La mimésis d’imprégnation

Les croyances religieuses des nations amérindiennes semblent donc provenir des liens qu’elles tissent avec la manifestation des formes animales, végétales ou astrales, qui s’inscrivent dans le phénomène de la mimésis d’imprégnation. Ainsi, le processus de « l’imprégnience » du dragon-ophidien-jaguar, de l’homme-oiseau-serpent ou, chez les Yaqui, de l’homme-cerf-fleur, révèle la réalité du double, c’est-à-dire le principe de la dualité ; courant ésotérique qui prend le nom de nahualisme et qui représente l’art de la métamorphose (par le corps, la parole, le rêve, etc.).

Les deux illustrations (Fig. 51 et 52), par « l’imprégnience » de la forme recherchée, re­produisent le processus de la métamorphose qui cherche à révéler sa dualité, son corps autre ; la forme véritable qui ouvre la fleur de la transmutabilité. Le nahualli 1148 doit, dans sa connaissance du double et des formes magiques, sans relâche, s’appliquer sur le chemin de l’efflorescence et du cœur.

Le défi est à relever dès la naissance ; le nouveau né est immédiatement précipité, pendant la cérémonie de la pillahuanaliztli (fête de l’enivrement des enfants) qui se trouve sous l’autorité de Piltzintecuhtli ayant reçu des mains de Quetzalcóatl les fleurs de l’al­tération, dans le monde de l’autre du corps. Dès les premières lueurs de conscience chez le nouveau né, le rituel est célébré et les parents scellent un « pacte explicite » 1149 avec les nanahualtin à qui ils doivent remettre l’enfant. Les nanahualtin, au cours de la cérémonie, désignent le lieu de pouvoir, un champ de maïs par exemple, où l’enfant doit se rendre quand il aura atteint l’âge de sept ans, pour confirmer son engagement et participer ainsi, sous la tutelle des nanahualtin, au rituel d’initiation de l’émergence du nahual. Le nahual se manifeste alors sous l’apparence d’une bête féroce (un jaguar, un aigle, un serpent, un loup, etc. mais sous un aspect terrifiant) devant laquelle le jeune enfant ne devra exprimer aucune crainte pour faire l’expérience de sa dualité.

Tout s’imbrique dans ce système complexe de l’émergence du double : la particularité des fleurs, de la pillahuanaliztli et les propriétés de dédoublement des agents psycho-actifs, de la statuaire des bébés-jaguars avec Piltzintecuhtli le dieu enfant/jaguar, de Tepeyolohtli, le cœur du Ciel et le cœur de la Terre, de Tonatiuh et ses deux nahualli, le jaguar et l’aigle, etc. recouvrent un univers dans lequel le règne végétal, minéral ainsi que les phénomènes thermiques 1150 et cosmiques participent aussi au nahualisme.

Partie 2 - fig. 51. Nahual recouvert d’une peau de Jaguar
Partie 2 - fig. 51. Nahual recouvert d’une peau de Jaguar

Source : La Méso-Amérique, Christian Duverger.

Partie 2 - fig. 52. Nahual lové dans le corps d’un Serpent.
Partie 2 - fig. 52. Nahual lové dans le corps d’un Serpent.

Source : La Méso-Amérique, Christian Duverger.

Le nahualisme n’exprime pas seulement les visions terrifiantes de formes monstrueuses que l’initié doit affronter, mais les phénomènes du dédoublement que les nanahualtin ont la tâche de faire émerger dans la conscience des jeunes apprentis. L’émergence du double ou plutôt du nahual renvoie à quelque chose de « plus ultra », quelque chose qui dépasse la simple capacité de la métamorphose anthropozoomorphe. Il pourrait s’agir d’un courant de pensée beaucoup plus élaboré et ésotérique qui fait entrer en jeu des domaines « méta-phoriques » et « méta-symboliques », tels que nous avons déjà pu les saisir dans l’expression de la parole duale, formulée par le nahualtocáitl et le nahuatlatolli.

L’unité du double serait alors concentrée dans le principe de l’agent interne/externe dont la contradiction n’est pas insurmontable si l’on se place dans la perspective où l’hom­me, le « diminué », expérimente toutes les manifestations de la dualité par l’action du règne végétal, animal, minéral ou thermique, qui libèrent le corps de sa matérialité.

L’homme doit également libérer son esprit par l’accomplissement de la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie », que le dieu Quetzalcóatl par la maîtrise de la Toltecáyotl, par l’expression de la xochitlahtolli, par la parole magique du « nahualtocáitl » et du « nahuatlatolli », accomplit pour rejoindre la « sagesse créatrice de la dualité ». Quetzalcóatl était, comme le dit Jacques Soustelle, un uey nahualli, un « grand magicien » 1151 , que Laurette Séjourné décrit ainsi : « C’est le symbole du vent qui entraîne les lois qui soumettent la matière : il rapproche et réconcilie les contraires ; il transforme la mort en véritable vie et fait jaillir une réalité prodigieuse de l’opaque domaine du quotidien. Précisément parce qu’il jouissait de ces pouvoirs, Quetzalcóatl était considéré comme le mage par excellence — celui qui détient le secret de tous les enchantements — et le jour de la semaine régi par ce dieu était dédié aux nécromanciens et aux sorciers » 1152 .

Quetzalcóatl symbolise les trois plans de la réincorporation cosmique, la métamorphose du corps vers l’efflorescence de sa dualité pour reconquérir son unité, celle qui dépasse la mort et l’emporte vers l’autre réalité du monde.

La dualité n’est pas un simple acte d’anthropozoomorphisme, mais quelque chose qui semble se matérialiser dans le concept abstrait du nahualisme ; les plantes, les animaux, se dédoublent pour nous apporter la connaissance de l’autre dans le corps. Les plantes nous renvoient, d’ailleurs, à l’arbre sacré du mythique Tamoanchan, dont les branches et les fleurs sont à l’origine des plantes psychoactives, de la poésie « in xóchitl in cuícatl ». Mais c’est aussi un arbre qui situe l’axe de la fluide-essence du malinalli 1153 . Les animaux, pour revenir au dragon-ophidien-jaguar, se situent sur le même axe de la circulation des flux contraires avec la transmutabilité des corps dans une unité consciente de sa dualité.

Pour les Yaqui, le dédoublement ou la métamorphose du corps, est symbolisé par le Sewa Wailo, « Fleur petit frère », la forme magique à la double fonction de Benefactor et de Yooeta. Nous la retrouvons aussi (la métamorphose) dans les pouvoirs du yoawa. Le « rêve éveillé », l’espace du « ensueño », occupe également une place très importante dans l’univers de la manifestation du double car il ouvre une nouvelle porte sur le pouvoir de la dualité ; les Nahua considéraient les rêves comme la forme la plus importante de divination par laquelle on pouvait connaître la volonté des dieux. Et, pour rejoindre cet univers du rêveur rêvé, de l’en-dehors, etc. il s’agissait, d’après la pensée nahuatl, d’ouvrir son cœur à la « vision Quetzalcóatl du monde » avec son principe actif de l’agent interne/externe, représenté par l’homme-oiseau-serpent pour les Nahua et par l’homme-cerf-fleur pour les Yaqui.

Les figures 50, 51 et 52, reproduisent ce phénomène de la mimésis d’imprégnation du dragon-ophidien-jaguar qui, pour sa part, nous renvoie au trinôme de la « terre-eau-feu » reproduisant le mouvement du cycle de « l’imprégnience » où le jaguar mais aussi le serpent 1154 synthétisent les trois phases de l’union des forces froides et chaudes par le cœur de la terre. Une vision du monde indissociable du « dénominateur commun » 1155 — la culture du maïs — qui apparaît avec l’avènement de l’agriculture et fonde l’archétype du cycle végétal. Ainsi, les formes animales, minérales et végétales, par le cycle de la vie sont imbriquées dans le trinôme de la « fertilité-fécondité-créativité » et deviennent, par le processus de complexification, les formes abstraites tributaires de l’agriculture et des rites agraires 1156 .

D’ailleurs, l’apogée de la culture olmeca, par le processus de complexification des formes de pouvoirs et de la stratification des concepts religieux, à partir des anciennes croyances autour du symbolisme du jaguar (la Terre-fertilité, le cœur de la montagne) et du serpent (le Ciel-fécondité, le monde subaquatique), de la période des « Aldeas agrícolas », crée, pour la période des centres théocratiques, la forme du dragon-serpent-jaguar, avec les capacités « d’apparaître et de disparaître, de parler, de se métamorphoser, etc. » 1157 . Cette forme devient aussi l’homme-oiseau-serpent qui, par l’imprégna­tion des contraires, dépasse l’éphémère terrestre. Quetzalcóatl, l’homme-oiseau-serpent, créateur du Nahui Ollin et de la nouvelle humanité, inventeur du calendrier et de l’agri­culture avec la découverte du maïs, fondement de l’éclosion des arts, du registre du temps, des observations astronomiques, de l’écriture et de la numération 1158 , est le symbole « plus ultra » de la dualité suprême.

Enfin, à propos du nahualisme que Maria Longhena situe dans les fondements d’une très ancienne culture, nous constatons que « cette thématique déjà présente chez les Olmèques, se retrouve, inchangée, chez les Aztèques trois mille ans plus tard » 1159 . La pérennité de cette pensée duale provient surtout, d’après Christian Duverger, du fait que ce « processus de fusion culturelle entre les Nahua et les anciens occupants des terres, n’a été rendu possible que parce qu’il existait préalablement chez les autochtones une capacité à penser le monde et les choses en termes duels » 1160 . Ainsi, le système de la pensée duale s’enracine déjà, en quelque sorte, dans ce temps des hommes préhistoriques 1161 où, comme nous l’avons précisé, leur perception du monde était assujettie aux phénomènes de l’ubiquité, de l’autre moi, du rêve, etc. Une maîtrise de la conscience de l’autre et du monde, autour de la notion du nahualisme, qui donne à l’homme naturel la capacité de penser « l’unité sous une forme dédoublée » 1162 et de traduire ainsi le trait caractéristique de la métamorphose homme/animal ou animal/homme comme la possibilité offerte aux hommes des temps anciens d’expérimenter la dualité.

Les modalités du phénomène du nahualisme, pour la période Olmeca, avec la présence de l’homme/animal, nous les retrouvons sur des peintures rupestres dans des grottes aux parois peintes comme celle de Oxtotitlán. Pour Jacques Soustelle, ces peintures réalisées dans des grottes si profondément cachées, peuvent être considérées comme l’expression de pratiques mythico-rituelles dont le symbolisme obscur renvoie, à notre avis, à la sacralité symbolique de la nature. La peinture de l’homme-jaguar ainsi que la statuette, en serpentine, de l’homme-jaguar (Fig. 53 et 54), génèrent une thématique où la part animale de l’homme, son anatisme, semble prendre naissance dans ce phénomène que nous avons dénommé « imprégnience ».

Partie 2 – fig. 53 : Homme-jaguar, peinture rupestre Oxtotitlán.
Partie 2 – fig. 53 : Homme-jaguar, peinture rupestre Oxtotitlán.

Source : Les Olmèques, Jacques Soustelle.

Partie 2 – fig. 54 : Homme-jaguar, statuette en serpentine.
Partie 2 – fig. 54 : Homme-jaguar, statuette en serpentine.

Source : Les Olmèques, Jacques Soustelle.

Le nahualisme constitue un thème qui, au fil des années, a signalé un type de pratiques magico-religieuses qui ont coexisté conjointement ou séparément. Ce type de pratiques, avec ses phénomènes de la métamorphose, de « l’imprégnience », etc., se précise, pour le continent amérindien autour de la maîtrise du rêve, de la connaissance des plantes psychotropes, de l’observation des animaux, etc. Mais, la dualité avec la transcendance de l’autre moi, de l’en-dehors, comme nous l’avons signalé à propos du principe actif de l’agent interne/externe, réside dans l’homme lui-même, dans cet espace de la conscience capable de provoquer sa propre altération (les substances chimiques du cerveau).

Ainsi, l’homme préhistorique du Nouveau Monde n’est pas exempt de la recherche du monde autre ; deux hypothèses peuvent se superposer pour nous apporter la clef de l’apparition des pratiques magiques dans le complexe psychologique des chasseurs-cueilleurs du paléolithique supérieur. La première se fonde sur la particularité du système nerveux humain capable d’induire des hallucinations, ce qui fait dire à Andrew T. Weil que « le désir d’altérer périodiquement la conscience est une impulsion innée, normale, analogue à la faim ou à la pulsion sexuelle » 1163 et que ce désir serait à l’origine des comportements psychotropiques par l’ingestion des plantes hallucinogènes, une attitude commune à tous les peuples du monde. La deuxième hypothèse fait référence à un savoir botanique qui prendrait son origine dans le comportement visionnaire et extati­que des sorciers, guérisseurs et autres chamans de notre Vieux Monde. Déjà les néandertaliens d’Europe et d’Asie 1164 , il y a plus de 50 000 ans, avaient découvert les propriétés curatives de certaines plantes 1165 .

La découverte des propriétés psychoactives des plantes, nous situe à nouveau dans le concept de la mimésis d’imprégnation ; l’homme de la préhistoire a été le témoin du phénomène de l’altération de la conscience par l’observation des animaux. Il a alors vu les rennes manger les Amanita muscaria provoquant l’hallucination. Les rennes buvaient même l’urine d’un de leurs congénères qui venait de manger un de ces champignons, car ils savaient et cela peut paraître inconcevable, que les « effets intoxicants de ce champignon sont alors plus efficaces. Les peuples chasseurs de Sibérie l’avaient observé puisqu’ils consommaient l’urine des animaux intoxiqués par ce champignon » 1166 .

Les liens de la « mimétique d’imprégnation » apparaissent clairement entre les hommes, la flore, les animaux, symboles ou avatars des plantes sacrées, ou mieux encore, procréateurs des plantes hallucinogènes ; le Cerf, par exemple, fait germer dans ses fèces le stropharia cubensis 1167 , champignon hal­lucinogène que les Mazateca nomment le Di’shi’-tjo’le’rra’ja, le « Divin champignon du fumier » 1168 .

Le Cerf est associé à d’autres plantes hallucinogènes, comme « le-la » datura qui dans la cosmologie Zuñi crée, avec d’autres fleurs sacrées, un complexe symbolique où toutes ces plantes « auront un attrait irrésistible pour le cerf, qui se rendra fou avec elles » 1169 . Les Yaqui, avec la représentation de la danse du Maáso yi’iwa, s’inscrivent dans cette cosmovision autour de la Divinité des fleurs connue sous le nom de Vari sehua ; Divinité des fleurs dont la sewa, la « fleur », renvoie au sewa aniya, le « monde magique des fleurs et des hallucinations », au Sewa Wailo, « Fleur petit frère » (qui se juxtapose à la figure de Quetzalcóatl, le révélateur du rite sacré des fleurs enivrantes), et qui restitue le complexe symbolique du monde autre avec cette fleur de la connaissance et du savoir. Enfin, nous retrouvons autour du complexe hétéronyme de sewa, la « fleur », le « méta-symbole » du Cerf, du Datura et de l’Orient.

Les animaux, cerfs, jaguars, serpents, oiseaux, crapauds, etc. sont donc en véritable « imprégnience » avec le règne végétal, surtout celui des plantes hallucinogènes. Ainsi, les différents niveaux d’interaction entre les plantes et les animaux s’articulent soit au travers « de l’association symbolique, l’imagerie de la transe extatique » 1170 soit « comme avatar d’une plante particulière » 1171 . En quelque sorte, les deux règnes sont indissociables et instituent un cadre de référents symboliques où le concept de nahualisme, par les constantes interactions entre l’homme, la plante et l’animal, doit nous amener à concevoir un autre monde et une autre forme de connaissance et à présumer que la conscience est partout, que la faune, la flore, possèdent une réalité propre, intuitive.

L’homme de la préhistoire s’est sans doute attaché, dès les premières lueurs de la conscience, à expérimenter les domaines de l’altérité méta-psychique et à admettre leur réalité, une intuition du monde autre qui a dû faire émerger ce courant du système de la pensée duale, du nahualisme, chez les Amérindiens.

La modalité de la métamorphose homme/animal dans le nahualisme, pour citer celle qui semble représenter aujourd’hui le mieux ce concept, ne doit pas occulter les autres niveaux de la dualité que nous avons déjà évoqués et que la figure de Quetzalcóatl en tant que « méta-symbole » synthétise avec force.

Les Amérindiens, dans leurs liens « méta-psychiques » avec la dualité, ont élaboré des abstractions qui, pour notre propre système de pensée, sont devenues des représentations ésotériques dont le sens dépasse largement la simple représentation artistique. Par exemple, le complexe symbolique, pour reprendre la définition de Peter Furst, se trouve représenté par le trinôme du Jaguar-Aigle-Serpent provoquant « l’imprégnience » des trois plans cosmiques. Le dessin (Fig. 55) illustre la dimension « méta-symbolique » du retour vers « l’essence des choses » comme la nomme Miguel León-Portilla.

Partie 2 - fig. 55. Céramique de Teotihuacan. Chevalier Aigle.
Partie 2 - fig. 55. Céramique de Teotihuacan. Chevalier Aigle.

Source : Quetzalcóatl à travers les cultures et les mystères du Mexique, Susana Caron.

Ce motif renferme donc le triple symbolisme de l’infra, du terra et du supra (que l’arbre du Tamoanchan reproduit également) par l’union des contraires, des trois plans cosmiques de l’univers. Il renvoie aussi à la dyade du atl tlachinolli, « l’eau, le feu », mais aussi à la Xochiyaoyotl, le combat qui fait fleurir les cœurs, c’est-à-dire le mouvement qui déclenche « l’imprégnience » de la dualité, de la « réintégration de la conscience ».

Une deuxième illustration (Fig. 56), ci-dessous, du Jaguar-Aigle-Serpent, reproduit le même symbolisme de la fusion des trois niveaux de l’univers.

Partie 2 - fig. 56. Jaguar-Aigle-Serpent.
Partie 2 - fig. 56. Jaguar-Aigle-Serpent.

Source : La pensée des anciens Mexicains, Laurette Séjourné.

L’ordre des Tlatoani Cuauhtli et des Tlatoani Océlotl 1172 , fondé par Quetzalcóatl, s’inscrit dans le domaine de la pensée duale où les préceptes de la Toltecáyotl, à mesure que les Tlatoani Aigles et Jaguars font l’expérience du nahualisme, autant par le mouvement de Tonatiuh et de ses deux nahualli (l’aigle et le jaguar), que par l’expression dédoublée des autres modalités à l’origine du nahualisme (le rêve fleuri, la parole fleurie, fleur et chant), ont pour finalité, dans ce combat emblématique, d’unir les contraires pour créer la fleur de leur transcendance.

La scène sculptée sur le tambour azteca (Fig. 57), avec son symbole solaire du Nahui Ollin entouré par ses deux nahualli (l’aigle et le jaguar) nous renvoie avant tout à cette figure centrale au visage tourné vers le ciel, cet homme-oiseau-serpent, ce Quetzalcóatl, maître de la dualité, qui synthétise les trois niveaux de l’efflorescence par l’union de l’infra et du supra ; le mouvement du triple motif (jaguar, aigle, serpent) vers l’autre côté du monde que le serpent, pour tout ce que nous avons déjà dit à son propos 1173 , est le seul à pouvoir réintégrer. Nous sommes de nouveau confrontés au concept de la « vision Quetzalcóatl du monde », l’essence du nahualisme que Quetzalcóatl détient par le don de la parole, de l’esprit, de la flore, de la faune, etc. où tout devient une recherche du double, de l’autre moi, pour faire l’expérience unique de réincorporer, par la maîtrise du nahual, le domaine de la Dualité suprême.

La finalité de cet engagement ne vient pas satisfaire une exigence égocentrique du pouvoir pour le pouvoir, mais une recherche de la liberté.

Partie 2 - fig. 57. Représentation partielle d’un tambour azteca en bois sculpté. Malinalco.
Partie 2 - fig. 57. Représentation partielle d’un tambour azteca en bois sculpté. Malinalco.

Source : Historia del nombre y de la fundación de México, Gutierre Tibón.

La liberté s’obtient par l’unification des trois plans cosmiques que les animaux représentent comme dans l’ensemble de sanctuaires de Malinalco : l’un d’entre eux est entièrement taillé dans la roche 1174 avec de chaque côté de l’entrée, deux énormes têtes de serpents et à l’intérieur des sculptures de jaguars et d’aigles 1175 qui donnent à ce trinôme son unité symbiotique à l’origine du Serpent à plumes. L’homme, le corps sur l’interstice de l’infra et du supra, établit le lien entre les deux sphères et, pour dépasser cet état de l’intermédiaire, il doit découvrir, pour s’en imprégner, que « l’effigie de la conscience de la dualité créatrice, le Serpent à plumes est le symbole clef… » 1176 , qui permet au corps de sentir l’efflorescence de l’esprit vers la « réintégration de la conscience ».

Le Jaguar, l’Aigle ou le Serpent, sont les formes magiques avec lesquelles le nahualli accomplit des actes de pouvoir (chez les Yaqui, les serpents possédaient des formes spéciales du pouvoir du yo aniya) et qui, dans le complexe symbolique, sont également figurés par les objets propices à l’expérience extatique. Des pipes qui prennent la forme d’un cerf avec un peyotl dans la bouche, des oiseaux symbolisant l’élévation de l’esprit ; les matériaux utilisés sont également d’origine animale, comme les tubes inhalateurs faits à partir d’os d’oiseaux, incorporés à des « plateaux en bois décorés avec des motifs félins ou reptiliens ou avec des plumes d’oiseaux et de la peau de serpents utilisées comme des ornements symboliques » 1177 .

Le complexe symbolique de la faune et de la flore nous renvoie au Popol Vuh avec la création de la Terre et de son manteau végétal par Hurakán, « Cœur du Ciel, Cœur de la Terre », la Dualité suprême (l’Ometéotl des Nahua), qui a créé les « animaux des montagnes, les gardiens de toutes les forêts, les génies des montagnes ; cerf, oiseaux, jaguars, pumas, serpents, … » 1178 , c’est-à-dire les esprits (surtout ceux du serpent, du jaguar et de l’aigle) que le nahualli tente d’imprégner pour faire l’expérience de la dualité. Ces animaux sont, grâce à leurs qualités, l’illustration idoine de l’union des forces contraires ; agents capables de se déplacer entre les différents niveaux et agir comme médiateurs des sorciers : par exemple, le vol de l’oiseau qui symbolise le vol du sorcier.

Dans la mythologie yaqui, Bobok, le Crapaud, fait partie des êtres liminaires qui marquent la jonction entre l’infra et le supra ; celui qui apporte l’eau et le feu aux Yaqui 1179 .

Bobok agit, grâce à sa double appartenance ou plutôt sa double disposition à être entre les deux mondes, pour provoquer la synthèse qui permet d’affronter les manifestations des pouvoirs surnaturels.

Notes
1148.

Cecilio Robelo nous fait remarquer à propos du terme nahualli, à partir duquel se forme « l’aztèquisme » nahual, que l’abbé Brasseur de Bourbourg croyait que sous ces nanahualtin (pluriel de nahualli) se cachait une espèce de secte « maçonnique » prête à exterminer la race blanche. (Cf. Cecilio Robelo, Diccionario de Mitología nahuatl, op. cit., p. 289).

1149.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 288.

1150.

Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya, op. cit., p. 26.

INI. Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, 1994, p. 621.

Christian Duverger, La fleur létale, op. cit., p. 51.

1151.

José López Portillo, Quetzalcóatl, op. cit., p. 19.

1152.

Laurette Séjourné, Pensamiento y religión en le México antiguo, op. cit., pp. 151-152.

1153.

Nous renvoyons à la valeur symbolique de l’arbre sacré de Tamoanchan et aux commentaires insérés dans notre troisième partie. Une étude approfondie de l’arbre de Tamoanchan, dépasserait largement le cadre analytique de notre travail de recherche. Pourtant cet arbre à l’origine des dieux, des hommes, des plantes, s’inscrit dans le concept du nahualisme car il représente l’axe de circulation des flux contraires sur les trois plans cosmiques.

1154.

Dans la troisième partie de notre étude nous avons expliqué les correspondances que le jaguar et le serpent entretiennent avec le trinôme de la « terre-eau-feu ».

1155.

Les paradis de brume, p. 16.

1156.

Román Piña Chan, Quetzalcóatl . Serpiente Emplumada, Ed. FCE, México, 1995, p. 23.

1157.

Ibid., p. 19.

1158.

Ibid., p. 20.

1159.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 65.

1160.

Ibid., p. 64.

1161.

En Europe, la découverte, dans l’abri de Höhlenstein-Stadel en Allemagne, de la statuette en ivoire de l’homme à tête de lion datant de la période aurignacienne, environ 30 000 ans av. J.-C., ainsi que la peinture du « Dieu Cornu ou Sorcier », qui a 20 000 ans de moins que la statuette en ivoire de l’homme à tête de lion, nous confronte au thème des « créatures composites » ou anthropozoomorphes que l’on pourrait, sans doute, comparer avec celui des formes homme/animal du Nouveau Monde.

1162.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 64.

1163.

Peter T. Furst, Alucinógenos y cultura, op. cit., p. 25.

1164.

Ibid., p. 19.

La découverte de cavernes funéraires et de fleurs aux propriétés médicinales et psychoactives dans la grotte de Shanidar au Nord de l’Iraq, il y a 60 000 ans.

1165.

Les rituels d’initiations chez les Yagua (cf. Jean Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir), appartiennent au même genre d’expérience : l’accès à la connaissance passait par l’ingestion de plantes hallucinogènes.

1166.

Danièle Vazeilles, Les chamanes, op. cit., p. 72.

1167.

Une remarque intéressante sur le genre attribué aux plantes : le masculin et le féminin sont indistinctement utilisés, en langue nahuatl, pour nommer ces champignons. Mercedes de la Garza fait la même remarque à propos du datura, qui est aussi bien appeler le « toloatzin » ou la « toloatzin ». (Cf. Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya, op. cit., p. 42). Un élément de plus qui confirme la prépondérance du système dual dans la pensée nahuatl et dont les plantes sont également à l’origine.

1168.

Richard Evans Schultes, Les plantes des dieux, op. cit., p. 78.

1169.

Peter T. Furst, Alucinógenos y cultura, op. cit., p. 289.

1170.

Peter T. Furst, Alucinógenos y cultura, op. cit., p. 256.

1171.

Ibidem.

1172.

Tlatoani, « Maître de la parole », était le terme par lequel on désignait le Souverain, l’Autorité. Ce terme associe la représentation du pouvoir au « glyphe ultraspécialisé » de la volute de la parole, ce qui exprime une « association conceptuelle » où parole et pouvoir sont les marqueurs explicites de l’Autorité. Le glyphe renvoie aussi aux préceptes qui sont à l’origine de la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie », c’est-à-dire la huehuetlahtolli, « l’art de la parole », que seule l’autorité des plus anciens maîtrisait. Cette « association conceptuelle », comme la nomme Duverger, est un des traits fondamentaux qui définissent le mieux les Nahua et que les Yaqui valorisent dans l’expression de leur autorité communautaire. Fray Andrés Pérez de Ribas a été l’un des premiers à constater ces actes de parole chez les Yaqui : celui qui incarnait l’Autorité prenait toujours la parole le premier et la gardait pendant au moins une heure. La volute de la parole figure également sur les peintures murales de Teotihuacan où les différents animaux comme le jaguar, le coyote, et les Chevaliers Jaguars et les Chevaliers Aigles, sont représentés avec le symbole de la parole, signifié par le « glyphe ultraspécialisé » de la volute de la parole.

Le concept du nahualisme, avec toute sa complexité, se manifeste à nouveau par les concordances indéniables qui s’établissent entre la huehuetlahtolli, le tlatoani, le tlatolmatini, le nahualli avec la dualité du « nahualtocáitl » et du « nahuatlatolli ». Mais, le système de la pensée duale couvre un champ d’action qui participe à un double principe qui n’est pas l’exclusivité du genre humain.

1173.

Cf. 2ème et 3ème partie.

1174.

Ce sanctuaire, par sa spécificité, nous fait immédiatement penser à Chicomóztoc, le mythe de la grotte qui est à l’origine des peuples. En 1971, Ernesto Taboada découvre sous la Pyramide du Soleil à Teotihuacan une grotte avec une série de quatre chambres en forme de trèfle, sans doute associée à un culte originel au dieu de la terre et qui a justifié la construction de la Pyramide au-dessus de la grotte ; quatre chambres en forme de trèfle nous renvoient au mouvement de la « fleur » qui provoque la transcendance du corps dans ces cavernes symbolisant pour les Olmeca des monstres zoomorphes.

1175.

Laurette Séjourné, Pensamiento y religión en el México antiguo, op. cit., p. 131.

1176.

Ibidem.

1177.

Peter T. Furst, Alucinógenos y cultura, op. cit., p. 265.

1178.

Popol Vuh, op. cit., p. 16.

1179.

María Eugenia Olavarría, Análisis estructural de la mitología yaqui, op. cit., p. 52.