La Toltéquité

Les Tolteca, dans leur quête du lieu où naît la lumière (le Tlillan Tlapallan), entrevoient que l’homme, maître de sa conscience, peut vaincre la réalité transitoire de son existence et rejoindre ainsi la contrée de la sagesse qui transcende la mort dans l’expres­sion de la Toltecáyotl, la « Toltéquité ». Pour Miguel León-Portilla, la Toltecáyotl (vocable qui dérive de Toltéca-tl), signifie, dans un sens littéral, « essence et ensemble des créations des Tolteca » 1315 que l’on doit aussi saisir, dans un sens abstrait, comme le legs de Quetzalcóatl. Ce dernier, par son héritage, a alors offert aux hommes la connaissance de « l’encre noire et rouge », du calendrier, du mouvement des astres, des arts (la musique, la poésie, etc.) de la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie », du culte des dieux… 1316 . Le concept préhispanique de Toltecáyotl traduit, en fait, le « raffinement et la richesse complexe d’une culture » 1317 dont la sagesse et la conscience procèdent de la cul­ture nahuatl.

Ainsi, par leur Toltéquité, les Tolteca pérennisent une pensée philosophique (transmise sous l’empire azteca par les tlamatinime) dont l’idéal fait resurgir l’influence de la cul­ture mère de la côte du Golfe. Ce lieu renvoie à la mythique Tamoanchan dont le legs culturel est désigné par le vocable yuhcatiliztli que Miguel León-Portilla traduit en espagnol par « la acción que lleva a existir de un modo determinado » ou plus simplement par « el existir de un modo determinado », que nous pouvons traduire littéralement par « exister d’une façon déterminée ». Mais, ce qui a vraiment attiré notre attention, dans le sens attribué au vocable yuhcatiliztli, toujours d’après Miguel León-Portilla, ce sont les notions de mouvement et de dynamique que le terme en question renferme. Nous voici à nouveau confrontés à cette notion de mouvement dont le propos est d’interroger les actes accomplis pour rendre responsable l’individu de sa façon d’exister. Ce qui prime, en quelque sorte pour les Nahua, c’est d’échapper au statique pour saisir l’impulsion de la Toltéquité et entrevoir toute la puissance de la connaissance transmise par Quetzalcóatl.

La Toltecáyotl offre à l’homme de connaissance, à celui qui recherche le mouvement et la dynamique de ses actions, la possibilité de consacrer toute son énergie à l’ensemble des arts tolteca et de comprendre que l’accomplissement de sa vraie nature« ne pouvait être atteinte que si l’on dépassait la réalité immédiate, en allant au-delà de l’immensité océane qui entoure le monde, dans cette con­trée noire et rouge appelée Tlilan, Tlapalan » 1318 . Et, dans sa volonté de mouvement, de dépassement, de créativité, pour rejoindre le lieu de la Dualité, le tolteca, par les fonctions et les sens multiples que son nom lui confère comme toltécatl, « artiste », ten-toltécatl, « artiste de la lèvre ou de la parole », ma-toltécatl, « artiste de la main », mais aussi inventeur de la médecine, maître artisan, connaisseur des étoiles, etc., cherche à devenir l’artisan de sa véritable destinée.

Dans son livre La pensée des anciens mexicains, Laurette Séjourné partage le même sentiment : le tolteca a été l’inventeur de l’art d’interpréter les rêves et celui qui a appris à reconnaître le mouvement des cieux et des étoiles. Enfin, Christian Duverger dit, à propos des Tolteca, qu’ils sont « présentés ou décrits comme des savants : connaisseurs des vertus des plantes, inventeurs du calendrier et de l’art divinatoire, initiés aux mouvements des astres, ouverts aux spéculations philosophiques et théologiques… » 1319 .

L’art de la parole, pour interroger un aspect précis des qualités du tolteca et revenir aux Yaqui, le père Andrés Pérez de Ribas l’a signalé lorsqu’il s’est servi du vocable nahuatl tlatolli 1320 pour souligner la fonction et « l’essence de la parole » 1321 au sein du peuple yaqui. Ainsi, le pouvoir de la parole, chez les Yaqui, comme nous l’avons déjà indiqué, répond à une fonction et à une autorité qui vient se situer sur le même niveau d’incidence que celui que le tolteca accordait, par exemple, à la parole des huehuetlatolli, « conversation des anciens », par la formulation de la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie ». Leticia Varela, pour aborder un trait encore plus significatif de l’expression de la Toltéquité, a mis en évidence, autour du symbolisme poétique des chants yaqui, le parallélisme étroit qui existait entre la poétique yaqui et le in xóchitl, in cuícatl, c’est-à-dire la parole « fleur et chant » du poète tolteca 1322 . D’ailleurs, à partir de ce qu’elle nomme un « parallélisme surprenant » 1323 , Leticia Varela considère qu’il existe une « relation directe entre l’ethnie yaqui et la pensée tolteca » 1324 . Le symbolisme de la poésie yaqui nous renvoie à cette appréciation du professeur Manuel Sandomingo qui a fortement insisté sur l’existence d’une époque où les Yaqui auraient connu une véritable apogée de l’art poétique. Enfin, pour donner un dernier exemple, le Sewa yo’eme, par sa dimension « plus ultra », se superpose à la figure de Quetzalcóatl (le maître de la Toltéquité) car pour les Yaqui il constitue, par son symbolisme floral, le « prototype de l’homme parfait […] situé au centre de l’Univers » 1325 .

Le vocable tolteca, par ses différents niveaux d’acception, définit le trait fondamental de la Toltéquité que Quetzalcóatl, véritable démiurge, personnifie à travers l’acte immolateur l’emportant vers son « origine lumineuse » 1326 , c’est-à-dire le Tlillan Tlapallan. Alors, le guerrier-poète tolteca, par l’étude des préceptes initiatiques transmis par Quetzalcóatl et la Xochitlahtolli, la « Parole fleurie », parvient à ressentir le message dont la profondeur lui permet de restituer à son corps sa dualité et de rejoindre son « origine lumineuse ». Le guerrier-poète tolteca réintègre, comme le Sewa yo’eme, la demeure du monde autre des ancêtres.

Ces Préceptes initiatiques sont l’une des doctrines de l’Ordre 1327 fondé par Quetzalcóatl et connu sous le nom des Chevaliers Aigles et des Chevaliers Tigres. L’Ordre, sous l’auto­rité des Azteca, a assumé un rôle beaucoup plus versé dans l’art de la guerre que dans celui que son fondateur avait initialement élaboré, c’est-à-dire favoriser la perception de la Dualité suprême.

La Toltéquité est une connaissance surgissant des profondeurs d’un Ordre initiatique où le nom de Quetzalcóatl détient le secret de l’efflorescence car, dans la double polarité de son propre nom, Quetzal (Oiseau/Esprit) / Cóatl (Serpent/Matière), il possède les quali­tés pour faire « éclore l’espace où se rencontre le Ciel et la Terre. […] Il est le modèle éthique par excellence, le guide constant de la recherche métaphysique propre aux peuples méso-américains » 1328 . Quetzalcóatl à la fois « homme-dieu et homme-planète » 1329 est le symbole de l’union des forces contraires (Esprit/Matière), celui qui a « inauguré l’ère du Centre en révélant l’existence d’une force capable de sauver de l’inertie » 1330 ainsi que le représentant du souffle divin qui transforme la matière et ouvre pour l’homme le che­min vers l’esprit.

Dans la vision nahuatl, le redoublement sémantique « un visage et un cœur », in ixtli in yollotl, est le chemin que le guerrier-tolteca doit parcourir et sur lequel il s’éprouve afin de « trouver la seule vérité sur terre, la poésie, fleur et chant » 1331 . Ainsi, le guerrier, dans la double expression « un cœur, un visage » reconnaît l’importance du yollotl, « ce qui confère le mouvement, la vie » — mot dérivé de la même racine qu’ollin 1332 —, et du ollin, « mouvement », c’est-à-dire le souffle divin de tlayolteuviani, « cœur divinisateur des choses », qui fait de lui un tolteca, un homme de connaissance.

Quetzalcóatl, dans son ascension vers sa plénitude lumineuse, affirme « que le chemin de la spiritualité doit se parcourir avec une lente ténacité et sous l’égide d’un haut enseignement. L’ascension à des niveaux différents de conscience ne se réalise point par la voie intellectuelle. Rien, véritablement, ne s’apprend. Tout doit s’éprouver… chacun d’entre nous est déjà détenteur d’un degré personnel de perception, mais rien ne se réalise sans l’abandon préalable de la personne. Tant qu’elle est présente dans le men­tal, il ne se passe rien » 1333 .

Quoiqu’il en soit, l’exploration des confins de l’existence humaine à travers ses particularités esquisse les différentes possibilités d’accéder, par des voies originelles (les mythes, les conceptions autres du monde naturel, les systèmes de croyances, etc.) à la découverte, ou plutôt à la redécouverte d’une pensée mythique. La pensée amérindienne, longtemps ignorée et intrinsèquement autre, peut éventuellement faire découvrir à l’homme des sociétés modernes que, sous ses aspects d’histoires légendaires, le mythe évoque, pour les peuples amérindiens, le fondement même de leur société. Et, lorsque Carl. G. Jung intitule l’un de ses livres L’homme à la découverte de son âme, il souligne par là que l’homme, dans la perte de sa spiritualité ou de ses croyances ancestrales, est à la recherche d’un mythe capable de lui redonner sa force créatrice. On comprend mieux pourquoi la vision mythique des peuples amérindiens, dans l’intuition de leur propre réalité (et cela semble être encore le cas de nos jours), peut froisser le sentiment de l’homme moderne dans le cadre de ses repères culturels.

Encore une fois, la mythologie nahuatl, la Légende des Soleils, les Annales de Cuauhtitlán, les Chroniques mexicaines, le Popol Vuh, le Chilam Balam, ainsi que les légendes et mythes des peuples amérindiens (ceux des Yaqui) sont les documents qui nous permettent de situer, dans un cadre référentiel et scientifique, toute la teneur de la cosmovision nahuatl autour de sa perception du monde. D’ailleurs, à partir des concordances signalées, nous avons observé que les thématiques abordées, autour de la description du monde autre, les qualités du guerrier-tolteca, la parole fleurie, le symbolisme poétique, etc., s’insèrent dans une cosmovision commune à de nombreux peuples amérindiens. Ce phénomène de concordance préfigure, en fait, une perception du monde articulé à partir de la double polarité de la nature/surnature fondée sur la certitude que c’est dans la dualité qu’il faut trouver l’équilibre.

Notes
1315.

Miguel León-Portilla, Toltecáyotl, aspectos de la cultura náhuatl, FCE, México, 1980., p. 7.

1316.

Ibidem.

1317.

Ibidem.

1318.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 262.

1319.

Christian Duverger, L’origine des Aztèques, Ed. du Seuil, 1983, p. 214.

1320.

Cf. 1ère partie et 3ème partie.

1321.

Miguel León-Portilla, Toltecáyotl, aspectos de la cultura náhuatl, op. cit., p. 58.

1322.

Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, op. cit., pp. 132-139.

1323.

Ibid., p. 132.

1324.

Ibidem.

1325.

Ibid., p. 131.

1326.

Laurette Séjourné, La pensée des anciens Mexicains, op. cit., p. 69.

1327.

En fait, il a existé sept ordres de guerriers : Aigle, Serpent, Jaguar, Loup, Cerf, Coyote et Sauterelle.

1328.

Zéno Bianu et Luis Mizón, El Dorado. Poèmes et Chants des Indiens précolombiens, Ed. du Seuil, 1999, p. 26.

1329.

Ibid., p. 25.

1330.

Ibidem.

1331.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 166.

1332.

Ibidem.

1333.

Susana Carón, Quetzalcóatl à travers les cultures… op. cit., p. 225.