La finitude du temps

La fête du feu nouveau, le xiuhmolpilli, tous les 52 ans, annihile le référent temporel car son but n’est pas d’établir une prospective des actions humaines mais d’affir­mer son retour à l’origine du premier temps. Ce retour à l’origine renvoie à un temps primordial pour réincorporer, comme l’écrit Vernant, « la profondeur même de l’être, découvrir l’originel, la réalité primordiale d’où est apparu le cosmos et pour que cela nous donne la compréhension de son ensemble » 1291 .

Il faut tuer le temps pour annuler sa détérioration, pour le replacer dans son cadre originel et, de cette façon, renouveler la charge cosmogonique devant laquelle l’historicité de l’homme a bien peu d’importance.

Les Nahua situaient donc le passé, le présent et le futur sur une même séquence instantanée dans la création du temps originel. Pour eux, « le passé n’a pas le caractère d’évé­nement parce qu’il est toujours présent comme acte fondateur, et il ne pèse pas non plus sur le présent parce que l’accumulation des faits humains passés n’a aucun poids, aucune signification dans la temporalité nahua, qui fait du moment de la création l’acte constitutif de la destinée humaine. A son tour, le présent n’est pas constitué par l’accu­mulation du passé et les perspectives de l’avenir, puisqu’il n’a de sens qu’en tant que réalisation de l’acte fondateur. Il en va de même pour le futur, qui est perçu comme un accomplissement des desseins originaux révélés dans l’acte de création » 1292 .

Abolir la périodicité était une véritable obsession, une recherche constante du retour à l’origine, c’est-à-dire à la connaissance du corps complet 1293 (le corps soumis à l’influence des quatre côtés du monde) excluant discours et pensée, à la perte du sentiment de conti­nuité, de linéarité, dans l’éloignement des actes ou des phénomènes éprouvés. L’homme retrouvait alors sa condition première, son omniscience, celle que l’on conférait aux élus des dieux, ces premiers hommes créés à partir des épis de maïs et qui se nommaient Balam-Quitze (Sorcier de l’enveloppe), Balam-Acab (Sor­cier nocturne), Mahucutah (Garde butin) et Iqui-Balam (Sorcier lunaire).

Le Popol Vuh dit : « …leur vision s’étendit à l’infini, et ils commencèrent à voir et à connaître tout ce qu’il y a dans le monde… les choses occultées par la distance ne leur étaient pas étrangères ; sans avoir à se mouvoir ils voyaient le monde et eux mêmes depuis le lieu où ils se tenaient… nous sentons tout avec perfection, et connaissons ce qui est lointain comme ce qui est proche » 1294 .

Les premiers hommes du Popol Vuh, par leur perception du proche et du lointain, par leur capacité à percevoir tout et en même temps, c’est-à-dire l’origine/terme du cosmos, s’inscrivent dans ce que Jacques Soustelle a appelé le « lieu-instant ». Il fait alors référence à la totalité du temps que les Yaqui, par exemple, représentent dans la passion du Christ et son cycle de la vie, mort et résurrection. Un cycle qui renvoie à la présence du sem taka des Yaqui, le « corps complet », ce corps qui se superpose à l’image de l’Univers. Ainsi, pour les Amérindiens du Mexique, le corps est identique à l’Univers, car il « possède une partie inférieure et une autre supérieure ; quatre orientations sacrées et un centre » 1295 . Cette image géométrique du cosmos a dès lors induit la façon dont les Nahua et les Yaqui ont perçu leur présence au monde ainsi que la place de leur corps cherchant à le situer au centre du monde. Le corps complet renvoie alors à la capacité de se placer hors du temps et de se libérer de la séquence linéaire (passé, présent, futur) qui provoque l’effet néfaste du temps. Nous sommes confrontés, comme pour la passion du Christ, au « revivre » 1296 de l’événement comme acte du présent, c’est-à-dire à la synthèse de l’événement vécu qui surgit et ressurgit comme un acte accompli dans un repère temps inefficient. Le Yaqui grâce au corps complet et dans le « revivre » de l’acte primordial, celui du proche et du lointain, celui où il redevient origine/terme, pénètre en fait dans le « degré zéro » du processus cosmique.

Notes
1291.

Enrique Florescano, Memoria mexicana, FCE, México, 1987, p. 140.

1292.

Ibid., p. 141.

1293.

Cf. 3ème partie : « Le monde dual ».

1294.

Popol Vuh . Le livre des Mayas Quichés, op. cit., pp. 120-121.

1295.

INI, Diccionario Enciclopédico de la medicina tradicional mexicana, tomo II, op. cit., p. 613.

1296.

Richard Evans Schultes et Albert Hofmann, Les plantes des dieux, Ed. du Lézard, 1993, p. 178.