguïté entre les deux mondes, les deux espaces (celui de la translation, de la métamorphose, etc.), où prend forme le tiers espace. L’oscillation du dual (l’autre moi) vers le triple (le tiers espace), comme nous l’avons déjà signalé, est à interpréter comme un phénomène de complémentation des principes opposés, c’est-à-dire la dualité (le 2) qui provoque l’unité 1028 (le 1) mais dans une approche ternaire où le 3 est un 1 libéré des deux autres espaces. Le principe actif de l’agent interne/externe autour des notions de l’autre moi, du double, du rêveur rêvé, etc., manié par le sorcier « maître du dehors » ou plutôt de l’en-dehors, révèle une dimension dont le paradoxe émerge, en réalité, de l’action sur un intérieur provoquant le mouvement translatif vers un extérieur. Ainsi, le paradoxe de la dualité ne doit pas être interprété dans une perspective d’oppositions et de considérations purement binaires, mais dans ce que nous avons dénommé le mouvement translatif des qualités endogènes/exogènes du Maáso yi’iwa, par exemple.

La maîtrise de l’en-dehors renvoie à l’être double, à l’autre moi, c’est-à-dire à l’homme complet 1029 , à celui qui n’est pas un diminué 1030 , à celui qui détient l’unité de sa dualité (sa totalité pour reprendre la dénomination de Michel Perrin et Bertrand Hell) et qui essaye de s’affranchir du champ périphérique propre à son ambivalence. D’ailleurs, à propos de la notion de l’homme complet, dans un passage du Popol Vuh les quatre premiers hom­mes, Balam-Quitze, « Sorcier de l’enveloppe », Balam-Acab, « Sorcier nocturne », Mahucutah, « Garde butin » et Iqui-Balam, « Sorcier lunaire », sont présentés comme les hommes possédant l’omniscience du proche et du lointain 1031 , ceux qui « sentaient tout avec perfection » 1032 .

Dans l’art graphique des Amérindiens, pour reprendre cet exemple, nous pouvons alors considérer que la surface de représentation 1033 participe elle aussi à ce principe de l’agent interne/externe car elle est « à l’origine le lieu de passage entre le monde réel et son double créé par la pensée mythique, dédoublement spatial d’ailleurs inséparable d’un dédoublement temporel entre le temps actuel et le temps du rêve, comme le disent les aborigènes australiens » 1034 . En plus, la surface de représentation nous ramène à cette notion du champ périphérique comme frontière ou limite de l’en-dehors, c’est-à-dire, com­me le souligne Olivier Keller, que le trait « lorsqu’il s’agit d’un contour, sépare la surface de représentation en un intérieur et un extérieur,… » 1035 . Le contour, dans notre analyse, représente la périphérie par laquelle émerge l’ambivalence du Maáso yi’iwa car il est la figure ancestrale (le symbole) dont le seataka ou le sem taka sont la frontière ou la limite à transcender pour provoquer le mouvement translatif qui mène vers l’unité.

Il s’agit, en fait, de considérer, comme nous l’avons déjà précisé, que la danse du Cerf signale la métamorphose du centre (la figure géométrique) délimitée par un champ périphérique (les quatre Pajkoola) qui le transforme en homme. Pour les Amérindiens du Mexique, l’homme est une dualité, un être soumis au champ périphérique de son ambivalence dont la spécificité est de contenir une totalité, une unité, qui doit le situer dans le troisième espace de sa réalité.

L’en-dehors ne se présente pas comme l’accomplissement du double, mais avant tout comme l’aboutissement de la totalité, de « l’unité dédoublée ». Dès lors, saisir toute la complexité de l’en-dehors, dans cette recherche de « l’unité dédoublée », nous confronte aux limites de notre langue car la particularité même du langage propre aux sorciers ou aux nanahualtin prend son origine dans la dualité des mots, de la parole, ce qui répond à une manière différente de penser le monde. Il nous faudrait alors, pour restituer et comprendre toute la richesse de la pensée duale des Amérindiens du Mexique, employer un mode d’expression identique où les termes utilisés rendraient compte des choses dans le double sens de leur réalité, non pas le propre et le figuré, mais « l’unité dédoublée » des termes employés. Les guérisseurs yaqui en prononçant les « doce palabras torneadas », les douze mots inversés, se situent sur un niveau identique car, par leur double langage, ils s’adressent à l’intérieur et à l’extérieur du corps. Par ce procédé, les guérisseurs yaqui, dans leur perception de l’ombre et de la lumière (le corps), semblent avoir compris que l’homme doit interroger son corps dans le double espace qui fait de lui une ombre et une lumière et qu’il puisse, grâce à cette dualité, créer l’équilibre de son unité.

La perception du corps conscient du corps, ou plutôt le corps conscient de l’en-dehors, nous confronte à une altérité difficile à cerner tant notre rapport au corps est limité et a du mal à concevoir que ce dernier puisse évoluer dans un autre espace (celui du rêve par exemple) pour qu’il ne soit pas réduit à une dichotomie vie et mort, mais plutôt au mouvement translatif du tiers espace. U.G. semble exprimer un sentiment similaire quand il écrit : « Le moi personnel est créé et entretenu par la constante activité cérébrale qui détruit l’énergie qui est là, en réserve » 1036 , c’est-à-dire que celui qui ne se perçoit que par son égoïté ne peut prétendre accéder à cette énergie, à cette lumière, du corps conscient de l’en-dehors. U. G. ajoute : « Le moi personnel accapare toute notre énergie vitale et l’utilise à entretenir notre monde mesquin. Nous sommes énergie, mais dans notre état ordinaire, rationnel, nous ne pouvons plus disposer de ce qui est notre bien le plus précieux » 1037 .

En fait, c’est la dualité des corps qu’il faut chercher à révéler dans l’appréhension de cet autre monde, celui du principe actif de l’agent interne/externe qui nous pousse, comme Emmanuel Housset s’interrogeant sur l’énigme de la transcendance du monde, à poser la question suivante : « comment puis-je connaître à partir de moi un monde hors de moi ? » 1038 . Sans pour autant chercher à nous appuyer sur une approche phénoménologique, notre intérêt pour cette méthode, repose, avant tout, sur le refus de poser la séparation entre l’intériorité et l’extériorité 1039 , c’est-à-dire que le dual ne doit pas être considéré en tant que système binaire 1040 . Dual et binaire sont antinomiques car le premier renvoie à ce système global qui synthétise et favorise « l’imprégnience » de la dualité des corps, tandis que le second se construit sur la séparation et l’opposition des termes comme nature et « surnature », par exemple. D’ailleurs, comme l’écrit Jean-Pierre Chaumeil, à propos des Yagua, la distinction ou la séparation opérée entre nature et « surnature » apparaît, en réalité, comme une « catégorie qui nous appartient. Elle n’est pas pensée en tant que telle par les Yagua, qui n’ont d’ailleurs aucun terme pour la désigner ; elle participe chez eux du même niveau de réalité que n’importe quelle autre dimension spatio-temporelle. Rien en fait ne la distingue de la nature » 1041 .

Aguirre Beltrán, comme nous l’avons déjà indiqué, traduit le même sentiment quand il insiste sur la coalescence et la dépendance réciproque entre l’homme et le monde phénoménal, déterminées tous les deux par la totalité du monde capable de garantir l’unité autour de la nature/surnature 1042 .

Ainsi, comme le fait remarquer Emmanuel Housset, être-au-monde 1043 , « ce n’est donc pas simplement appartenir au monde, mais cela revient à s’éveiller à la présence de la totalité,… » 1044 , pour en finir avec l’opposition entre intérieur et extérieur qu’il faut ressentir comme un double mode de présence au monde. Pour William Blake « si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie » 1045 . Un propos qui semble répondre à la nécessité de se détacher du système binaire et se débarrasser enfin du bien et du mal, du vrai et du faux, etc., de ce regard dichotomique sur le monde. Devenir autre, c’est-à-dire prendre conscience de sa dualité, doit nous amener à nous interroger encore une fois sur le mode d’être-au-monde que les Amérindiens du Mexique ont privilégié par leur volonté de se situer dans un continuum ne reconnaissant pas la séparation, la césure, entre la nature et la « surnature », la vie et la mort, le visible et l’invisible, le physique et le « méta-physique ». Enfin, l’expérience de l’en-dehors, de la dualité du corps, de l’autre en moi, répond, dans ce principe actif de l’agent interne/externe, à cette volonté de se nourrir de la rencontre du double pour créer, en quelque sorte, « l’imprégnience » des formes assimilées et dépasser les limites du monde.

Notes
1023.

Appelé l’Omeyocan, le « Lieu de la dualité ».

1024.

Cf. 1ère partie : « Casas Blancas. Les ombres du corps ».

1025.

Ronald DeWitt Mills, « El Otro Yo : una metáfora panamericana », traducido al español por Carmen Borrasé para la revista Quinque, 1999. http://www.linfield.edu/~rmills/index.html

Ronald DeWitt Mills est professeur d’arts plastiques à l’Université de Linfield, McMinnville, Oregon.

1026.

Ibidem.

1027.

Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, op. cit., p. 156.

1028.

Michel Perrin et Bertrand Hell utilise, à propos du troisième sexe du chaman, la notion de totalité.

1029.

Michel Perrin, Les praticiens du rêve, op. cit., p. 139.

1030.

Cf. 3ème partie : « Le monde dual ».

1031.

Cf. 3ème partie. « La finitude du temps ».

1032.

Popol Vuh . Le livre des Mayas Quichés, op. cit., pp. 120-121.

1033.

Olivier Keller, « Préhistoire de la géométrie : la gestation d’une science d’après les sources archéologiques et ethnographiques », Thèse, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1998.

1034.

Olivier Keller, « Préhistoire de la géométrie : la gestation d’une science d’après les sources archéologiques et ethnographiques », Thèse, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1998.

1035.

Ibidem.

1036.

U. G. (Uppalari Gopala) Krishnamurti, Rencontres avec un éveillé contestataire, Ed. Les deux Océans, Paris, 1986, pp. 85-86.

1037.

U. G. (Uppalari Gopala) Krishnamurti, Rencontres avec un éveillé contestataire, op. cit., pp. 85-86.

1038.

Emmanuel Housset, Husserl et l’énigme du monde, Paris, Ed. du Seuil, 2000, p. 23.

1039.

Ibid., p. 15.

1040.

Bertrand Hell propose de rompre avec « le dogme structuraliste d’une opposition binaire irréductible entre chamanisme et possession […] pour le penser comme un seul système global », c’est-à-dire le double qui provoque la totalité. (Cf. Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, op. cit., p. 17).

Jean-Pierre Chaumeil, reprenant les propos de Bertrand Hell, considère lui aussi que le « système global anime une même logique de fonctionnement, celle d’une alliance avec la surnature ». (Cf. Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. op. cit., pp. 20-21).

1041.

Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. op. cit., p. 65.

1042.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia, op. cit., p. 76.

1043.

Emmanuel Housset, Husserl et l’énigme du monde, op. cit., p. 17.

1044.

Ibidem.

1045.

Aldous Huxley, Les portes de la perception, Ed. du Rocher, Collection 10/18, 1993.