Le Seigneur de l’aube

La pensée et la règle de vie des hommes de la Toltéquité, symbolisées par Quetzalcóatl, se répercutent dans l’expression poético-mythique de la cosmovision yaqui et, cette forme d’expression, se trouve représentée par la synthèse du huya aniya avec le yo aniya ; la figure du Sewa Wailo, « Fleur petit frère », le Cerf mythique appelé Malichi « le petit Cerf fleur », par son immolation, moment où son cœur s’élève et se métamorphose en Étoile matutinale/vespérale, constitue la figure parallèle de celle de Quetzalcóatl, c’est-à-dire qu’elle révèle la dimension « plus ultra » 1401 d’un Cerf très proche de la « vision Quetzalcóatl du monde ». L’un comme l’autre symbolise le Achai yo’owe, le « Père ancestral », c’est-à-dire le fondateur de la tradition culturelle.

Sewa Wailo et Quetzalcóatl personnifient finalement ceux qui ont laissé la tradition, la règle que l’homme doit respecter s’il veut accéder à la région du noir et du rouge, la contrée de l’Orient que tous les deux, dans leur mort symbolique, désignent comme le lieu de la transcendance humaine.

Le chant du Sewa Wailo, transcrit par les auteurs actuels sous le terme de Sehuailo, est interprété par les Maásobuikame, « chanteurs du Cerf », au début de la nuit qui amorce le début de la cérémonie. Ce chant contient un profond esprit de sacralité ; il y est fait allusion à un monde à part que les Yaqui appellent Seye Wailo, un mot à l’archaïsme intraduisible auquel Spicer donne les sens suivants et que les Yaqui du XXe siècle ne savent plus traduire :

Demeure de tous les animaux.

Demeure du Cerf.

Entre les fleurs.

Pour le troisième sens, il est fait référence à un monde à part, un endroit au nom bien défini de « Lieu des fleurs », de « Patio des fleurs » ou de « Terre sous l’aube », qui souligne une fois de plus le parallélisme entre le Maáso yaqui, dans son appartenance à la « Terre sous l’aube », et le Quetzalcóatl nahuatl appelé le « Seigneur de l’aube » qui associe l’Orient avec le mondes des fleurs et du Cerf.

Ae maie mana maa seca yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Maie sana maa seca ne ! yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Ae iaei lane maa seca yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Maie sana maa seca ne ! yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Aia mana sehuailo yo maia mea lo huahua mana imna !

yo tula pucauta lala !

mana huyamnai

imna yo sikili sehuapo e !

Samna huyamnai.

Icana yo e matu e ca mana !

Inohua yo maco.

Tuulelenti maie kemna lepla !

tane huayamnai.

Elana maa nicam ne ! yo sehuailo yo !

sehuailo cuta tatai.

Ae maie none mua seca yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Maie sana maa seca ne ! yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Ae none mua seca ne yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Maie sana maa seca ne ! yo sehuailo yo !

nohualo cuta tatai.

Aia mana sehuailo imna yo tulacu nauta laba !

mana huyamnai.

Imna yo sikili sehuapo prie !

Samna huyamnai.

Icana yo matchulo haimna sana !

inomne yo maco.

ba Tuulelente maie haimna heca !

mana huayamnai.

Elana maa seca ne ! sehuailo yo !

L’esprit du chant Sehuailo, dont nous citons le texte original ci-dessus, évoque, dans une forme souvent hermétique, un langage ésotérique où sehua, la « fleur », symbolise le Cerf magique et poétisé. D’ailleurs, les expressions « fleur de capomo », « fleur petit frère », « fleur des champs », « fleur jaune », etc. font partie de la terminologie thématique par laquelle les autres textes des chants du Cerf incluent presque toujours des références directes aux fleurs, aux branches, aux arbres, aux paysages champêtres, aux oiseaux et autres animaux de la montagne.

Dans l’univers yaqui, les fleurs de couleur rouge mais aussi les branches des arbres sont la représentation, en règle générale, du monde yaqui des vivants tandis que les arbres et les troncs personnifient le monde magique des ancêtres. La première strophe du chant Sehuailo, dont nous apportons ci-dessous une transcription littérale de la traduction espagnole, décrit un Cerf qui, dans cette attitude de se récréer et de se promener entre les arbres aux branches de fleurs rouges, synthétise la correspondance entre le monde des vivants et celui des ancêtres, entre le huya aniya et le yo aniya.

« Là-bas va le petit frère fleur vers le tronc qui brûle et donne chaud,

vers la mère ailée.

Le petit frère fleur me plaît ;

il va par la montagne, entre les branches, là-bas où se trouvent les fleurs rouges.

Là-bas va le petit frère fleur vers le tronc qui brûle et donne chaud ».

« Allá va el hermanito-flor hacia el palo que arde y da calor,

hacia la madre alada.

El hermanito-flor me gusta ;

va por el monte, entre las ramas, allá donde están las flores rojas.

Allá va el hermanito-flor hacia el palo que arde y da calor ».

Le tronc qui brûle et qui donne chaud n’est autre que Itom’achai, le père Ancêtre, le père Soleil, dont l’incandescence reproduit l’immolation du Cerf offrant son cœur qui monte vers la « maie maa seca ne », la mère ailée (sans doute une référence à la Mala mecha, la « Mère lune »), cœur qui, dans sa lente course vers le firmament, se transforme en étoile.

Les branches de fleurs rouges sont les frères ancêtres, les ancêtres Cerfs/Fleurs qui ont déjà accompli le don de leur cœur dans leur retour au yo aniya. La dernière phrase traduit le sentiment de gratitude qui reconnaît la générosité des dons du Cerf, celui qui offre son corps pour nourrir son peuple, son héritage ancestral pour lui apporter la tradition du bat-naátaka et son enseignement des savoirs occultes destinés aux élus, « los escogidos », pour souder leur lien avec l’esprit de l’animal/symbole.

Ce pouvoir de l’Esprit définit deux aspects bien précis de l’animal/symbole : le Benefactor, le « Bienfaiteur » et le Yooeta, le « Maître », termes définissant l’importance du symbolise qui est rattaché au Cerf dans son action auprès du peuple yaqui. D’ailleurs, Yooeta représente le Cerf ancêtre, le maître du savoir occulte et des dons surnaturels. Dans la tradition orale des Yaqui il est aussi connu sous le nom de Santiaguillo, le maître de tous les animaux de la montagne.

Le Cerf, pour revenir à sa thématique florale, symbolise, comme l’arbre divin de Tamoanchan, le lien qui constitue le chemin fleuri sur lequel l’homme se place pour sentir la brûlure du feu divin ; comme « Fleur petit frère » il doit ouvrir son corps pour que le mouvement des flux cosmiques puissent l’envahir. Le domaine des conduites rituelles regroupe, pour les Yaqui, de nombreux segments de significations comme le royaume des fleurs, lequel détermine surtout les relations entre les éléments concernés.

Ici, nous nous attacherons à la personnalité de Vari sehua, à propos de laquelle nous détenons très peu d’informations ; invoqué(e) par les sorciers yaqui, lors des affrontements guerriers, elle-il semble répondre aux mêmes qualités de « Divinité des fleurs » que celles attribuées à Xochiquetzal (qui demeure au Tamoanchan) et à Xochipilli, la divinité nahuatl des fleurs. D’ailleurs, Xochiquetzal est associée au monde des guerriers car elle est la première femme à mourir à la guerre. Vari sehua « Fleur fraîche » et Xochiquetzal « Fleur quetzal », par leur relation avec les arts de la guerre, montrent aux guerriers valeureux qu’ils doivent, s’il veulent vaincre leurs ennemis, posséder les qualités propres aux fleurs. La force « plus ultra » des fleurs prend encore aujourd’hui pour les Yaqui toute sa signification dans l’acte du lancer des fleurs contre les Chapayecam et les Soldats de Rome le matin du Samedi Saint. L’acte du lancer des fleurs lors du Ca­rême provient, pour les Yaqui, autant de la relation des fleurs avec les formes enchantées du huya aniya que du pouvoir de la Itom Aye, « la Sainte Vierge ». Ainsi, grâce à « l’adaptabilité » des religions citées, le pouvoir des fleurs détruit les forces du mal, personnifiées par les Chapayekam et les Soldats de Rome dont la défaite met fin à l’expression rituelle de la Kohtumbre.

Le royaume des fleurs définit, malgré la lutte constante des jésuites pour éviter tout syncrétisme religieux, le rapport direct entre le huya aniya et le monde chrétien : le premier est représenté par les danseurs Pajkoola et le Venado et le deuxième par les Matachinim dont la sainte patronne est la Itom Aye. Ainsi, pendant que les Pajkoola et le Venado lancent des fleurs sur les Chapayekam, les Matachinim dansent en remuant leurs têtes, coiffés d’une sorte de mitre, appelée fleur, face aux assauts malveillants des Chapayekam. Les Yaqui expliquent cet acte rituel en affirmant, dans un style très littéral, que les « fleurs tuent les Judas » 1402  ; les Matachinim apparaissent enfin en ce Samedi Saint agitant leurs coiffures de fleurs pour anéantir, par cet acte symbolique, les pouvoirs maléfiques.

La fleur/Cerf est le reflet de l’homme parfait parce qu’en tant que maître de tous les animaux il occupe la place centrale qui, dans la conception yaqui et nahuatl, mais aussi chez la plupart des Amérindiens, situe l’homme au centre du monde pour qu’il puisse, à partir de ce point, comme Ometéotl le nombril du monde, agir et recevoir les dons du yo aniya. Le Cerf, dans son rôle de fleur, sublime et incorpore les plus hautes valeurs humaines par son aptitude à devenir, au moment crucial d’une manifestation agressive et guerrière, l’offrande non sanglante, personnifiée, par exemple, par un lancer de centaines de fleurs lors de l’affrontement avec les Chapayekam en ce Samedi Saint.

D’ailleurs, le plus grand compliment que l’on puisse faire à une personne dans la tradition yaqui, c’est de la comparer à une fleur, de lui attribuer les vertus et les qualités qui font de la personne visée, un homme parfait possédant, par cette comparaison, le savoir du Yooeta, du Cerf ancestral.

Dans la mythologie nahuatl, le corps du Cerf est entouré par les vingt tonalli et comme le « corps tonalli » de l’homme il représente le corps complet, c’est-à-dire le « corps de fleur » dont le vingtième signe du tonalli, qui clôt la série, n’est autre que xóchitl, la « fleur ». Pour les Yaqui, l’homme « diminué » est un kia polobe, « un pauvre », un homme qui ne possède pas le corps complet, le corps totalement ouvert aux signes des pouvoirs ancestraux, du souffle divin, par lequel l’homme doit ressentir la présence du seataka et du ute’a. Ces dons sont les pouvoirs de la règle de vie des Surem qui, à l’ar­rivée des Espagnols, réincorporent le yo aniya.

Par exemple, les chants poétiques yaqui ponctuent avec cette phrase « ala mansu sehuailo huyata nai secune », « là-bas va le petit frère fleur entre les branches de la montagne », presque toujours identique, la dernière strophe de chaque cycle des différents chants et situe, en fait, le point de rencontre où l’homme acquiert le savoir du Benefactor et du Yooeta qui, par l’assimilation des dons magiques, révèle son « corps de fleur ». A titre d’exemple, voici plusieurs strophes de chants incomplets :

1) Aacame / Serpent à sonnette.

Huyata bebetuc ne yoo tebola

booca sea silolooti jilahua.

Ala mansu sehuailo huyata nai secune.

2) Semalulukut / Colibri.

I cane sea huya sehuata ne tuulecai ae

coconila sea silolooti coyohue.

Ala mansu sehuailo huyata nai secune.

3) Góim / Coyotes.

Husamali goitacai imne sea huyapo

sea silolooti jiusime.

Ala mansu sehuailo huyata nai sucune.

Le Cerf, Sewa yo’eme, est le corps complet des Yaqui, le « corps de fleur » dans lequel l’élu reçoit le don magique en ces moments du « rêve éveillé » ; le ute’a et le sewa aniya se manifestent alors pour transmettre à l’élu, dans cet instant du silence intérieur, le langage de « Fleur petit frère » dont le secret de l’expression ne provient pas de la parole.

L’esprit-Cerf est l’au-delà des mots parce qu’il ne peut être limité à ce phénomène qui pour être compréhensible par l’homme utilise forcément la parole. Il provient d’un sentiment, d’un cœur qui refuse de se laisser emprisonner dans une seule réalité du monde.

Cette position participe autant du domaine de notre rationalité, pour dénier toute forme de langage aux animaux, que de la réalité du monde autre des sorciers qui, pour saisir le sens de l’articulation animale, sont tributaires de la projection de leur mode de communication. Par exemple, le jeune apprenti danseur qui rencontre l’esprit-Cerf est parfaitement conscient du rapport faussé : pour comprendre le sens du discours animal il lui applique un fonctionnement interprétatif qui lui permet de dépasser les limites du langage et pénétrer ainsi dans une autre réalité du monde.

Ludwig Wittgenstein, dans le cadre des limites du langage, écrit : « un lion pourrait parler, nous ne pourrions le comprendre » 1403 car son mode d’expression est situé sur l’in­tervalle, l’entre deux, que le jeune apprenti danseur dépasse pour entendre le message qui fait qu’un homme peut devenir un Cerf et le Cerf un homme.

Il faut éprouver le lieu de la métamorphose par cet échange entre la connaissance du corps et du hors les mots, qui au rythme du báapo wéhai, « tambour d’eau », lors de la danse du Maáso, donne la pulsation d’un cœur qui va vers un autre cœur. Le message occulte, dans cette formulation hors des limites du langage, est révélé seulement aux élus de l’animal divin et les Yaqui tentent de l’exprimer dans une langue archaïque lorsqu’ils chantent : « nespo yoaniapo catec siíme… », que l’on peut traduire par « moi dans le ciel et tous avec moi… » 1404 .

Ainsi, l’esprit-Cerf ou l’esprit-Serpent sont de prodigieux dons, ils sont les corps qui métamorphoses les corps, ceux qui apportent le seataka et qui dépassent le sentiment du vide de l’existence. L’homme, dans la connaissance de son corps, doit saisir la présence de l’esprit de l’animal/symbole et aller au-delà de ses représentations comme dans ce temps mythique quand « l’indien parlait avec les animaux de la griffe et de l’aile » 1405 . L’homme est un « diminué », celui qui dans la mythologie nahuatl, dans le Popol Vuh et dans la mythologie yaqui a perdu l’intuition de la connaissance du corps, du cœur et de la conscience de l’en-dehors ; le nahual, le corps rêvé, le double, etc. sont les manifestations de la dualité qui tentent de surmonter l’amnésie du corps dans son ignorance du monde autre. Le pouvoir de la double réalité du monde est là à l’intérieur du corps, dans les ressemblances du sentiment qu’expriment des sociétés amérindiennes face à la présence de la nature et de la « surnature ».

Notes
1401.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 132.

1402.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 105.

1403.

Boris Cyrulnik, Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, Edition Quarto/Gallimard, 1998.

1404.

Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, op. cit., p. 88.

1405.

Ma. De Los Angeles Orduño, En el País de los Yaquis, Ed. La Voz de Sonora, 1999, p. 273.