La « loi du centre »

Les éléments évoqués nous renvoient au concept que Laurette Séjourné a appelé la « loi du centre », ce dispositif qui met en lumière la figure stylisée du quinconce dont le centre situe l’axe de rencontre des forces contraires, celles du Chiconauhmictlan (l’in­fra), et celles du Chicunauhnepaniuhcan (le supra). Nous sommes donc confrontés à une figure stylisée 1643 (le quadrangulaire et le triangulaire) qui participe d’un dispositif dont l’une des particularités nous transporte, par exemple, vers le pouvoir du grand guerrier Tlahuizcalpantecuhtli avec sa pyramide (le quadrangulaire et le triangulaire) soutenue par les quatre Atlantes. Tlahuizcalpantecuhtli, le grand guerrier, est alors au centre de la pyramide supportée par les quatre Atlantes dans une distribution quadripartite qui révèle la puissance du guerrier-tolteca.

Ainsi, le dispositif de la pyramide de Tlahuizcalpantecuhtli, sur le site de Tollan Xicocotitlan 1644 , avec ses quatre colonnes cariatides, mesurant 4,60 m de hauteur (connues sous le nom d’Atlantes, ceux que nous avons dénommé les guerriers-tolteca), nous renvoie aux éléments mythiques des peuples migratoires venus du nord 1645 , comme, par exemple, le concept de centre propre aux Yaqui mais aussi à un grand nombre de peuples amérindiens.

Partie 3 - fig. 53. Atlantes de la pyramide de Tlahuizcalpantecuhtli.
Partie 3 - fig. 53. Atlantes de la pyramide de Tlahuizcalpantecuhtli.

Source : Los antiguos reinos de México, Nigel Davies.

Les Atlantes sont d’immenses statues composées de quatre blocs superposés et emboîtés selon le système de « caja-espiga » 1646 , colonnes hypostyles qui supportent la toiture du temple de Tlahuizcalpantecuhtli ; situées au nord du site, elles personnifient les guerriers-tolteca tenant dans la main droite le propulseur, « atlatl », et dans la main gauche les flèches ou les épées d’obsidienne avec le sac de copal. Le atlatl est l’arme caractéristique des peuples Chichimeca dont la fonction guerrière et symbolique est illustrée, dans le poème ci-dessous, par les paroles attribuées à Itzpapálotl, « papillon d’obsi­dienne », qui est la déesse guerrière des steppes du Nord.

Id a la región de los magueyes salvajes,

para que erijáis una casa de cactus y de magueyes,

y para que coloquéis esteras de cactus y magueyes.

Iréis hacia el rumbo de donde la luz procede,

y allí lanzaréis los dardos :

amarilla águila, amarillo tigre, amarilla serpiente,

amarillo conejo y amarillo ciervo.

Iréis hacia el rumbo de donde la muerte viene,

también en tierra de estepa habréis de lanzar los dardos :

azul águila, azul tigre, azul serpiente,

azul conejo y azul ciervo.

Y luego iréis hacia la región de sementeras regadas,

también en tierra de flores habréis de lanzar los dardos :

blanca águila, blanco tigre, blanca serpiente,

blanco conejo y blanco ciervo.

Y luego iréis hacia la región de espinas,

también en tierra de espinas habréis de lanzar los dardos :

rojo águila, rojo tigre, roja serpiente,

rojo conejo y rojo ciervo.

Y así que arrojéis los dardos y alcancéis a los dioses,

al amarillo, al azul ; al blanco, al rojo :

águila, tigre, serpiente, conejo, ciervo,

luego en la mano poned del dios del tiempo,

del dios antiguo, a tres que habrán de cuidarlo :

Mixcóatl, Tozpan, Ihuitl. 1647

Ces paroles, prononcées par Itzpapálotl, font allusion au atlatl ou propulseur, « lanza­dardos » en espagnol, et à toute la symbolique des quatre directions, des quatre couleurs, à la répartition du monde ; Itzpapálotl 1648 , en tant que personnification de la terre nourricière, réclame alors les offrandes de fleurs, de magueys, d’aigles, de tigres, de serpents, de lapins et de cerfs, sur l’autel des victimes sacrifiées. L’arme tenue dans la main droite par le guerrier-tolteca (le propulseur des Atlantes), ainsi que les flèches, tenues dans la main gauche, renvoient aussi à la manifestation de l’esprit (les éclairs envoyés par Tlahuizcalpantecuhtli) qui apporte, soit le pouvoir destructeur du Soleil, soit la force intégrante de la « conscience lumineuse », la polarité bénéfique du Soleil.

Les Atlantes, pour évoquer les autres éléments de la structure iconographique, portent sur la poitrine un insigne très stylisé figurant un papillon ; le papillon, la fleur et l’oiseau sont les symboles qui personnifient les âmes des guerriers qui, quatre années après leur mort, se transforment en toutes sortes d’oiseaux aux riches plumages pour accompagner le Soleil du levant au zénith. D’ailleurs, la perception de la mort, par les peuples du con­tinent amérindien, présente le concept inversé du « culte de la vie à travers la mort » 1649 , c’est-à-dire la « dualité vie/mort » 1650 qui considère que l’accomplissement du corps est atteint à travers la mort. Octavio Paz synthétise ce concept dans la phrase : « Dime cómo mueres y te diré quien eres » 1651 , dont la traduction littérale est : « dis-moi comment tu meurs et je te dirai qui tu es ».

Pour dépasser l’effet périssable de la vie, le guerrier-tolteca doit agir sur sa propre mort et déterminer le lieu où son corps se transforme pour rejoindre l’Omeyocan, la Dualité, et non pas le Mictlan 1652 , la contrée des morts. La mort est le chemin qu’emprunte par « fleur et chant » le poète ou le guerrier-tolteca qui, par le fil d’obsidienne, le papillon, l’oiseau ou la fleur de la métamorphose, provoque l’efflorescence du corps réincorporant sa véritable demeure.

Le Soleil participe aussi, par ses qualités, du concept de la « dualité vie/mort », car au moment d’entreprendre sa course descendante, vers le ponant et la contrée des morts, il reçoit le nom de Cuauhtémoc, « l’Aigle qui est tombé » 1653 ou de Tzontémoc, « Celui qui est tombé la tête la première » 1654 , représentant le voyage du Soleil mort apportant la lumière aux morts (Fig. 54) et devenir, dans ce passage d’Ouest en Est, le Seigneur de la demeure des morts, c’est-à-dire Mictlantecuhtli.

Partie 3 - fig. 54. Soleil mort.
Partie 3 - fig. 54. Soleil mort.

Source : El pueblo del sol, Alfonso Caso.

Ainsi, le Soleil, la nuit venue, entreprend-il le périlleux voyage par les ténèbres de l’in­framonde où les morts s’éveillent pour courir vers sa lumière et vont silencieusement l’accompagner jusqu’au levant. Le double visage du Soleil, diurne et nocturne, dans le mouvement perpétuel pour vaincre les forces obscures des ténèbres du Mictlan 1655 et renaître à la lumière éclatante du monde céleste, l’Omeyocan, est figuré par le double masque porté par Ometéotl sous les noms de Tezcatlipoca, « Miroir qui enfume », mouvement nocturne du Soleil, et Tezcatlanextia 1656 , « Miroir qui fait apparaître les choses », mouvement diurne du Soleil.

Enfin, les Atlantes portent dans le dos le disque solaire (Fig. 55) qui est l’emblème de Quetzalcóatl et de l’Ordre des Chevaliers Aigles et Jaguars. Duverger parle d’un miroir noué à la ceinture, décrit par Sahagún 1657  : « ils portent [ce miroir] dans le dos, suivant en cela la tradition des Chichimèques, qui ne séparent jamais de cet objet fétiche lors de leur migration » 1658 .

Partie 3 - fig. 55. Atlante, disque solaire.
Partie 3 - fig. 55. Atlante, disque solaire.

Source : Quetzalcóatl à travers les cultures et les mystères du Mexique, Susana Carón.

Itlachiayán, « Où l’on regarde » 1659 ou « Mirador », est le mot nahuatl qui veut dire miroir. Ce miroir représente l’idole ou l’image que Tezcatlipoca tient dans la main gauche dont la forme ressemble à un éventail aux plumes bleues, vertes et jaunes, possédant en son centre un disque d’or poli sur lequel « était tracé un petit cercle concentrique, d’où partaient quatre traits en forme de croix » 1660 . Chez les Yaqui, à partir des informations obtenues, soit par les témoignages des soldats membres de la première expédition sous les ordres de Diego de Guzmán, soit par les anciennes traditions compilées par les premiers pères missionnaires, nous apprenons que les Yaqui reconnaissaient le commandement de Caciques ou de « Principales » seulement dans des circonstances bien particulières — en période de guerre par exemple — commandement dont l’autorité était manifestée par des bâtons de pouvoir (Fig. 56) finement élaborés ; bâtons de pouvoir qui actuellement sont aux mains des Yoohue et des Cobanahua, Cobanahuac ou Kobanao 1661 . Il existait d’autres formes d’autorité qui étaient entre les mains des Prêtres ou des Sorciers.

Partie 3 - fig. 56. Bâtons de pouvoir.
Partie 3 - fig. 56. Bâtons de pouvoir.

Source : Los Yaquis. Historia de una cultura, Edward H. Spicer.

Le professeur Sandomingo complète ce tableau en précisant que les anciennes traditions des Yaqui signalent que pendant de longues années les Prêtres ont utilisé « une sorte d’éventail de forme circulaire sur lequel était gravé le symbole du soleil et d’autres attributs ; au centre un cercle vert à l’intérieur duquel se trouvaient cinq petit carrés en croix, représentant les quatre points cardinaux et les quatre symboles qui divisaient l’année ; autour du cercle central, neuf rayons flammigères de couleur crème et autant de couleur rouge,… » 1662 .

La similitude avec la description du disque miroir dans la main de Tezcatlipoca est frap­pante. Toujours à propos de l’éventail, nous savons que Macuilxochiquetzalli 1663 , « Cinq fleur précieuse », est la déesse de l’éventail de « cinq fleurs et plumes », ce qui renvoie immédiatement à l’aspect guerrier de Xochiquetzal, pour les Nahua, et de Vari sehua, pour les Yaqui, mais aussi à la symbolique d’Itzpapálotl, « Fleur papillon » qui apporte le feu guerrier du Soleil, annonciateur de la métamorphose des combattants. Le guerrier-tolteca doit incorporer la « consumation » du corps pour recevoir le don du pouvoir des fleurs, du papillon, symbolisant le feu de la mimésis d’imprégnation.

Enfin, le miroir ou disque solaire, dans le dos des Atlantes, semble créer l’autre moi, le double visage, qui permet au guerrier-tolteca de faire émerger son double, cet autre visage de l’en-dehors qui, dans une approche « méta-symbolique », renvoie à la dualité du Soleil diurne/nocturne et à ses nanahualtin (Aigle et Jaguar plus leur double Vautour et Coyote), au Jumeau précieux ou serpent double, en fait, à la dualité vie/mort et à la reconnaissance du principe primordial et incréé, Ometéotl, celui qui porte le masque de Tezcatlipoca/Tezcatlanextia. Sahagún, à propos du miroir porté dans le dos par les Chichimeca, indique comment ceux qui marchent derrière se mirent dans le précieux objet pour créer l’autre visage.

Les Atlantes représentent enfin, au-delà de leur fonction de guerriers et de gardiens du temple Tlahuizcalpantecuhtli, la déesse Tonacayahua, « Celle qui possède notre nourriture » (l’aspect féminin du guerrier-tolteca sur lequel nous reviendrons plus loin), ou Tonacayotl, « Arbre de la vie ». L’étude de l’onomastique complexe de Tonacayahua et de ses déclinaisons révèle à nouveau l’importance du glyphe de la croix de Quetzalcóatl qui associe un nombre dédoublé de référents, fondateurs de l’influence du carré cosmique en tant que valeur nutritive et destructive/créative du corps. Dans le chapitre suivant nous reviendrons sur les qualités d’Itzpapálotl et de Tonacayotl.

Notes
1643.

Laurette Séjourné, Pensamiento y religión en el México antiguo, op. cit., p. 102.

1644.

Le site de Tollan Xicocotitlan ou de Tula dans l’état d’Hidalgo, adhère également au référent quadripartite et a été décrit par Sahagún et d’autres chroniqueurs, comme une métropole vestige de la beauté et de la splendeur des arts Tolteca. Sahagún dans son livre, Historia de las cosas de Nueva España, écrit :

« Había también un templo que era de su sacerdote llamado Quetzalcóatl , mucho más pulido y precioso que las casas suyas, el cual tenía cuatro aposentos : el uno estaba hacia el oriente, y era de oro, y llamábanle aposento o casa dorada, porque en lugar del encalado tenía oro en planchas y muy sutilmente enclavado ; y el otro aposento estaba hacia el poniente, y a éste le llamaban aposento de esmeraldas y de turquesas, porque por dentro tenía pedrería fina de toda suerte de piedras, todo puesto y juntado en lugar de encalado, como obra de mosaico, que era de grande admiración ; y el otro aposento estaba hacia el mediodía, que llaman sur, el cual era de diversas conchas mariscas, y en lugar del encalado tenía plata, y las conchas de que estaban hechas las paredes, estaban tan sutilmente puestas que no parecía la juntadura de ellas ; y el cuarto aposento estaba hacia el norte, y este aposento era de piedra colorada y jaspes y conchas muy adornado ». (Cf. Sahagún, livre X, Chap. XXIX, op. cit., p. 595).

Pour Christian Duverger, il est actuellement difficile à admettre, même si on prend en considération l’état de dégradation des monuments, que ce site ait pu abriter le fabuleux « temple aux quatre sanctuaires gou­vernant les quatre vents, avec ses murs couverts de plaques d’or à l’est, incrustés de nacre et d’argent au sud, revêtus de mosaïques de pierre verte à l’ouest et de jaspe et de corail au nord », que Sahagún a décrit dans son livre. (Cf. Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 347).

1645.

Nous faisons allusion aux Chichimeca, terme réunissant plusieurs peuples qui vivaient au nord dans une région aujourd’hui dénommée par les spécialistes Aridamérica qui regroupait les Nahua-chichimeca, les Otonchichimeca ou les Cuexteca-chichimeca. Ce terme sert également à désigner des peuples hautement civilisés comme les Nonoalca-chichimeca ou les Tolteca-chichimeca.

1646.

Xavier Noguez, « La zona del Altiplano central en el Posclásico : la etapa tolteca », Historia Antigua de México, vol. 3, Linda Manzanilla y Leonardo López Luján, Ed. INAH, 1995, p. 215.

Le système de « caja-espiga » est un procédé qui utilise un tenon central entrant dans une mortaise circulaire.

1647.

Garibay, Historia de la literatura náhuatl, op. cit., p. 116.

1648.

Itzpapálotl, la déité stellaire des tribus du nord est appelée aussi Tzitzímitl.

1649.

Eduardo Matos Moctezuma, Muerte a filo de obsidiana. Los Nahua frente a la muerte, Ed. FCE, 1996, p. 17.

1650.

Ibid., p. 21.

1651.

Ibid., p. 8.

1652.

Les missionnaires, dès les premiers contacts, dans leur rigidité manichéenne, ont immédiatement associé le Mictlán avec l’enfer. Il renferme également la thématique du quatre, car c’est seulement au bout de quatre ans que les âmes des défunts, après avoir souffert dans les neuf lieux de l’inframonde, reçoivent le soulagement ultime.

1653.

Alfonso, Caso, El pueblo Sol, op. cit., p. 47.

1654.

Tzontémoc, pour Alfonso Caso est un éponyme de Tzitzimime, car tous les deux représentent les planètes qui, dissociées du mouvement des autres étoiles, les Centzon Mimixcoa et les Centzon Huitznáhuac, tombent au ponant pour se transformer en monstres terrifiants et dévorer les hommes ; par exemple, les jaguars du premier soleil qui ont dévoré les géants.

Eduardo Matos Moctezuma dit de Mictlantecuhtli, « Seigneur de la contrée des morts », qu’il prend aussi le nom de Tzontémoc et d’Aculnahuácatl.

1655.

Le Mictlan est également soumis à la pluralité des dieux doubles où en plus du couple originel des ténèbres, celui qui réside au Chiconauhmictlan et qui porte le double nom de Mictlantecuhtli/Mictecacíhuatl, nous trouvons d’autres dieux doubles comme Ixpuzteque, « Celui qui a le pied cassé », et sa contrepartie féminine Nezoxochi, « Celle qui lance des fleurs » ; Nextepeua, « Celui qui arrose de cendres », et Micapetlacalli, « Caisse de mort » ; Tzontémoc, « Celui qui est tombé la tête la première », et Chalmecacíhuatl, la « Sacrificatrice », etc.

1656.

Le double visage d’Ometéotl, par le port du masque, se superpose peut-être à la danse yaqui des Pajkoola où le masque porté par les quatre danseurs, détermine leur dualité.

1657.

Sahagún, Historia General de las cosas de Nueva España, op. cit., p. 600.

1658.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 349.

1659.

Cecilio Robelo, Diccionario de mitología nahuatl, op. cit., p. 222.

1660.

Susana Carón, Quetzalcóatl à travers les cultures…, op. cit., p. 120.

1661.

Yoohue, qui est le « Pueblo mayor », et les Cobanahua, qui sont les Gouverneurs, représentent, dans le système théocratique des Yaqui, l’autorité civile.

1662.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora. Tiempos prehistóricos, op. cit., p. 341.

1663.

Cecilio Robelo, Diccionario de la mitología nahuatl, op. cit., p. 244.