Le feu nouveau

Pour les Nahua, la fête du feu nouveau exprime aussi, par l’accomplissement des actes mythiques, la réactualisation du principe originaire qui, dans son émergence, renferme l’explication du devenir cosmique. Dans un tel univers, comme l’écrit Jacques Soustelle, « …le changement n’est pas conçu comme le résultat d’un devenir plus ou moins étalé dans la durée, mais comme une mutation brusque et totale… La loi du monde c’est l’alternance de qualités distinctes, nettement tranchées, qui dominent, s’évanouissent et réapparaissent, éternellement » 1297 .

C’est la condensation au terme de la ligature des années de toutes les conjonctions astronomiques dans la période appelée ueuetilitztli, « vieillesse », avec les 65 années vénusiennes, les 104 années solaires et les 146 années divinatoires, qui retrouvent la même date d’origine. La régression des cycles, par leur instantanéité et leur circularité, affirme la force des contraires dans la reproduction du devenir cosmique et détermine, encore une fois, le rapport spatio-temporel des Nahua. Ils revendiquent la contradiction du temps généré et régénéré dans leur peur constante de l’effondrement du cosmos. Les Nahua défendent la double perception d’un temps existant et inexistant, d’un temps qu’il faut nourrir et faire mourir, d’un temps où s’exprime le cycle de la vie/mort dont la visée est de rejoindre (par la poésie, le rêve, etc.) le lieu sacré de l’origine du monde.

Eduardo Matos Moctezuma rejoint la pensée amérindienne sur la relative pérennité des choses sur la terre, celle des hommes, des animaux, des plantes, du jour et de la nuit qui naissent et qui meurent pour que le cycle vie/mort puisse encore une fois préfigurer la conception de l’univers dans sa rénovation constante. La phrase « Se vive una sola vez en la tierra » 1298 , que l’on peut traduire par « on ne vit qu’une seule fois sur la terre », révèle toute l’incertitude, toute l’angoisse, mais aussi le désir violent de mourir comme un guerrier (mais aussi comme un poète par la voix de « fleur et chant », de la poésie) pour rejoindre la demeure du Soleil.

Dans son livre sur la philosophie nahuatl, Miguel León-Portilla fait intervenir la pensée des « Sages » nahua, les tlamatinime « que Sahagún appela philosophes » 1299 , pour démontrer que la vision des Nahua, dans leur rapport au monde, avait engendré une réflexion riche de concepts, de symboles, sur la perception du monde et de l’homme. Il suffit d’évoquer la poésie « fleur et chant, in xóchitl in cuícatl » pour révéler le substrat sur lequel repose une partie de la pensée nahuatl. A l’époque azteca, suivant la doctrine des sages prédécesseurs et présentant une autre réaction au cataclysme prédit, « il s’est trouvé aussi des penseurs qui, depuis l’époque des Toltèques, ont essayé de faire face à la destruction annoncée en élaborant une conception métaphysique de la divinité et d’une certaine survivance dans l’au-delà. Les traces de cette quête peuvent être révélées dans de nombreux poèmes nahua » 1300 .

Chez les Yaqui, comme nous l’avons déjà évoqué, les termes du poète (créateur) et du visionnaire 1301 (rêveur) nous renvoie à la sagesse créatrice du saurino , celui qui possède la maîtrise du rêve pour se fondre dans la poésie du monde et accomplir ainsi l’acte « plus ultra ». Le poète se place dans l’entre-deux, car la poésie, à l’inverse de toutes les autres sciences qui engagent principalement la raison, est l’acte suprême de la création, une activité transportant le guerrier-poète vers les interstices du vrai sentiment.

Telle a été l’inspiration de la philosophie du monde nahuatl car « fleur et chant » est la « voie de l’homme qui, conscient de ses limites, ne se résigne pourtant pas à taire ce qui peut donner un sens à sa vie » 1302 .

Cette poésie décrit peut-être, à travers un langage métaphorique, le combat du guerrier-poète sur le chemin de la connaissance, chemin où la voix qui provient du fond de la nature lui donne à entendre la vérité exprimée par « fleur et chant ». La philosophie du poète est de ressentir, dans son cœur divinisé, le sens caché des métaphores et la véritable intuition qu’il est plus que ce qu’il paraît être. Grâce à ces métaphores, « qu’elles soient conçues dans le plus profond de l’être humain ou qu’elles émanent de l’intérieur du ciel, la vérité peut en quelque façon être atteinte… Pour les tlamatinime la seule voie de la connaissance était celle de la poésie Fleurs et Chants » 1303 . Le poème nahua qui suit en donne toute la substance.

Incertidumbre del fin/Incertitude de la fin 1304 .

¿ A dónde iré, ay ?

¿ A dónde iré ?

Dónde está la Dualidad …

¡ Difícil, ah, difícil !

¡ Acaso es la casa de todos allá

dónde están los que ya no tienen cuerpo,

en el interior del cielo,

o acaso aquí en la tierra es el sitio

dónde están los que ya no tienen cuerpo !

Totalmente nos vamos, totalmente nos vamos.

¡ Nadie perdura en la tierra !

¿ Quién hay que diga: ¿ Dónde están nuestros amigos ?

¡ Alegraos !

Ce poème s’interroge sur la fin de l’homme et sa destinée. Sur la forme par laquelle il rejoindra la Dualité et le lieu où se trouvent ceux qui n’ont plus de corps. Il pose également la question de la disparition totale et du fait que rien ne subsiste sur terre. Le poème reflète en quelque sorte, par l’expression du prodige de la vie/mort, une pensée que l’on retrouve dans beaucoup de sociétés amérindiennes. Les Yaqui, par exemple, dans la tradition orale, mentionnent plusieurs mondes 1305 en relation avec les formes magiques et enchantées de l’au-delà : celui de Vari sehua (Bari sewa, Bai sewa), la Divinité fleur, que les Prêtres yaqui invoquaient pour que sa puissance protège les guerriers, mais aussi le sewa aniya, le monde des fleurs et du Cerf magique, sewa étant la fleur et le symbole du Cerf dans le langage poético-ésotérique des Yaqui, etc.

« Fleur et chant » est un redoublement sémantique, in xóchitl in cuícatl, qui, par son « unité dédoublée », exprime la seule vérité sur terre, celle que le poète entrevoit dans son intuition du sens caché des paroles qui illuminent le chemin de la liberté. Le chemin de ceux qui sont capables de « revivre » l’autre réalité, celle du mythe qui implique l’annulation du temps et qui permet de retrouver l’origine de sa créativité.

Comme le dit Malinowski, le mythe « fait revivre une réalité originale… Le mythe… est… une réalité vivante à laquelle on ne cesse de recourir » 1306 .

Le guerrier-poète cherche finalement, à travers les secousses d’une angoisse indicible et l’expression de sa parole fleurie (la poésie), le passage qui mène vers la nature profonde de l’homme, c’est-à-dire le corps complet de « l’unité dédoublée ».

Notes
1297.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 111.

1298.

Eduardo Matos Moctezuma, Vida y muerte en el templo mayor, FCE, México, 1994, p. 65.

1299.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 7.

1300.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 113.

1301.

Cf. 1ère partie et 2ème partie.

1302.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 277.

1303.

Ibidem.

1304.

Eduardo Matos Moctezuma, Vida y muerte en el templo mayor, op. cit., p. 121.

1305.

Cf. 2ème partie.

1306.

Enrique Florescano, Memoria mexicana, op. cit., p. 143.