Le monde dual

La force poétique de la Légende des Soleils transmet aux hommes l’origine de la création/destruction des quatre premiers Âges et rapporte toute la complexité des relations entre les dieux et l’humanité. Ainsi, par leur connaissance naturelle, les hommes ont déterminé le système dans lequel ils ont situé l’ordre progressif de toutes les créations, c’est-à-dire une forme de pensée qui leur a permis de concevoir la demeure des dieux, la position des astres, la création de la terre, etc.

Dans ce système, le processus dynamique, avec « l’apparition du Ciel et de la Mer, puis la Terre et son contenu : le règne minéral, végétal et animal, et enfin l’homme… » 1334 , est en accord avec la réalité scientifique et détermine, pour les Nahua, le dieu incréé Ometéotl (dieu de la Dualité). Ometéotl est, dans l’expression de son origine, le principe moyocoyani, « celui qui s’invente lui-même et qui se pense lui-même », celui qui est à l’origine des quatre Soleils ou Âges de la mythologie nahuatl.

Le quadrant cosmique, formateur de la pensée amérindienne, repose sur l’action des quatre Tezcatlipoca, les fils et dédoublements d’Ometéotl qui, à tour de rôle et à partir de leur propre centre, mais chacun depuis son quadrant respectif, tente de dominer l’un des quatre Âges dans cette lutte continue pour s’identifier au soleil. La volonté de détenir le pouvoir, symbolisée par la maîtrise des forces naturelles de la terre, de l’air, du feu et de l’eau, correspond à la période pendant laquelle l’un des quatre fils réussit à contenir les autres dans un équilibre à l’harmonie cyclique. Ainsi les Tezcatlipoca luttent pour accéder au privilège échu à Ometéotl, c’est-à-dire devenir, l’espace d’un instant, le centre et le soutien de l’univers. Un instant qui, pour les hommes, durait plus d’une vie et déterminait leurs destinées. Enfin, les Tezcatlipoca, dans le mouvement des forces contraires, représentent les luttes qui dynamisent un univers qui se détruit, disparaît et surgit à nouveau mais dans une dimension où seul Ometéotl détient le vrai pouvoir de la création.

La formation d’un nouvel Âge résulte alors de l’existence quadrifide, et non isolée, des Tezcatlipoca qui s’opposent et font apparaître les monstres de la terre, du vent, du feu et de l’eau qui, sous leur influence, luttent pour donner naissance au nouveau Soleil.

Dans la mythologie yaqui, les éléments du vent, du feu, de l’eau, de l’éclair et du tonnerre sont liés au dieu Yuku, dieu de la pluie, qui a pour nom, dans cette fonction, Yuku ya’ut, mais aussi monstre marin responsable des pluies torrentielles et des inondations, que l’on retrouve dans les mythes des peuples amérindiens tels que les Azteca, Huichol, Cora, Mixe, Zuñi, Hopi et Sia du Sud-Ouest des États-Unis. Yuku ya’ut reconnaît, dans ses manifestations, l’action de Suawaka (l’Étoile filante, le Météore) qui lance des harpons de feu pour tuer les serpents à sept têtes (les Chupúkame), et de Tukawiru (le vautour nocturne), seul capable de dépasser la région des trois vents pour rejoindre la maison du vent où habite Yuku.

Ometéotl, dans la création/destruction des fondements de la terre, peut, par son principe même de nombril et de centre de l’Univers, mais aussi par sa fonction de Tlallamanac « Qui soutient la terre », résoudre le devenir et l’évolution du Tlalticpac, « Sur la terre ». Ainsi, le processus de création/destruction détermine toute la pensée nahuatl qui, dans sa recherche de la vérité, tente de pressentir l’Omeyocan, lieu de la Dualité duquel proviennent les « fleurs et les chants ».

Finalement, les quatre éléments (eau, terre, feu, air) sont, par leur instabilité, des forces cosmiques redoutables et violentes qui, dans l’Histoire des Mexicains, sont symbolisées par les quatre fils d’Ometéotl. Ainsi, les périodes cosmiques avec « les tigres, monstres de la terre, le vent, le feu et l’eau coïncident, en vertu d’un parallélisme surprenant, avec les quatre racines ( ritsomata ) telles qu’elles ont été conçues par Empédocle, puis transmises par Aristote » 1335 .

Miguel León-Portilla ajoute : « Seler a fort justement signalé les relations entre les périodes cosmiques et les quatre éléments : Ces quatre âges préhistoriques ou précosmiques différents, orientés chacun selon une direction du ciel, se trouvent merveilleusement liés aux quatre éléments connus de l’Antiquité, qui constituent la base des con­ceptions relatives à la nature des peuples civilisés, de l’Orient classique jusqu’à nos jours : l’eau, la terre, l’air et le feu » 1336 .

D’ailleurs, la pensée nahuatl, dans l’imbrication des éléments naturels avec le principe créateur (le dédoublement de la double personnalité d’Ometéotl) sous la désignation d’Omecíhuatl, « Dame deux », le principe féminin, et d’Ometecuhtli, « Seigneur deux », le principe masculin, synthétise l’importance des quatre éléments, des quatre périodes cosmiques, mais aussi des quatre directions de l’espace (avec les notions d’horizontalité et de verticalité) et des luttes entre Tezcatlipoca et Quetzalcóatl.

Partie 3 - fig. 13. Orientations de l’univers (Codex Borgia).
Partie 3 - fig. 13. Orientations de l’univers (Codex Borgia).

Source : Diccionario de mitología y religión de Mesoamérica, Yolotl González Torres.

Dans cet univers, Ometéotl (l’axe cosmique) provoque la première création du monde qui apparaît conjointement et sans temporalité dans une époque (les premières phrases de la Relation ) qui ne connaît pas encore le compte du temps, des jours, des années et des Soleils. Ometéotl définit aussi, par cette première création, les éléments cosmogoniques et cosmologiques du principe double, sous la désignation de Tonacatecuhtli « Sei­gneur de notre nourriture » et de Tonacacíhuatl « Dame de notre nourriture » (autre nom de la Dualité suprême). L’engendrement et l’enfantement de ses fils (les quatre Tezcatlipoca) avec leurs couleurs et leurs directions respectives, ainsi que la création du soleil, du feu, du premier couple humain Oxomoco (l’homme) et Cipactónal (la femme), que Sahagún 1337 décrit comme les savants, les décideurs d’horoscopes, les maîtres nécromanciens, répondent également au principe créateur de la Dualité. L’aspect du double se manifeste donc continuellement ; sur terre, il est représenté par ceux qui, dans la Relation , sont appelés Oxomoco, Cipactónal, Xochicahuaca, « celui qui possède des fleurs, des enchantements», et Tlaltetecuin, « celui qui saute en blessant la terre » 1338 , inventeurs du calendrier et de l’art d’interpréter les rêves.

Ils se font appeler Amoxhuaque, « ceux qui racontent les livres, les peintures », et sont les quatre « Sages » qui ont donné naissance aux macehualli, « ceux qui ont été mérités par la pénitence », ou plutôt qui, dans le mythe de la création de l’homme par Quetzalcóatl, ont pour tâche de surveiller et de faire travailler les hommes. Cipactónal reçoit enfin les grains de maïs qui, en plus de leur fonction agricole, symbolisent la pratique de la médecine, de la divination et de la sorcellerie, dont nous trouvons encore l’usage chez les sorciers actuels.

Partie 3 - fig. 14. Oxomuco et Cipactónal, le premier couple humain.
Partie 3 - fig. 14. Oxomuco et Cipactónal, le premier couple humain. Codex Borbonicus.

Source : Diccionario de mitología y religión de Mesoamérica, Yolotl González Torres.

L’époque primitive est donc marquée par l’apparition du temps (avec les jours, les mois, les années), par la verticalité des treize ciels jusqu’à l’Omeyocan et des neuf divisions de l’inframonde jusqu’au Mictlan, « la contrée des morts, l’au-delà », dont la dualité est signifiée par le binôme Mictlantecuhtli, « Seigneur de la contrée des morts », Mictecacíhuatl, « Dame de la contrée des morts ». Mais elle l’est aussi par l’horizontalité avec Teoatl, « Eau divine », ou Ilhuicaatl, « Eau céleste », qui entoure la Terre et lui confère la mention d’anneau aquatique, c’est-à-dire « ce qui est entièrement entouré d’eau ».

Cet anneau aquatique, avec la terre, forme le Cem-anahuac, « sur le pourtour ou l’an­neau complet de l’eau », dont la disposition quadripartite, avec ses forces antagonistes, a divergé à partir du centre (le nombril de la terre) pour se joindre sur la ligne d’horizon de « l’Eau céleste ». De cette « Eau » a surgi Cipactli, le « Caïman », pour que naisse Tlaltecuhtli, « Seigneur/Dame de la terre », Divinité féminine/masculine ou monstre androgyne qui, par le dédoublement de Cipactli (la césure entre le versant féminin et le versant masculin du cosmos), forme la terre et le ciel.

Enfin, le premier Âge ou première création de l’univers, qui émerge « junto y sin diferencia de tiempo » 1339 , c’est-à-dire simultanément, est un monde sans temporalité placé sous l’influence d’un demi-Soleil ; à partir de ce moment, le contenu du mythe annonce le cycle des quatre Soleils. La destruction du quatrième Soleil donne naissance au cinquième Soleil, le Ollintonatiuh, celui qui gouverne notre destin. Nous avons, en résumé, trois créations, celle de l’Univers, celle des cycles des quatre Soleils et, pour finir, celle du Soleil de mouvement.

La relation de l’Histoire des Mexicains par leurs peintures 1340 , texte très ancien, nous propose une version de la première création de l’univers :

1) Six cents années après leur naissance, les quatre dieux frères, fils de Tonacatecli (Tonacatecuhtli), se réunirent et se dirent que le moment était venu d’ordonner ce qu’ils devaient faire ainsi que la loi qu’ils devaient suivre.

2) Tous confièrent à Quetzalcóatl et à Uchilobi (Huitzilopochtli) l’exécution de ce qui devait être fait,

3) Et ces deux dieux, suivant le mandat et l’avis des deux autres, firent le feu, puis un demi-soleil, qui, n’étant pas entier, ne brillait guère.

4) Puis ils firent un homme et une femme. Ils appelèrent l’homme Oxomoco et la femme Cipastonal (Cipactónal). Ils leur donnèrent l’ordre de labourer la terre et, pour ce qui est de la femme, de filer et de tisser, ils leur apprirent que d’eux naîtraient les macehuales et qu’ils ne devaient pas se reposer, mais travailler toujours.

5) A la femme, les dieux donnèrent certaines graines de maïs, pour qu’elle pût procéder à des guérisons et se servir de divination et de sorcellerie, usages que les femmes d’aujourd’hui pratiquent toujours.

6) Ensuite ils créèrent les jours et les répartirent en mois de vingt jours, en sorte qu’ils comptèrent dix-huit mois pour chaque année et que le nombre de jours fut de trois cent soixante, comme on le dira plus loin.

7) Puis ils créèrent Mitlitlatteclet (Mictlantecuhtli) et Michitecaciglat (Mictecacihuatl), mari et femme, dieux de l’enfer. C’est là qu’ils les placèrent.

8) Puis ils créèrent les ciels, allant jusqu’au treizième ciel, et ils créèrent l’eau,

9) et dans l’eau ils créèrent un grand poisson, cipoa quacli (Cipactli), qui est comme un caïman, et de ce poisson ils firent la terre…

Les éléments formateurs de la pensée nahuatl élaborent enfin, à partir de la répartition des quatre Tezcatlipoca, le quadrant cosmique qui distribue les quatre points solsticiaux, les quatre coins de l’Univers (avec ses différentes couleurs), les quatre fois cinq 1341 signes du système calendaire, mais surtout les quatre porteurs soutiens du ciel, représentés par Tezcatlipoca (sous le nom de Tezcacuáhuitl, « Arbre aux miroirs ») et Quetzalcóatl (sous le nom de Quetzalhuéxotl, « Saule précieux »). Recevant l’aide de quatre hom­mes-dieux, les Atlantes Tolteca, ces derniers portent le ciel.

La séparation du ciel et de la terre, accomplie par Quetzalcóatl et Tezcatlipoca, dans la métaphore de leur transformation en arbres, ou par les quatre hommes-dieux Cuauhtémoc « Soleil dans son déclin », Itzcóatl « Serpent d’obsidienne », Itzmalli et Tenexúchitl, représente le chemin emprunté par les « entités animiques » 1342 pour rejoindre, par l’intérieur des troncs, le paradis du Tamoanchan. Le retour à l’origine passe par le retour au centre et à la circulation des flux contraires de l’Arbre cosmique.

Notes
1334.

Raphaël Girard, L’ésotérisme du Popol Vuh, op. cit., p. 21.

1335.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 101.

1336.

Ibidem.

1337.

Fray Bernardino De Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España, Ed. Porrúa, México, 1981.

1338.

Appelé aussi Ixtlilton, « carinegrillo », dieu de la médecine et des ivrognes, présenté comme une autre variante de Tezcatlipoca.

1339.

Enrique Florescano, Memoria mexicana, op. cit., p. 122.

1340.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 90.

1341.

Le Cempohualtonalli, c’est-à-dire le « compte de la vingtaine ».

1342.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, IHEAL, Maisonneuve et Larose, 1997.