Tlácatl, l’homme « diminué »

Le corps complet introduit, en fait, un temps mythique où les premiers hommes créés sont à l’image des dieux et où, dans la contradiction des actes divins, ils sont devenus les « diminués », c’est-à-dire qu’ils ont subi la réduction de leurs capacités d’om­niscience jusqu’à perdre les dons qui en faisaient les égaux des dieux.

Dans le Popol Vuh, le mythe de la création des quatre premiers hommes, dans leur origine et principe, renvoie au dieu incréé Hurakán, « le Cœur du Ciel », Esprit du ciel, qui sous le trinôme suivant : Cakulha Hurakán, « Maître Géant Éclair », Chipi Cakulha, « Trace de l’Éclair », Raxa Cakulha, « Splendeur de l’Éclair », et par l’intervention de ses hypostases (dieux issus de lui-même porteurs des quatre coins du Cosmos), va créer (à partir des épis de maïs jaunes et blancs) les premiers hommes.

Ces hypostases se nomment :

Tzakol « Créateurs » 1384 .

Bitol « Formateurs ».

Alom « Procréateurs ».

Qaholom « Enfanteurs ».

Par l’adjonction de deux autres dieux, il forme le « dieu Sept », le « Cœur du Ciel ». Ceux-ci se nomment :

Gucumatz « Puissants du Ciel ». Le Serpent à plumes de Quetzal, le Kukulkan, réplique exact du Quetzalcóatl nahuatl.

Tepeu « Dominateurs ». Ce terme se rattache au peuple amérindien connu sous le nom des Yaqui-Tepeu 1385 , l’une des tribus d’origine Tolteca qui a émigré avec les Quichés.

Les premiers hommes sont donc confectionnés, à partir du maïs blanc et du maïs jaune, par le « Cœur du Ciel », auquel s’incorpore, pour former le « dieu Sept », Tepeu et Gucumatz ; ces dieux, comme l’écrit Raphaël Girard, sont Parole/Action. Il suffit de dire pour que cela soit, pour que l’Esprit devienne visible et parce que le « temps de l’aube est arrivé ! Il est temps que se termine l’œuvre, et qu’apparaisse l’homme, l’humanité et la surface de la terre » 1386 .

Tepeu et Gucumatz, ces dieux venus d’ailleurs, de ce qui est étranger et au-delà de notre compréhension, sont l’acte créateur par Parole/Action. Ils sont les inventeurs de ceux qui naissent par « Pouvoir magique » et par « Science magique ».

Le premier se nomme Balam-Quitze, « Sorcier de l’Enveloppe », le deuxième Balam-Acab, « Sorcier Nocturne », le troisième Mahucutah, « Garde-Butin » et le quatrième, Iqui-Balam, « Sorcier Lunaire ». Ils ont une apparence humaine et c’est par un acte magique qu’ils sont devenus le reflet des dieux, qu’ils ont été dotés « d’un cœur, d’un visa­ge » et d’un voir qui dépasse les choses occultées par la distance. Voir et connaître pour que l’infini ne demeure plus un inconnaissable.

Sans avoir à se déplacer, les quatre premiers hommes ont eu une connaissance instantanée de tout ce qui existe dans le ciel et sur la surface de la terre. Ils sont des hommes de connaissance inventés dans le voir qui s’élève et d’où surgit la mémoire omnisciente de l’être divin, souvenir lucide certifiant que leur origine est au-delà du monde. Ils sont les premiers hommes conscients de leur dualité et capables de percevoir aussi bien ce qui est proche que ce qui est lointain 1387 . Ils rendent alors grâce à Tepeu et Gucumatz du don de la perception, du voir, d’être à l’image des dieux et de reconnaître en eux le lien qui leur permet de voir aux « quatre coins, aux quatre angles, dans le ciel, sur la terre » 1388 , ces angles qui dressent la « carte de l’univers… pour échapper à la mort » 1389 .

Mais voici que les dieux, ceux du Popol Vuh, prennent conseil et décident qu’il ne peut en être ainsi, que les premiers hommes, Balam-Quitze et ses trois compagnons, ceux qui se nomment les « Sacerdotes, les Sacrificateurs » (autrement dit les Yaqui), ne peuvent avoir la connaissance des dieux et qu’ils ne doivent en aucun cas se comparer aux dieux. Sur ces paroles des dieux, les premiers hommes perdent la mémoire et oublient qui ils sont. Ils sont dépossédés de la « Sagesse » et de la « Science ».

Hurakán et ses hypostases, mais aussi ceux qui dans la déclaration du Popol Vuh forment le Couple Magique, Mamom, le « Grand-père », et Iyom, la « Grand-mère », déclinés sous le nom de Camel Iyom 1390 , « Grand-Mère du Couple Magique », et Camel Mamom, « Grand-Père du Couple Magique », ainsi qu’Ixpiyacoc 1391 , « Antique Secret », et Ixmucané, « Antique Cacheuse », et enfin Matzonel, « Garde-Secret », et Chukanel « Cacheuse », prennent alors la décision de changer, de « diminuer » la nature de leurs enfants, de limiter leur voir psychique et physique.

Désormais, les premiers hommes sont les « diminués », ceux dont les yeux sont pétrifiés et dont le voir se limite dorénavant à ce qui se trouve proche, à ce qui les entoure. Ils ne sont plus que le vague souvenir de leur véritable origine et principe.

Mais les dieux, dans ce besoin de reconnaissance, ont laissé, dans le cœur des premiers hommes, naître l’intuition que leur véritable condition est ailleurs ; en quelque sorte, les premiers hommes sont « conscients de leur ambition d’atteindre un au-delà dépassant l’homme et son savoir » 1392 . La quête de la liberté et de la vérité, le guerrier-poète, les « Sages » nahua, l’ont sentie dans l’intuition poétique de « fleur et chant », dans cette volonté intuitive de réintégrer le monde divin. L’homme ne peut être sauvé que s’il parvient à ressentir, à ré-instaurer le dialogue entre lui et le divin. Il existe une ouverture, un intervalle, par lequel ont conflué les forces de l’Univers du tona ou tonalli, « énergie, esprit », du teyolía ou yolía « âme », du ihíyotl ou ihíotl « souffle divin », qui sont les sens perceptifs capables de resituer l’homme sur l’axe de la réincorporation ; par l’intui­tion du « sur-naturel », du monde autre, l’exploit peut être accompli et l’homme peut rejoindre ainsi sa véritable condition. Le franchissement semble réel et celui qui, dans son sentiment intérieur, fait émerger, au moment de traverser l’ouverture du monde, sa volonté intuitive de reconnaître en lui sa nature autre, son en-dehors, peut réussir l’exploit de vaincre la mort afin d’atteindre le lieu de la dualité, lieu que les Nahua nomment Omeyocan. Comme l’ont pressenti le guerrier-poète ou le « Sage » nahuatl, il faut réincorporer la demeure du Donneur de la vie qui, dans le poème ci-dessous, fait apparaître le caractère transitoire du passage de l’homme sur terre :

Nos paroles sont-elles vraies, Donneur de la vie ?

Même si nous donnons au Donneur de la vie

des émeraudes, des onguents raffinés,

même si tu es invoqué avec des colliers, avec la force

de l’aigle, du tigre,

il se peut que personne ne dise la vérité sur terre 1393 .

Les premiers hommes du Popol Vuh, nous replace devant la réalité du monde, devant les distributions et les complémentarités spatio-numériques que Ixpiyacoc et Ixmucané, dans la déclinaison du Couple Magique, mais aussi que Oxomoco et Cipactónal, dans leur dénomination de Amoxhuaque, révèlent pour définir la dualité de l’unité dénommée Ometéotl ; le créateur des quatre Tezcatlipoca, Ometéotl, est un principe double renfermant l’unité et la « totalité de l’essence des choses ».

Ixpiyacoc/Ixmucané ou Oxomoco/Cipactónal, le masculin/féminin, sont donc considérés comme l’archétype du genre humain à l’orée de l’avènement de la création des premiers hommes. Il est d’ailleurs très fréquent que cet archétype de l’être humain soit désigné, dans les mythes, sous les dénominations d’hommes ou de Prêtres, ceux-là mêmes qui ont inventé l’art de la magie, de la sorcellerie et de la divination. Un autre exemple nous montre que les quatre hommes créés par les dieux pour soutenir le monde, les Tlaloque, deviennent, leur mission accomplie, des divinités du ciel et des étoiles.

Enfin, Oxomoco 1394 , le principe masculin/féminin, est métamorphosé(e) en la divinité Itzpapálotl, « Papillon d’obsidienne », la déité stellaire des tribus nomades du Nord, con­nue également sous le nom de Tzitzímitl, « Flèche qui pénètre », que Sahagún traduit par « Monstre ». Il s’agit de créatures maléfiques, dénommées Tzitzimime, au caractère malveillant et contenues dans l’air.

Ceci explique pourquoi les quatre premiers hommes (les modèles parfaits, l’archétype des dieux créateurs) ont possédé les qualités ou dons magiques à même de provoquer l’inquiétude des dieux qui, face à leur propre création, ont décidé de « diminuer » l’homme par la perte de sa « sur-naturalité ». L’homme doit souffrir une réduction, un amoindrissement, une perte radicale du pouvoir divin, pour devenir l’ombre du souvenir de sa réalité première.

Mais, le guerrier-poète nahuatl, dans sa quête de la vérité et de la liberté, ressent alors cette intuition du corps à la recherche du double : le tlácatl, « l’homme, le diminué », doit sans relâche essayer de se ressouvenir du principe originaire pour faire éclore le corps complet, c’est-à-dire l’unité de sa dualité. Le voir du tlácatl retrouve enfin le dépassement du proche et redevient un tout, qui fait que le monde autre n’est plus une illusion mais le sentiment exprimant, encore une fois, que « malgré la fugacité universelle, il existe un moyen de connaître la vérité, grâce à la poésie, symbole et métaphore » 1395 .

Le poème ci-dessous exprime le sentiment du guerrier-poète qui, pour échapper à la réalité physique du corps, au moment de la mort, sait qu’il doit ouvrir son cœur et, par sa volonté intuitive, prononcer les paroles qui l’élèvent jusqu’à l’Omeyocan, le lieu de la Dualité.

Où irons nous ?

Nous sommes venus naître ici,

mais notre Demeure est là-bas,

dans la contrée des décharnés.

Je souffre : ni joie ni bonheur ne sont venus à moi.

Serais-je donc venu ici pour agir vraiment ?

Ce n’est pas ici la région où les choses se font.

Assurément rien ne verdoie ici,

si ce n’est l’infortune qui ouvre ses fleurs 1396 .

Nous nous sommes attachés ici au caractère « diminué » de l’homme et aux rapports de correspondances entre le Popol Vuh et les mythes nahua. Les aspects de manque, de déficience du tlácatl à son arrivée sur la Tlalticpac, sont symbolisés, dans le langage métaphorique nahuatl, par l’expression « un visage, un cœur ». Des hommes dépourvus « du visage, du cœur » (dans la formulation du doute par les « Sages » nahua de la vérité de l’action de l’homme sur la surface de la terre) qu’ils doivent reconquérir afin de se ressouvenir du véritable sens de l’existence. Ainsi, le retour vers la demeure de la Dualité suprême est l’unique moyen de découvrir la neltilitzli, la « vérité » de « fleur et chant » ; vérité qui est capable de dépasser le Tlalticpac, « l’éphémère terrestre », et d’emprunter le chemin « du visage, du cœur » vers l’Omeyocan.

Toujours à propos du tlácatl, le rôle tenu par Quetzalcóatl et Xólotl (son nahual) et aussi par Cihuacóatl (texte ci-dessous), dans la création du premier couple à partir des os et des cendres des morts (les êtres « diminués » ou « métamorphosés » des premiers Soleils), élabore d’une façon plus symbolique cette idée de la présence de l’homme dans le monde. Ce couple du cinquième Soleil, à la lecture du texte, apparaît soumis à la volonté des dieux du Mictlan qui s’opposent à ce que Quetzalcóatl puisse s’approprier la création des être humains.

Les dieux du Mictlan mettent tout en œuvre pour faire échouer l’entreprise de Quetzalcóatl qui, dans cet acte de mélanger les os, ceux de la femme et de l’homme, souligne encore une fois le caractère « diminué » des premiers hommes. Ils sont différents des dieux et cela institue, d’une part, le courant sacrificiel dans lequel l’homme est « l’être nécessaire aux dieux » 1397 (le liquide précieux pour nourrir les dieux), et d’autre part, une doctrine philosophique et abstraite selon laquelle « Dieu est mû par un motif caché, pour créer des êtres différents de lui » 1398 .

Dans cette doctrine, nous reconnaissons la perte par l’homme de sa nature divine, de la neltilitzli, sur le chemin qui le mène vers la mort, s’il échoue dans la quête de sa du­alité, ou vers le vrai accomplissement, s’il réussit à combler la déficience qu’il lui a été imposée.

Voici le texte du mythe 1399 de la création de l’homme :

1) Puis Quetzalcóatl partit pour le Mictlan ; il s’approcha de Mictlantecutli et de Mictlancihuatl et leur dit sans tarder :

2) Je viens chercher les os précieux que tu gardes, je viens les prendre.

3) Et Mictlantecutli lui dit : « Qu’en feras-tu, Quetzalcóatl ? ».

4) Et une fois de plus Quetzalcóatl dit : « Les dieux se soucient de voir quelqu’un vivre sur terre ».

5) Et Mictlantecutli de répondre : « D’accord, fais sonner ma conque et parcours quatre fois mon cercle précieux.

6) Mais sa conque n’a pas de trou. Quetzalcóatl appelle alors les vers, qui creusèrent les trous par où entrèrent les abeilles et les bourdons, la faisant résonner.

7) En entendant ce son, Mictlantecutli dit à nouveau : « D’accord, tu peux les prendre ! ».

8) Mais Mictlantecutli dit aussi à ses serviteurs : « Gens du Mictlan, dieux, dites à Quetzalcóatl qu’il doit les laisser ! ».

9) Quetzalcóatl répliqua: «Non, je les prends une fois pour toutes ».

10) Et, à l’adresse de son nahual, il déclara : « Va leur dire que je reviendrai les remettre ».

11) Et son nahual s’écria : « Il viendra les remettre ».

12) Il monta, il prit les os précieux : d’un côté étaient rassemblés les os de l’homme, d’un autre côté, ceux de la femme. Quetzalcóatl les prit et en fit un paquet.

13) Et une fois de plus Mictlantecutli dit à ses serviteurs : « Dieux, est-il vrai que Quetzalcóatl emporte les os précieux ? Dieux, allez creuser un trou ».

14) Et ils partirent creuser un trou et Quetzalcóatl tomba dedans. Il trébucha et les cailles lui firent peur. Il tomba mort et les os précieux s’éparpillèrent, picotés et rongés par les cailles.

15) Puis Quetzalcóatl ressuscita. Il se lamenta et dit à son nahual :

« Que faire, mon nahual ? ».

16) Et celui-ci lui répondit : « Puisque l’entreprise a échoué, ainsi soit-il ».

17) Alors il ramasse les os, en fait un ballot, va les porter à Tamoanchan.

18) Aussitôt qu’il fut arrivé, celle qu’on appelle Quilaztli, mais qui n’est autre que Cihuacóatl, les moulut et les rassembla dans un pot précieux.

19) Quetzalcóatl fit saigner ses membres au-dessus de ce pot. Les dieux qui ont été nommés : Apantecuhtli, Huictlolinqui, Tepanquizqui, Tlallamanac, Tzontemoc et le sixième, Quetzalcóatl, firent pénitence.

20) Et ils dirent : « Dieux, les macehuales (« ceux qui ont été mérités par la pénitence ») sont nés ».

21) Car c’est pour nous que (les dieux) firent pénitence.

Quetzalcóatl et son double féminin, Cihuacóatl, donnent une vision très poétique de la création de l’homme, dans cette approche de la fonction des dieux qui, par la polyvalence de leurs noms, dépassent leur individualité pour se fondre et se dédoubler au gré des actes à perpétuer. L’invention de l’homme répond finalement à ce besoin de trouver, pour les « Sages » nahua, une explication à la présence des hommes sur terre, mais aussi de comprendre les raisons qui poussent Quetzalcóatl, symbole Tolteca de la sagesse, à faire pénitence. Une ancienne tradition semble répondre à cette question, celle de la sagesse Tolteca : la Toltecáyotl. Ometéotl, en tant que père et mère de l’humanité, est synonyme du symbole Tolteca de la sagesse, c’est-à-dire de Quetzalcóatl, celui qui, dans la polyvalence des noms, transmet (comme le Sewa Wailo des Yaqui), la parole, la Toltéquité, cette tradition qui fonde la Parole/Action sur une règle de l’immédiateté.

La Toltecáyotl est la vérité, la règle, que l’homme perçoit par le don magique que les dieux lui ont octroyé ; sur le parcours initiatique du guerrier-tolteca, il doit alors réincorporer la sagesse du Quetzalcóatl et vaincre ainsi la fragilité de son existence afin de réintégrer l’origine de l’invisible intériorité. Le guerrier-tolteca c’est celui qui a réintégré les « entités animiques » du tonalli, du ihíyotl, du teyolía ou du yoliliztli, « le mouvement des vivants », que les hommes créés et détruits des quatre premiers Soleils n’ont pas su reconnaître et qui ont dû souffrir les transformations en singes, en grands poissons, en grands oiseaux, d’autres en papillons, etc. Ils sont, d’une certaine manière, un antécédent à l’homme complet, car, dans la contradiction du propos, nous pouvons affirmer que les dieux, c’est-à-dire Ometéotl sous le dédoublement de Quetzalcóatl/Ci­huacóatl, qui ont inventé l’humanité du cinquième Soleil, celle des « diminués » dans la perte de leur voir, ont laissé dans la conscience de l’homme le souvenir, la mémoire de sa nature double. L’intuition du guerrier-poète ou la sagesse du Chevalier Aigle sont, par exemple, une manière d’acquérir « un visage, un cœur ».

L’homme est autre et le mythe de Quetzalcóatl, par la polyvalence de ses créations, de ses qualités intrinsèques, lui désigne le chemin à suivre ; la voie des Ordres des Chevaliers Aigles et Jaguars est l’un des chemins sur lequel Quetzalcóatl découvre, par la méditation, l’existence d’Ometéotl. Le dessein de Quetzalcóatl est de créer la synthèse entre l’homme et la divinité, et par sa mort ou plutôt son immolation métaphorique, ce moment magique d’un cœur métamorphosé en papillon précieux, il symbolise le chemin de la Dualité qui le transforme en Étoile. Quetzalcóatl, par la maîtrise des préceptes de l’Ordre qu’il a fondé, accomplit la prouesse de dépasser le domaine de l’inconnu pour atteindre l’infini. A l’infini accèdent, au moment de leur mort, tous les êtres vivants, mais ceux qui n’auront pas réussi à transcender cet instant de l’entre-deux y périront avec la certitude, dans ce non-retour vers l’essence divine, d’avoir échoué face au don que leur avait octroyé l’origine de leur dualité, c’est-à-dire Ometéotl.

En fait, le tolteca doit retourner vers la double réalité du monde s’il ne veut pas finir sa course dans l’incertitude de la mort ; il doit emprunter le sillon sur lequel Quetzalcóatl, dans l’Ordre qu’il a instauré, fait germer les chants qui mènent vers la liberté, les fleurs qui expriment la vérité et l’harmonie du monde naturel où circulent les pouvoirs de la connaissance, de la sagesse et de la créativité.

C’est le monde du poète, de l’artiste, du philosophe, qui sont réceptifs à la dualité cosmique, qui pousse, par exemple, les tlamatinime au culte de l’homme-oiseau-serpent ; tradition sacerdotale qui définit l’essence de leur philosophie comme la « vision Quetzalcóatl du monde » et décline, dans ce terme de tlamatini, les qualités propres à chaque Prêtre. Par exemple :

Tlateumatini, « Sage dans les choses de Dieu ».

Ilhuicacmatini, « Savant connaisseur des ciels », une référence aux astronomes.

Tlatolmatini, « Sage par la parole », fonction oratoire enseignée dans le Calmécac.

Tlaiximatini, « Connaisseur des choses par expérience », la connaissance des herbes, des arbres, des pierres, etc. le savoir empirique des guérisseurs.

La « vision Quetzalcóatl du monde » s’exprime aussi dans la pratique des arts Tolteca, c’est-à-dire ceux de la Toltecáyotl déterminant les champs d’actions à même de favoriser, par la maîtrise de ces arts, les possibilités d’échapper à la mort de la conscience et des « entités animiques ».

L’homme, empruntant la voie initiatique de la Toltéquité, peut ressentir l’émergence du corps complet, ce corps qui lui permet, au moment de sa rencontre avec Ometéotl (ou l’Absolu Solaire des Yaqui) de conserver ses « entités animiques » et de se fondre dans la demeure de la Dualité suprême. Les maîtres de la Toltéquité sont dénommés :

Toltécatl, « Artiste », maître des arts de l’orfèvrerie et la ciselure, de la plume, etc.

Tentoltécatl, « un Tolteca de la lèvre ou de la parole », l’orateur 1400 .

Matoltécatl, « artiste de la Main ».

Les maîtres de la Toltéquité ont appliqué, tels des Tlatoani Océlotl ou des Tlatoani Cuauhtli, les préceptes fondateurs de la huehuetlamanitiliztli, « l’ancienne règle de vie », celle que Quetzalcóatl, dans sa quête de la vérité, a essayé de mettre en œuvre afin d’atteindre le véritable idéal de la sagesse, en retournant, par son immolation, vers la contrée de la connaissance, du noir et du rouge : le Tlillan Tlapallan.

Enfin, nous avons le poète de la Icniuhyotl, « société de poètes et de sages », qui, par la poésie « fleur et chant », reçoit le sentiment intuitif de la vérité supraterrestre. Il pénètre la vision Tolteca qui, confrontée à la pensée fataliste des cycles successifs, ressent qu’il existe d’autres possibilités pour échapper à la fin cataclysmique des Âges du monde. La mission de l’homme, du poète, devient claire : il doit découvrir la signification de la doctrine de Quetzalcóatl pour participer, puis dépasser la création de la Toltecáyotl et réincorporer ainsi la double réalité du monde. Le poète dans son existence transitoire sur la Tlalticpac détient différents pouvoirs qui sont :

Ilnamiqui, « se souvenir, chercher dans l’intérieur », terme qui, par son étymologie, renvoie au foie par le préfixe « il ou elli » et qui littéralement signifie « trouver dans le foie » dans son apposition avec namiqui, « trouver ». Cela nous renvoie à l’action de l’invisible intériorité des centres animiques, tels que les a définis López Austin.

Yoltéotl, « dieu dans le cœur », est une autre composante du corps humain où le poète doit ressentir la présence des forces pour appréhender les secrets de la con­naissance et par son action recevoir l’être divin.

Moteotia, « il divinisait pour soi », est le cheminement symbolique du poète ou des Chevaliers Aigles et Jaguars qui, dans l’application des préceptes et dans leur volonté du dépassement de la Toltecáyotl, reflètent l’attitude du Quetzalcóatl dans sa découverte de la dualité, d’Ometéotl.

Tels sont les différents modes de réalisation qui font que l’homme, conscient de ses « entités animiques », les forces vitales du corps complet, applique la huehuetlamanitiliztli ; règle de vie qui offre la possibilité de provoquer le « souvenir » (le Ilnamiqui), qui éveille la double réalité du corps et le fait agir conformément aux préceptes formulés dans l’antiquité par les « Sages », les hommes de connaissance et maîtres de la Toltéquité.

Notes
1384.

Dans la traduction des termes maya quiché, nous avons préféré suivre la version de Miguel Ángel Asturias qui, contrairement à Valérie Faurie dans sa version du Popol Vuh, utilise le pluriel pour traduire les termes cités. Cela nous apparaît d’ailleurs plus en accord avec les qualités doubles de chaque dieu ; pour citer un exemple, le dieu Qaholom regroupe sous son nom les doubles vocables de :

Hunahpu Vuch « Maître Magicien de l’Aube » et Hunahpu Utiu « Maître Magicien du jour ».

Zaki Nima Ak « Grand Sanglier de l’Aube » et Zaki Nima Tzyz « Grand Tapir de l’Aube ».

Qux Cho « les Esprits de la Mer » et Kux Palo « les Esprits des Lacs ».

Ah Raxa Lak « Seigneurs de la Jadéite Verte » et Ah Raxa Tzel « Seigneurs de la Verte Coupe ».

1385.

Le terme de yaqui est à prendre ici avec beaucoup de précautions. Cf. 1ère partie.

1386.

Popol Vuh, Valérie Faurie, op. cit., p. 117.

1387.

Les Nahua l’ont identifié sous le nom de Tloque Nahuaque « Maître du proche et du contigu », qui n’est autre qu’Ometéotl. Pour les Maya Quiché, c’est Cabahuil, Hurakán ou Qux Cah, Qux Uleu « Esprits du Ciel, Esprits de la Terre » et pour les Maya du Yucatán, ceux du Chilam Balam, Alom Qaholom « Celui qui enfante, Celui qui engendre ». Ils expriment ainsi, dans leur correspondance, la qualité d’être à la fois unique et duel.

1388.

Miguel Ángel Asturias et José Manuel González de Mendoza, Popol Vuh o Libro del Consejo de los indios quichés, Editorial Océano de México, D.R., Losada, 1998, p. 94.

1389.

J. M. G. Le Clézio, Les prophéties du Chilam Balam, Ed. Gallimard, 1976, p. 11.

1390.

le chiffre 2, Ome en nahuatl et Ca, Camel en quiché, qui, selon Miguel Ángel Asturias, en position de préfixe d’un nom sacré, implique presque toujours cette idée de couple, de pair. Par exemple Ometéotl « Dualité suprême » dans la mythologie nahuatl, sous les noms d’Ometecuhtli et d’Omecíhuatl.

1391.

Ixpiyacoc et Ixmucané ne sont autres que Cipactónal et Oxomoco des Nahua. Ces « Sages », selon la tradition Tolteca, ont inventé le calendrier et l’art de la divination.

1392.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 126.

1393.

Ibid., p. 128.

1394.

Oxomoco et Cipactónal sont présentés, selon les versions consultées, tantôt comme principe masculin tantôt comme principe féminin. Cela est de moindre importance, car nous savons très bien que le principe de la dualité veut que chaque « unité dédoublée » comporte un binôme masculin/féminin.

1395.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 132.

1396.

Ibid., p. 64.

1397.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 161.

1398.

Ibidem.

1399.

Ibid., p. 160.

1400.

Nous savons qu’il a existé chez les Yaqui des hommes très sages qui avaient une maîtrise parfaite de l’art de la parole. Aujourd’hui encore, des hommes pratiquent cet art pendant les fêtes religieuses ou autres moments clés de leur vie sociale. En langue yaqui il se nomme : Júu Swari, le « Sage ».