La nature du Serpent

Le pouvoir des esprits-animaux nous emporte à nouveau vers la thématique de la métamorphose et de la part animale de l’homme, de son anatisme, avec la manifestation des « essences subtiles », des phénomènes de la mimésis d’imprégnation et aussi du nahualisme qui dévoile les lieux du mouvement translatif révélateur, lors des « ascen­sions » 1568 vers les domaines de la « fluide-essence » atemporelle (Fig. 45), de la force magique du nahual ou du sorcier. Le nahual affronte la mort, le néant, parce qu’il arrête le temps, il s’inscrit alors dans le hors du temps pour apporter la réponse au fondement de la terre, que Quetzalcóatl symbolise par sa quête de la dualité, d’Ometéotl.

Quetzalcóatl est la vision du monde qui invite celui qui va à la rencontre de la mort à affronter le monstre prédateur Xochitónal dans le lieu de la conjonction de tous les signes ; anéantir Xochitónal c’est accomplir l’acte « plus ultra » qui provoque la métamorphose du corps et lui fait réincorporer sa dualité. Quetzalcóatl montre la voie à suivre à ceux qui savent ouvrir leur cœur à « l’essence des choses » et ont une chance, par cet acte, d’annihiler l’éphémère terrestre.

Le devenir du corps doit prendre conscience de sa dualité que le tronc torsadé du malinalli lui indique par la circulation des essences et que Quetzalcóatl illustre par sa redécouverte d’Ometéotl, « notre Seigneur, maître des cieux, de la terre et de la contrée des morts ». Ometéotl est la clef du double, celui qui fait des corps une « unité dédoublée ». Comment découvrir qu’il existe un principe double si le corps ne prend pas conscience du binôme masculin/féminin contenu dans une même unité ? Cette unité qui communique alors le principe de la dualité, par la multiplication de ses dédoublements, sous les noms de :

Ometecuhtli/Omecíhuatl.

Tonacatecuhtli/Tonacacíhuatl.

Mictlantecuhtli/Mictecacíhuatl.

Etc.

Ometéotl se dédouble et révèle le principe de la dualité pour que l’homme puisse enfin dévoiler la véritable nature de son corps, celle d’être une unité masculine/féminine, une ombre/lumière, un homme/animal, un homme/plante, etc., à laquelle Quetzalcóatl, par sa vision du monde, donne la possibilité de se réaliser. Ainsi, ceux qui comme Quetzalcóatl, dans la recherche de la dualité (d’Ometéotl), perçoivent le feu transfigurateur du dragon ophidien-jaguar, comme le préconise, par exemple, la doctrine des Chevaliers Tigres, font fleurir dans leur cœur l’action de la Dualité ; ils subissent, en fait, les trois stades de la métamorphose dans le combat final avec le monstre Cipactli/Xochitónal qui signale le passage du terrestre, de l’infraterrestre et du supraterrestre.

Partie 3 - fig. 45. Arbre de la vie.
Partie 3 - fig. 45. Arbre de la vie.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

L’unité du double nous renvoie alors à l’onomastique complexe du nom de Quetzalcóatl qui signifie aussi « Jumeau précieux », et que cóatl 1569 prend le double sens de serpent et de jumeau. Le Cóatl, « Serpent/Jumeau », est un mot double, une forme à la source de la vie/mort qu’André Virel définit comme « l’abstraction incarnée » 1570 , c’est-à-dire une ligne, une ondulation, un zig-zag, un cercle 1571 en mouvement (l’Ouroboros, la Roue du temps des Nahua, avec les deux serpents qui entourent la Pierre du Soleil Azteca), etc., capable de toutes les métamorphoses par la dynamique de ses translations.

Pour Cecilio Robelo, le mythe du serpent est le plus obscur de toute la religion nahuatl car l’origine de son culte et de son symbolisme complexe est vraiment inexplicable. Nous savons tout de même que Cihuacóatl, « Femme serpent », ou Coatlicue, « Celle qui à une jupe de serpents », est le binôme qui représente la Mère du genre humain et l’épouse de Mixcóatl. Dans la mythologie nahuatl, la Voie Lactée 1572 est symbolisée par un Serpent cosmique appelé Mixcóatl ou Iztacmixcóatl ; c’est elle, d’ailleurs, qui s’unit avec le monstre de la terre et donne naissance au tronc géniteur des nations futures. En fait, il faudrait dire que Cihuacóatl/Mixcóatl, les deux déités, figurent les aspects féminin et masculin de la Voie Lactée.

Quetzalcóatl est le serpent dual, l’abstraction incarnée par la sacralité symbolique de la nature, le « double en un » 1573 dont l’immolation, pour Jacques Soustelle, ouvre le chemin vers l’accomplissement du cycle vie/mort, c’est-à-dire le tiers espace de la complémentation des principes opposés. Le serpent est le visible et l’invisible, le terrien et l’aérien, une forme enchantée qui « joue des sexes comme de tous les contraires ; il est femelle et mâle aussi, jumeau en lui-même, comme tant de grands dieux créateurs qui sont toujours, dans leur représentation première, des serpents cosmiques. (…) Le serpent visible n’apparaît donc que comme la brève incarnation d’un Grand Serpent Invisible, causal et a-temporel, maître du principe vital et de toutes les forces de la nature. C’est un vieux dieu premier que nous retrouverons au départ de toutes les cosmogenèses, avant que les religions de l’esprit ne le détrônent » 1574 .

Partie 3 - fig. 46. Anaconda ancestral (…) guidé par la pierre cristalline.
Partie 3 - fig. 46. Anaconda ancestral (…) guidé par la pierre cristalline.

Source : Le Serpent cosmique. L’ADN et les origines du savoir, Jérémy Narby.

Dans nombre de grandes civilisations, le serpent apparaît comme la forme qui maintient et anime 1575 le monde (Cem-anahuac des Nahua), connu sous les noms de Kukulkan chez les Maya Quichés, d’Atum en Egypte, de Shesha, Makha, Vrita, Namuci en Inde, de Mbumba chez les Bantous, du Serpent-Arc-en-Ciel au Bénin, de Yulunggul, de Birndina, d’Angamundi, d’Ungud (le grand serpent Arc-en-Ciel, assimilé à l’eau et à la terre), chez les Aborigènes australiens, etc. Ungud dont les pouvoirs sont contenus dans des cristaux de quartz comme chez les Desana d’Amazonie colombienne où l’Anaconda an­cestral est précédé par un cristal de quartz. Le pouvoir magique des cristaux de quartz, le ban-man, « guérisseur » aborigène, le reçoit après une initiation particulière qui le voit absorber les cristaux pour devenir l’interlocuteur privilégié d’Ungud. Le ban-man devient alors celui qui côtoie la mort. Nous devons préciser que Ungud est un terme qui a une onomastique se rapportant aussi à la période mythique et au rêve 1576 , mais à un rêve qui emporte vers la réalité autre, celle des ancêtres et de la « surnature ». Mais, il peut aussi désigner une personne, la pluie, l’esprit aquatique, les peintures, l’arc-en-ciel, etc. En fait, Ungud implique une unité autonome de sens qui, par sa référence à la période mythique, contient sa totalité et se suffit à elle-même.

Dans la cosmovision yaqui, l’arc-en-ciel et le serpent, nous placent sur un même niveau de signification. Ils nous emportent vers ce que Figueroa nomme le culte ou la religion de la montagne, vers l’univers intemporel du huya aniya, ce monde se situant en tout lieu et hors du temps, c’est-à-dire celui de la période mythique du bat-naátaka. Le huya aniya c’est aussi la manifestation du yo aniya avec l’apparition, dans la Sierra del Bakatebe, d’immenses serpents avec un arc-en-ciel sur la tête vivant dans l’eau. Pour Edward Spicer, ces serpents possédaient « des formes spéciales du pouvoir du yo aniya, et ils pouvaient le mettre à la disposition des êtres humains » 1577 , un pouvoir qui apparaissait au cours des rêves pour emporter l’élu vers la période mythique du bat-naátaka. Rêve et mythe (la réalité vécue), la Source du huya aniya, du tout, dans lequel l’homme constituait un élément parmi tous les autres. Eau, terre, ciel, nuage, pluie, maïs, aube, fertilité, centre, axe, etc., le serpent, comme le dit encore Bertrand Hell, à propos du vaudou haïtien, révèle la présence de « cet esprit (celui de Damballah, la couleuvre) lié à l’arc-en-ciel et à la création… C’est la raison pour laquelle la représentation d’une couleuvre orne obligatoirement le poteau-mitan, cet axe de liaison entre le monde de la surnature et le monde des humains… » 1578 .

Le serpent joue du double et des contraires, comme Quetzalcóatl le maître du Temps, du rêve et de l’initiation, le Uey nahualli, le guérisseur, celui « qui détient les pouvoirs magiques du chaman,… » 1579 comme le Jitebií des Yaqui (la figure parallèle du Christ et de Quetzalcóatl). Quetzalcóatl délivre au corps (ombre et lumière) le secret de la dualité et de la métamorphose, il détient le mouvement translatif créant « l’Autre espace ». Mais, le dédoublement, comme nous l’avons déjà signalé à propos du rite instruit par Quetzalcóatl auprès des Yoalteuctin, peut entraîner vers la folie ou la mort si l’individu, dans ce rapport contradictoire de la dualité n’est pas maître de son unité, c’est-à-dire qu’il doit relever le défi d’affronter et de regarder la mort en face. Ainsi, Quetzalcóatl, le grand sorcier, doit mourir pour renaître car la mort est un « autre être… et non un non-être » 1580 . Comme le souligne Michel Boccara : « On a aujourd’hui une perception plus claire du formidable travail d’occultation de la mort auquel s’est livrée notre société moderne et du formidable travail de révélation de la mort auquel se sont livrés et se livrent encore les chamanes » 1581 .

Quetzalcóatl, dans la mythologie nahuatl, personnifie lui aussi ce travail de révélation, ce travail qui voit émerger la bipolarité du corps avec le tonal et le nahual, voire plutôt le temps du tonal et le temps du nahual qui renvoient au dessin de l’Arbre de la vie (le serpent torsadé), dans lequel le tonal définit le temps terrestre tandis que le nahual se place dans l’atemporel, dans le présent éternel.

Pour apporter une dernière précision sur la symbolique du serpent, Nahum Megged dans son analyse historique, psychologique et philosophique de l’univers du Popol Vuh, à propos de la période où rien n’était encore déterminé, celle où le ciel et l’eau 1582 indifférenciés représentent la totalité et l’unité pré-cosmique qui pour les Quiché et les Nahua définissent l’origine de l’existence réalisée dans l’obscurité du chaos et de l’eau originels 1583 , nous informe que c’est sur cette eau qu’apparaît Gucumatz, le Serpent à plumes, démiurge créateur de la venue de l’aube et de la lumière 1584 .

Le serpent se trouve donc associé avec les éléments du ciel et de l’air 1585 (les esprits), mais il est aussi le symbole de l’inframonde et de son infini 1586 car, dans sa particularité de serpent originel, il renvoie au monde incréé, inanimé et primordial vers lequel se dirige « notre instinct de mort » 1587 comme le souligne Nahum Megged en citant Freud ; cet instant ténu qui face au néant, à la mort, doit provoquer le feu intérieur du corps vers la ré­intégration de la « totalité de l’être », comme la nomme León-Portilla.

Ainsi le sorcier ou le chaman, par leurs pratiques magiques, reproduisent le principe cosmique du retour à l’origine qui, par l’acte de se placer face à la mort par les techniques du rêve, de l’hallucination, etc., leur permet d’altérer la perception de l’univers et de ressentir alors l’époque formative du monstre androgyne en tant que Cem-anahuac, lequel symbolise la séparation de l’eau et du ciel dans le mouvement paradoxal de l’union des contraires. Le sorcier reçoit ainsi le secret du retour à l’origine, à l’incréé.

Le dessin 1588 d’Angelika Gebhart-Sayer provient de ses entretiens avec l’ayahuasquero Laureano Ancon qui vit dans un village Shipibo-Conibo en Amazonie péruvienne ; pour lui expliquer le fondement de l’Anaconda cosmique Ronín il utilise des représentations imagées où l’Anaconda entoure la terre entière parce qu’elle est considérée comme un « disque qui nage dans les grandes eaux » 1589 , c’est-à-dire le Cem-anahuac des Nahua, lesquels représentent la terre comme une « grande roue entourée de toutes parts par l’eau… » 1590 . Le dessin reproduit aussi l’axe cosmique symbolisé par l’Arbre de la vie. Le concept de Cem-anahuac, dans son acception de Teoatl ou d’Ilhuicaatl, est la ligne de l’horizon où l’eau et le ciel se rejoignent pour créer l’anneau du serpent cosmique symbolisant l’eau, la terre et le ciel que Chevalier et Gheerbrant présentent ainsi : « les enfers et les océans, l’eau primordiale et la terre profonde ne forment qu’une materia prima , une substance primordiale, qui est celle du serpent. Esprit de l’eau première, il est l’esprit de toutes les eaux , que ce soient celles du dessous, celles qui courent à la surface de la terre, ou celles du dessus » 1591 .

Partie 3 - fig. 47. Cosmovision. D’après Gebhart-Sayer.
Partie 3 - fig. 47. Cosmovision. D’après Gebhart-Sayer.

Source : Le Serpent cosmique. L’ADN et les origines du savoir, Jérémy Narby.

Ce serpent androgyne apparaît aussi, toujours selon les propos de Chevalier et Gheerbrant, sur l’une des plus vieilles images du monde, ce disque du Bénin sur lequel est peinte « sans doute la plus ancienne imago mundi négro-africaine — où il (le serpent) enserre de sa ligne sinueuse, associant les contraires, les océans primordiaux, au milieu desquels flotte le carré de la terre » 1592 .

Partie 3 - fig. 48. Ouroboros. Disque de bronze, art du Bénin.
Partie 3 - fig. 48. Ouroboros. Disque de bronze, art du Bénin.

Source : Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant.

Le concept du Cem-anahuac, de la mythologie nahuatl, participe de cette perception du monde dans laquelle la notion de carré, dans le disque de bronze béninois, renvoie de façon singulière au carré cosmique des Amérindiens, c’est-à-dire, pour les Amérindiens, à la vision quadripartite de la terre entourée par les eaux primordiales.

D’ailleurs le dragon/serpent des Nahua dénommé Cipactli 1593 prend pour Orozco y Berra le sens étymologique d’origine, de principe ou de commencement 1594 , car il incarne l’éner­gie sacrée et génératrice qui donne vie au cosmos ; Quetzalcóatl apparaît à nouveau pour restituer le lien entre les profondeurs de l’eau primordiale et l’origine de l’eau céleste, dans le voyage qui le mène jusqu’au Ayauhmictlan où il provoque le mouvement du dédoublement par la forme hélicoïdale du malinalli sur le tronc torsadé de l’Arbre de la vie.

Le Jumeau précieux est la voix magique de l’inframonde et de l’infini qui fait jaillir le sentiment du retour à l’incréé, où la mort, le rêve, les phénomènes de l’altération sont les réminiscences du chaos originel créant la totalité de celui qui « se pense et s’invente lui-même » dans l’atemporel, c’est-à-dire où l’influence du supérieur et de l’inférieur n’est pas encore déterminée par la dislocation du monstre céleste/terrestre, scindé par l’action du double serpent Quetzalcóatl/Tezcatlipoca.

La métaphore de la séparation du monstre de la terre évoque l’atemporel pré-cosmique du royaume du silence, c’est-à-dire que l’inexistence est ce qui forme la « totalité du néant » 1595 , que Miguel León-Portilla appelle la « totalité de l’essence des choses » créatrice de la dynamique de l’univers dédoublé. Le dédoublement se manifeste donc par le déchirement de Cipactli, le monstre androgyne qui établit la distinction entre le supérieur et l’inférieur ; à cet instant l’homme est placé dans le monde, soumis dorénavant à l’influence de ce qui se trouve au-dessus de lui et en dessous de lui, les forces incontrôlables de la foudre, des ouragans ou des éruptions volcaniques et des tremblements de terre. L’homme évolue finalement dans un équilibre précaire, assujetti aux forces antagonistes désirant retrouver le néant de leur origine.

Les Yaqui dans leur mythologie offrent un nombre élevé de mythes avec des serpents qui occupent une place centrale et proposent une thématique ophidienne très proche de celle observée à propos des phénomènes de la mimésis d’imprégnation, du nahualisme, etc. porteurs de la même volonté de situer l’homme face à la dualité du monde.

Le mythe de la « Légende yaqui des prédictions » met en scène un énorme serpent terrifiant venant du nord qui dévore tous les êtres humains vivant dans la région du Sonora pour ne laisser que ruine et désolation. Ce serpent semble renvoyer aux deux serpents de la peinture rupestre de la grotte de San Francisco, mais peut-être aussi à la représentation de Quetzalcóatl (Fig. 49) dévorant un homme dans une scène imprégnée d’un symbolisme obscur ; il s’agit, semble-t-il, de l’incarnation de l’énergie sacrée génératrice, par l’ingestion de l’être humain, de ce qui donne vie au cosmos 1596 .

Partie 3 - fig. 49. Quetzalcóatl. (Codex Borgia).
Partie 3 - fig. 49. Quetzalcóatl. (Codex Borgia).

Source : Diccionario de mitología y religión de Mesoamérica, Yolotl González Torres.

Antonio Lorenzo souligne, d’ailleurs, qu’il existe de nombreux éléments qui permettent de considérer les peintures rupestres de Basse Californie, celles du serpent ou des autres animaux prédateurs (l’aigle ou le jaguar), comme « de sérieux antécédents historiques et religieux des groupes migratoires qui au fil des millénaires se sont répandus sur toute la Méso-Amérique » 1597 . La « Légende yaqui des prédictions », introduit finalement la thématique du Kuta nokame, l’Arbre prophète au centre du monde yo’eme qui dans ce cas précis annonce l’arrivée du terrible serpent. L’association de l’Arbre et du serpent renvoie aux images insérées plus haut qui reproduisent la symbolique du principe cosmique. L’histoire raconte aussi comment Chapulín 1598 Guóchimea, le magicien, tue le serpent en lui coupant la tête, instant que le serpent, coupé en deux, considère comme propice pour révéler aux Yaqui la prophétie de l’arrivée des Blancs par l’Orient et le Sud 1599 . Dans ce cas aussi le serpent se dédouble pour communiquer son information ; après sa mort, le serpent désigne la colline de Tenjahueme, « Bouche ouverte » avec sa tête et avec l’autre partie de son corps, transformé en pierre, l’élévation qui porte le nom de Guóchimea, « Sauterelle qui tue ».

Mais, pour revenir au dessin (Fig. 49) du serpent dévorant un homme, nous pouvons affirmer, comme le précise Mercedes de la Garza, à propos des sorciers maya, que nous sommes en présence du rite de la mort initiatique où « l’engloutissement par un serpent, symbolise… la rencontre avec le Maître de l’initiation » 1600 . Une mort initiatique qui, chez les Nahua, a été associée à celle du Christ parce qu’elle durait trois jours 1601 . Certains groupes maya ont donc un rite initiatique qui « consiste en l’expérience d’être englouti par un grand serpent, pour après avoir été excrété ou vomi, en possédant déjà les capacités surnaturelles et sacrées qui leur permettront d’exercer les fonctions de chamane. Aussi voyons-nous les gouvernants-nagual, dans les œuvres plastiques de la période classique, émergeant de la gueule d’énormes serpents magnifiques, autrement dit, emplumés, symbole d’eau et d’énergie vitale sacrée » 1602 . Le serpent nous renvoie au nahualisme, à l’action de « l’animal sacré par excellence, qui symbolise (…) l’énergie génératrice du monde, représentant l’eau, le sang, et la fécondité, et qui par sa faculté de renaître de lui-même, selon l’interprétation par l’homme croyant, le changement de peau est associé aux initiations religieuses dans lesquelles l’homme profane meurt en tant que tel, pour renaître sacralisé » 1603 .

Chez les Yaqui nous avons un rite initiatique similaire que Alejandro Figueroa, en citant Ralph Beals, décrit de la façon suivante : « Les danseurs et les musiciens peuvent aussi apprendre de façon magique en se rendant dans une grotte du Cerro Colorado (Sikili Kawi). Si un homme entre dans cette grotte, un serpent apparaît et le dévore ; il doit avancer en ligne droite vers la bouche du reptile. L’homme est jeté à l’intérieur de la grotte par l’anus du serpent. Cette grotte est une grande pièce qui contient beaucoup d’animaux et de serpents. Sur les murs pend tout ce qui est en relation avec les danses de pascola et du venado, les ténabaris, les coyoles ; […] des selles, des brides et lacets et autre équipement du vacher. L’homme ne doit ni craindre ni regarder derrière lui, mais il doit marcher vers le fond de la grotte. Là-bas se trouve le serpent le plus grand, le roi de tous les serpents, qui s’enroule autour de l’homme jusqu’à le couvrir tout entier. Alors, le serpent lui lèche la figure avec la langue. Si l’homme attend sans peur, le serpent le lâche et le conduit vers les choses qui pendent au mur. Là-bas il choisit les instruments de l’office qu’il souhaite pratiquer, danseur venado , pascola, musicien, vacher, […] si l’homme s’effraie un instant, il est transformé en l’un de ces animaux qui sont dans la grotte. Beaucoup de ceux qui sont entrés dans la grotte n’en sont pas sortis. Les informateurs furent précis en signalant que par le fait d’entrer dans la grotte on pouvait devenir matachín , maître, danseur coyote, sorcier ou guérisseur » 1604 .

Nous retrouvons ici la manifestation du culte ou religion de la montagne au sujet duquel les Yaqui, mais aussi les Mayo, expriment une certaine crainte, et quand ils sont interrogés à ce propos, les membres de la communauté yaqui sont extrêmement prudents et ne se prêtent pas facilement à un commentaire précis sur le culte de la montagne. Cependant, lors des fêtes religieuses, le danseur Cerf, par exemple, qui fait preuve « d’une habilité et dextérité supérieures, les autres disent, un peu sur le ton de la plaisanterie mais aussi celui de l’accusation, qu’il est accroché  » 1605 . D’ailleurs, les Mayo considèrent que celui qui a été accroché dans une grotte subira, à sa mort, la métamorphose et deviendra l’animal qui a été son nahual lorsqu’il était vivant. Alejandro Figueroa rapporte, lors de la mort d’un danseur Pajkoola mayo, comment au « moment précis de sa mort est apparu sous le lit du mort un animal ressemblant à un chien noir, très grand et monstrueux. L’animal était l’homme transformé en nagual parce qu’il s’était accroché (enganchado) dans une grotte pour devenir Pajkoola » 1606 .

Toujours chez les Yaqui, une autre histoire parle du « Serpent du Mont Nohme » 1607 , serpent qui a la particularité de porter une croix 1608 sur le front partageant le même symbolisme que la croix de Quetzalcóatl. Ce serpent, comme celui de la « Légende yaqui des prédictions », a la particularité de provoquer un vent puissant avec l’intérieur de sa bouche pour attirer et aspirer avec son souffle les êtres qu’il dévore sans compassion. Dans les croyances des anciens nahua, on remarque que l’une des « entités animiques », connue sous le nom de ihíyotl, « souffle divin » (une des substances insufflées par les dieux) possède un pouvoir d’attraction où ihioana signifie littéralement « attirer quelque chose vers soi avec le souffle » 1609 . Ce pouvoir d’attraction est également attribué à la pierre d’aimant, la tlaihiyoanani, « pierre qui attire les choses avec le ihíyotl » 1610 et aussi au serpent d’eau ou au serpent noir parce qu’il est teihioanani, c’est-à-dire des serpents qui ont le pouvoir d’attirer les êtres avec leur ihíyotl.

Dans le mythe de « Suawaka » 1611 , ce dernier chasse les serpents à sept têtes pour nourrir Yuku et son épouse ; le mythe propose, entre autres, la thématique de l’échelle en peau de serpent qui, comme l’arbre, signale l’axis mundi, parce que l’arbre, l’échelle, la liane, mettent en rapport la terre et le ciel. Nous trouvons encore le mythe du « Peuple Serpent » qui dévoile, pour sa part, le cadre magique du nahualisme ; le combat de Sebastián González avec un serpent immense possédant les pouvoirs du yo aniya. Il ne faut pas oublier non plus qu’avant la Conquête espagnole les Yaqui pratiquaient toutes sortes de danses, souvent inspirées des danses Shoshone et Pueblo 1612 , comme celle du serpent ; les Yaqui portaient alors entre les dents, la bouche peinte en blanc et le visage en noir, un serpent. Enfin le mythe du « Serpent du mont Nohme » est à interpréter dans sa relation avec le yoawa ou yohua 1613 et les phénomènes de la sorcellerie et de la métamorphose.

A propos du yoawa ou yohua, les formes enchantées du yo aniya, Alfredo López Austin, dans son livre Hombre-Dios, fait référence au pouvoir de certaines divinités parmi les noms desquelles apparaît la racine moyóhual ou moyáhual. Cette racine serait selon Alfredo López Austin en relation avec un « étrange verbe » 1614 , yahualpoloa, qui apparaît dans un terme comme moyohualittoani, nom que l’on donne à un certain type de sorcier ; on considérait ces sorciers comme immortels. Enfin il écrit que l’on pourrait supposer que le verbe yohua ou yahua est « en relation avec le nahualisme et plus particulièrement avec une action magique pour se transformer ou disparaître » 1615 . Il propose alors les noms de :

Xicomoyáhuatl, « Celle qui se transforme en abeille ».

Huitzilmoyáhual, « Celle qui se transforme en colibri ».

Quetzalmoyahuatzin, « La vénérable qui se transforme en plume précieuse ».

Gonzalo Aguirre Beltrán, dans son livre sur la médecine et la magie, à propos du rituel autour de la divinité contenue dans le peyotl — celle qui révèle sa qualité féminine — évoque les Cihuapipiltin, la Tlazolcihuapilli, « Femme sorcière », mais aussi Yahuallan Yohualli, « dans le cercle ou espace de Yohualli, la Nuit, Dieu Invisible, parce qu’en cet instant les Cihuapipiltin président sur terre : d’où le caractère nocturne des cérémonies » 1616 du peyotl. Mais le caractère maléfique de Yohualli ou Yoalli renvoie surtout aux esprits invisibles de l’air et aux pathologies, le « mal de l’air ou mauvais air », liées à l’effet néfaste des forces en question ; pour les anciens nahua, Yoalli Ehécatl est le dieu du vent, mieux connu sous le nom de Quetzalcóatl.

Miguel León-Portilla écrit : « Yohualli Ehécatl : nuit, vent : invisible, impalpable, redoublement qui s’applique à la divinité suprême et indique ce que nous pouvons appeler sa transcendance. En effet, l’invisible et l’impalpable sont des états qui ne peuvent pas être saisis par l’expérience » 1617 .

Les points de convergence entre le yoawa des Yaqui et le Yohualli Ehécatl des Azteca viendraient valider, encore un peu plus, l’hypothèse de Spicer.

Notes
1568.

A prendre dans le sens qui peut tout aussi bien emmener vers les domaines de l’inframonde que du supramonde.

1569.

Alfonso Caso, Cecilio Robelo ou Jacques Soustelle expliquent que le terme « cóatl » a le double sens de « serpent » et de « jumeau » et qu’aujourd’hui les Mexicains l’écrivent « cuate ».

1570.

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 867.

1571.

Les peintures rupestres du paléolithique supérieur.

1572.

Cecilio Robelo ajoute, que les Nahua, aussi surprenant que cela puisse paraître, ont découvert que la « Grande Nébuleuse est à l’origine du système solaire ». (Cf. Diccionario de mitología nahuatl, p. 754). Le Petit Robert nous donne sa définition : astron. « La Galaxie : nébuleuse spirale composée d’une centaine de milliards d’étoiles dont le soleil, de gaz et de poussières interstellaires, se présentant à l’observateur terrestre sous la forme de la Voie Lactée ». (Cf. Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires le Robert, Paris, 2000, p. 1111). La connaissance astronomique des Nahua est vraiment étonnante et renvoie aux formes spiralées des peintures rupestres qui, pour les Nahua, symbolisent la force créatrice du Serpent.

1573.

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 870.

1574.

Ibid., pp. 867-868.

1575.

Ibid., p. 868.

1576.

Géza Róheim, Les portes du rêve, op. cit., p. 118.

Les Yuma de Californie font le même rapprochement entre le rêve et le mythe.

1577.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 76.

1578.

Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, op. cit., p. 184.

1579.

Enrique Florescano, El mito de Quetzalcóatl, op. cit., p. 241-242.

Chez les Sioux nous retrouvons aussi la présence d’un grand serpent aquatique qui leur fait don du premier sac-médecine.

1580.

Michel Boccara, La part animale de l’homme, op. cit., p. 88.

1581.

Ibidem.

1582.

Nahum Megged dans son livre, El universo del Popol Vuh, précise, à ce propos, que dans la Bible le mot « Ciel » offre deux significations : « raquia », c’est-à-dire quelque chose qui s’étend sur et divise, et « shamáim », qui signifie « là-bas eaux », c’est-à-dire « eaux supérieures ». Pour la création du ciel, le texte nous dit : « Dieu fit la division entre les eaux sur le ciel et les eaux sous le ciel ». L’océan et le ciel sont des miroirs qui se reflètent mutuellement. (Cf. Nahum Megged, El universo del Popol Vuh . Análisis histórico, psicológico y filosófico del mito quiché, Ed. Diana, México, 1991, p. 38). Les Nahua distinguent la même relation entre le ciel et l’eau, conceptualisée autour de leur perception du Cem-anahuac d’où surgit le monstre de la terre, Cipactli.

1583.

Nahum Megged, suivant la théorie de Ferennczi, écrit : « Le souvenir archaïque provient de l’époque où nous étions des êtres aquatiques ; étant passés plus tard à habiter la terre, il resta comme réminiscence le regret de la mer ». (Cf. Nahum Megged, El universo del Popol Vuh, op. cit., p. 38).

1584.

Nahum Megged dans la relation entre le serpent démiurge, le chaos et l’eau originels, écrit : Il a existé dans le credo égyptien quatre couples de serpents identifiés avec le chaos : Abîme, Ténèbres, Invisible et Eaux primordiales ». Nahum Megged précise enfin : « Le démiurge créateur Atum lui aussi eut la forme d’un serpent. Dans un dialogue entre Osiris et Atum, ce dernier dit : …je détruirai tout ce que j’ai créé. La terre retournera à Nun (l’incréé , le primordial). Je serai tout ce qui restera avec Osiris et je reprendrai la forme du serpent que les hommes ne connaissent pas, que les dieux ne voient pas ».

Le concept de l’incréé renvoie à notre réflexion sur « l’ordre métaphysique » et Ometéotl.

En ce qui concerne les quatre serpents, Alfredo López Austin présente dans son livre, Cuerpo humano e ideología, un dessin du Codex Laud qui reproduit le « corps » d’un mort duquel se détachent quatre formes serpentines qui, selon son hypothèse, symbolisent les éléments fondamentaux de l’être humain.

1585.

Dans la médecine traditionnelle des peuples amérindiens, l’air, sous son aspect de « mauvais air » ou de « mauvais vent », contient des entités minuscules et invisibles qui voyagent portées par le vent et provoquent les maladies ou les dérèglements physiques et psychiques. Chez les Yaqui, par exemple, la maladie du « latido » ou « Jía-ps-i chépte waán-te », qui signifie la vie, l’âme, l’esprit, que l’on traduit par le mot « cœur », est une maladie provoquée par un « air ou vent froid ».

1586.

Nahum Megged fait référence aux cycles des mues de la peau du serpent.

1587.

Nahum Megged, El universo del Popol Vuh., op. cit., p. 21.

1588.

Jérémy Narby, Le Serpent cosmique, op. cit., p. 91.

1589.

Jérémy Narby, Le Serpent cosmique, op. cit., p. 91.

1590.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 280.

1591.

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 869.

1592.

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 869.

1593.

Cipactli, pour Orozco y Berra est un symbole qui fait référence aux traditions cosmogoniques. Sur les peintures il est représenté comme un être fantastique prenant la forme d’un poisson monstrueux, d’une grenouille aux mille bouches, d’un crocodile, d’un serpent, etc. Cipactli participe également à la formation du mot Cipactónal, qui littéralement signifie commencement des jours et signale la dualité des sexes dans ce rapport étrange qui fait de Cipactónal, soit une femme, soit un homme, selon les mythes consultés. Cipactli nous rappelle enfin l’instant primordial de la création, car il est le premier signe du calendrier inventé par le premier couple nommé Oxomoco et Cipactónal (premiers hommes de connaissance) qui selon le symbolisme du Tonalámatl (livre du tonalli) situe le point où les terres sont sorties des eaux pour former les continents.

1594.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 94.

1595.

Nahum Megged, El universo del Popol Vuh, op. cit., p. 22.

1596.

Gutierre Tibón, dans son livre, Historia del nombre y de la fundación de México, fait remarquer que les étoiles et les hommes participent du même destin qui est d’être la nourriture du soleil.

1597.

Antonio Lorenzo, Misterios del México Prehispánico, op. cit., p. 128.

1598.

Chapulín est un vocable nahuatl qui signifie « Sauterelle ». Les Azteca, au cours de leur migration d’Aztlan vers la vallée de México, ont résidé pendant plusieurs années à Chapultépec, la « colline de la Sauterelle ».

1599.

Quetzalcóatl participe de la même prophétie lors de son départ vers l’Orient.

1600.

Mercedes de la Garza, Le chamanisme Nahua et Maya, op. cit., p. 118.

1601.

Ibidem.

1602.

Ibid., p. 109.

1603.

Ibidem.

1604.

Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos, op. cit., p. 258.

1605.

Ibid., p. 259.

1606.

Ibid., pp. 258-259.

1607.

Un serpent similaire est décrit dans les mythes des Pápago, des Pueblo et des Cora du Nayarit.

1608.

Alfredo López Austin signale également des nahualli portant une croix sur la partie supérieur du corps. (Cf. Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 420).

1609.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 212.

1610.

Ibidem.

Nahum Megged dans son livre, El universo del Popol Vuh, fait également référence au souffle porteur de la vie comme le souffle primordial de Dieu qui prend aussi le sens d’âme et d’esprit.

1611.

Chez les Chontales de l’Acayucan, il existe l’histoire d’un serpent cannibale à sept têtes.

1612.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, Investigaciones Históricas de Pusolana, Sonora, Hermosillo, 1953, p. 349.

1613.

Cf. 2ème partie. Yoawa, le monde ancestral des formes magiques et surnaturelles du pouvoir de la terre, mais aussi le monde des animaux magiques et de la métamorphose.

1614.

Alfredo López Austin, Hombre-Dios, op. cit., p. 129.

1615.

Ibidem.

1616.

Gonzalo Aguirre Beltrán, Medicina y magia. El proceso de aculturación en la estructura colonial, INI, SEP, México, 1980 (1963), p. 157.

1617.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., p. 292.