L’Arbre cosmique

Tamoanchan est l’Arbre cosmique. Il est à la fois un, quatre et cinq 1343  ; Arbre où convergent toutes les réciprocités des quatre éléments (eau, terre, air et feu), des quatre vents, des quatre astres (Vénus, le Soleil, la Lune et la Terre), des quatre saisons, etc.

Tamoanchan, comme centre et quadrant des quatre porteurs, mais aussi comme anneau torsadé (malinalli), évoque le parcours des « entités animiques » (tonal, yollotl, ihíyotl, flux vitaux en relation avec la tête, le cœur et le foie), de toutes les créatures vivantes, pour rejoindre le paradis mythique de Tamoanchan/Tlalocan.

Le « Tamoanchan est un au centre du cosmos, il est quatre comme ensemble des piliers séparant le ciel de l’inframonde. Il est cinq dans sa totalité » 1344 . C’est, dans l’art poétique, le « lieu fendu où s’élève l’arbre fleuri », le Xelihuacan oo xelihaucan / in quetzaco xochicuahuitl. Arbre dont il est formellement interdit de cueillir les fruits, il délimite les trois sphères cosmiques :

Le ciel par son feuillage.

Le centre de la terre par son tronc double et fendu (opposition des forces contraires du malinalli).

L’inframonde par ses racines.

Partie 3 - fig. 15. Tamoanchan formé par Tonatiuh Ichan et Tlalocan.
Partie 3 - fig. 15. Tamoanchan formé par Tonatiuh Ichan et Tlalocan.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

Le Tamoanchan est l’Arbre qui participe du double, de la dualité. Il dresse sa ramure feuillée vers le ciel et ses racines profondes vers l’inframonde. Son tronc double et torsadé forme les deux vaisseaux de la confluence des forces chaudes et masculines du ciel. Tlalocan est la moitié froide de l’Arbre cosmique plongeant, par son tronc obscur, ses racines dans le monde de la mort, des jaguars féroces. L’autre moitié, Tonatiuh Ichan, est le tronc chaud ouvrant vers la cime son feuillage couvert d’or, d’oiseaux et de fleurs, domaine omniscient de l’Aigle divin et des « entités animiques ».

Pour les Yaqui, le Kuta nokame, « l’Arbre prophète », évolue sur le même registre car il établit la translation, à partir de l’axe, entre les trois espaces de communication, entre ce qui coalise les Yaqui au monde des ancêtres. L’Arbre, c’est-à-dire Itom’achai, dans le symbolisme profond de la poésie et du chant yaqui, lors de la célébration de la danse du Cerf, par exemple, est alors évoqué comme la personnification de l’Ancêtre tandis que les fleurs, les branches des arbres, vont représenter les frères ancêtres. Enfin, le Cerf, par sa double qualité et sa position centrale désigne aux Yaqui l’axe, le point de rencontre, par lequel les vivants et les défunts retrouvent leur unité. Par l’arbre ou plutôt par le point de rencontre (l’axe) les Yaqui acquièrent alors la capacité de rejoindre la demeure de Itom’achai, le tronc incandescent qui se superpose à l’Arbre fleuri du Tamoanchan 1345 des Nahua. La présence de l’arbre (situant l’axe) permet aux Yaqui et aux Nahua d’éprouver la véritable signification de l’ouverture aux forces du carré cosmique. En fait, comme l’écrit Alfredo López Austin, « qu’il soit homme ou arbre, nous avons bien sous les yeux, au-dessus de la grande réserve des richesses du monde, l’être qui porte en lui la lutte des contraires » 1346 . Pour les Nahua, l’arbre de Tamoanchan portent en lui les fruits de l’accomplissement et du retour vers la demeure des ancêtres. Sous la désignation de Xochiatlalpan « Sur la terre des fleurs », il est l’arbre nourricier qui allaite les nouveaux-nés morts prématurément et dont les âmes, dans l’aller/retour des « entités animiques » (l’invisible intériorité, comme la nomme Alfredo López Austin), retournent au lieu de leur naissance.

Partie 3 - fig. 16. Chichihualcuauhco ou arbre nourricier.
Partie 3 - fig. 16. Chichihualcuauhco ou arbre nourricier. (Codex Vaticano Latino).

Source : Cuerpo humano e ideología, tomo 1, Alfredo López Austin.

L’homme est celui qui, dans la poésie nahuatl, procède de Tamoanchan, de l’Arbre fleuri, terme qui définit une onomastique complexe (comme la majorité des termes qui dans leur nature dédoublée et métaphorique évoquent plusieurs fonctions) par sa réalité tant mythique que géographique ; réalité qui l’associe, par le vocable Chicnauhnepaniuhcan, « Lieu des neuf confluences ou lieu des neuf étages », à l’Omeyocan.

L’Omeyocan, dans la « lointaine conception pré-agricole de la géométrie du cosmos » 1347 , était un axe composé de neuf ciels supérieurs et de neuf ciels inférieurs, auquel il a été finalement ajouté quatre nouveaux ciels intermédiaires (ceux de l’homme soumis aux forces astrales), situant l’influence de la Lune, du Soleil, des Etoiles et de Vénus. Ainsi, l’homme, dans sa conception duale de l’univers, prend alors conscience de l’importance du carré cosmique, celui de l’eau/feu-air/terre, qui situe l’axe sur lequel il doit se placer pour ressentir la confluence de l’infra et du supra.

Le schéma ci-dessous nous permet de situer la vision cosmologique des Nahua sur les deux axes horizontaux et verticaux qui renferment tout le symbolisme du quadrant cosmique.

Partie 3 - fig. 17. La géométrie du cosmos.
Partie 3 - fig. 17. La géométrie du cosmos.

Source : Vida y muerte en el templo mayor, Eduardo Matos Moctezuma.

L’Omeyocan est le lieu de la création des hommes par Omecíhuatl/Ometecuhtli, dans le douzième niveau dont on dit que « les hommes sont créés là-bas, que c’est de là-bas que vient notre Tonalli quand on l’envoie (…), quand l’enfant tombe comme une goutte. C’est de là que vient le Tonalli qui pénètre en lui ; il est envoyé par Ometecuhtli » 1348 , ce tonalli dont le déplacement à travers le malinalli s’imprègne des flux de l’infra et du supra afin que celui-ci puisse rejoindre dans la mort le lieu de sa destinée. Dans la pensée nahuatl, la mort connaît trois destinations, toujours en relation avec la concordance des signes et leur appartenance à un espace divin défini par l’orientation des couleurs, des orients et du dieu auquel ils correspondent. Ainsi, la mort est déterminée par ce qui fait l’homme et le monde, cette modalité de l’existence à laquelle les « Sages » nahua, devant la peur de la destruction du cinquième Soleil, ont essayé de répondre par une approche religieuse, avec le don du chalchihuatl, « liquide précieux », et philosophique par in xóchitl, in cuícatl, la « poésie », la seule vérité qui fait naître « un cœur, un visage ». Le poème qui suit, extrait des « Cantares mexicanos », exprime les doutes de l’homme sur la réalité de son existence sur terre.

Nous ne sommes là que pour dormir ;

Nous ne sommes là que pour rêver,

Non, ils n’est pas vrai que nous sommes sur terre pour vivre 1349 .

Les « Sages », par ce doute, ressentent le caractère transitoire de l’existence dans la perception de la demeure du Donneur de la vie, celle de l’Omeyocan, qu’ils pourront réincorporer par le retour à leur origine céleste.

Cet autre poème évoque la conviction intime et profonde que c’est dans la demeure du Donneur de la vie que la seule vérité existe.

En vérité c’est là-bas le lieu où l’on vit.

Je me trompe si je dis : peut-être tout est fini sur terre

et ici s’achève notre vie.

Non, mais plutôt, Maître de l’Univers,

là-bas, avec ceux qui habitent ta demeure,

j’entonnerai des chants du fond du ciel.

Mon cœur s’envole,

je dirige là-bas mon regard,

jusqu’à toi et à tes côtés, ô Donneur de la vie 1350 .

Le retour à l’Omeyocan prend une densité particulière par l’émergence du corps complet, celui de l’être humain, « visage et cœur », rejoignant alors, par son départ du Tlalticpac, la vérité de son passage sur terre, celle de s’élever vers « le lieu où l’on vit vraiment » 1351 . L’élévation du corps vers la « réintégration de la conscience », nous la retrouvons dans la mythologie nahuatl à travers l’acte immolateur de Nanáhuatl ou Nanahuatzin qui se jette dans le feu divin pour devenir le Soleil (feu divin qui a donné aussi naissance à la Lune par le don de Tecuciztécatl), mais aussi à travers l’Aigle qui suit Nanáhuatl pour occuper dans le panthéon des corps célestes la représentation symbolique du Soleil, de Tonatiuh. Tous les deux font le don de leur tonalli pour que toutes les créatures vivantes (les hommes, les animaux, les arbres, etc.) puissent, par la dualité du corps, retourner (à cause de la consubstantialité) vers la vraie demeure de leur invisible intériorité.

Le livre sacré des Azteca, le Codex Chimalpopoca (Anales de Cuauhtitlán), présente aussi une perception personnelle de l’élévation du poète et du guerrier, qui, par la découverte de leur dualité, retournent auprès du principe double de l’Omeyocan. Le créateur du mouvement des « essences divines », entre le monde des êtres chtoniens (celui des jaguars, de l’eau) et célestes (celui de l’Aigle, du soleil), dispose, par la confluence des contraires, le chemin fleuri qui les sépare de l’Arbre de vie. Le poème ci-dessous exprime la distance entre les deux mondes :

Des millions d’années nous séparent de Vénus,

quelques pétales de fleurs ne faneront pas,

les chants ne cesseront pas,

Moi, le poète Toltèque surgi des eaux,

vous aidera à vous élever à nouveau, là où le soleil nous attend

et vous renaîtrez à nouveau

dans ce monde vert qui est le vôtre... 1352

Le vert est la couleur du cinquième Soleil, du symbole Ollin, qui représente la direction du centre sous la forme d’une Croix de Saint-André avec, pour l’une des bandes la couleur rouge indiquant la région du Tlillan Tlapallan et pour l’autre bande la couleur bleue du dieu de la guerre fleurie des Azteca, Huitzilopochtli. Le symbolisme des deux bandes superposées peut signifier, à notre avis, la répartition quadripartite des quatre Tezcatlipoca qui, dans le cinquième soleil, subissent la prédominance du centre, c’est-à-dire d’Ometéotl 1353 . Le vert est donc la couleur d’Ometéotl, celui qui unit le un, le quatre et le cinq dans la disposition des arbres cosmiques, et qui leur donne leur qualité intrinsèque par le mouvement des « essences divines » capables de retourner vers l’Arbre cosmique, le mythique Tamoanchan.

Partie 3 - fig. 18. Les cinq arbres cosmiques : l’arbre central et les quatre arbres situés aux extrémités du monde.
Partie 3 - fig. 18. Les cinq arbres cosmiques : l’arbre central et les quatre arbres situés aux extrémités du monde.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

Tamoanchan est le lieu de la rencontre des forces contraires qui (dans le Codex Nuttall 1354 ) prend, dans sa verticalité, les couleurs jaunes et bleues, c’est-à-dire celles qui représentent le tronc avec ses deux moitiés opposées. Les deux moitiés se confrontent enfin aux énergies antagonistes de l’horizontalité de Tamoanchan avec ses quatre arbres, ses quatre couleurs, ses quatre vents, ses quatre orientations, etc., qui, à travers les luttes des quatre Tezcatlipoca, signifient leur volonté d’être au centre du monde.

Notes
1343.

Comme pour le calendrier avec le tlalpilli et la succession des quatre signes : Tochtli, Acatl, Técpatl et Calli.

1344.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 264.

1345.

Cf. 3ème partie : « Le Seigneur de l’aube ».

1346.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 269.

1347.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 60.

1348.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 102.

1349.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 175.

1350.

Ibid., p. 184.

1351.

Ibid., p. 185.

1352.

Susana Carón, Quetzalcóatl à travers les cultures... op. cit., p. 144.

1353.

Ometéotl qui, pour rétablir l’harmonie cosmique, doit agir (en tant que soutien) et non pas faire agir.

1354.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 111.