L’axe de l’efflorescence

Nahui Ollin, c’est la « loi du centre » figuré par le quinconce, la fleur aux quatre pétales qui « symbolise simultanément le soleil, le jour, le temps et l’espace,… » 1715  ; le mouvement de la fleur (Fig. 67) s’effectue alors à partir du centre en suivant la ligne sur la droite qui descend vers l’Est, puis il faut remonter vers le Nord en suivant la ligne jusqu’à l’Ouest et enfin aller vers le Sud pour revenir au centre.

La rotation des axes suit un mouvement qui va de Est-Nord-Ouest-Sud et le centre, le nombril du monde (la pierre précieuse de couleur verte) impose sa règle et s’ouvre com­me les quatre pétales de la fleur recevant, par cette éclosion, l’action alternée des référents quadripartites. La fleur renvoie finalement au corps complet, c’est-à-dire au corps de fleur ouvert à l’influence des quatre orients qui réapparaissent à nouveau pour se superposer à la « fleur céleste » 1716 du plan terrestre.

Partie 3 - fig. 67. Le plan du monde.
Partie 3 - fig. 67. Le plan du monde.

Source : Cuerpo humano e ideología, tomo 1, Alfredo López Austin.

La structure du cosmos, dans ce schéma de la répartition des quatre quadrants à partir du centre, répond à une conception duale répartie sur deux axes, Nord/Sud et Est/Ouest, que Duverger et Austin nous ont déjà permis d’expliquer et qui constitue, comme le fait remarquer Garibay, une double opposition mort/vie :

Sur l’axe Nord/Sud, les « symboles de la matière inerte et de la mobilité extrême » 1717 , et l’opposition homme/femme.

Sur l’axe Est/Ouest, les « symboles sexuels » 1718 de la fécondité et de la fertilité.

Nous reproduisons, ci-dessous, à partir des travaux de Christian Duverger et de López Austin, le schéma répartitif de la vision duale méso-américaine, qui divise le cosmos et dispose le phénomène de la bipolarité dans l’alternance des forces contraires et complémentaires. Cette alternance agit aussi sur l’ordre et les désordres étiologiques du corps humain par la division du froid et du chaud ; l’équilibre du corps qui, composé des deux principes, est soumis à la règle de la double influence des forces internes et externes. La médecine traditionnelle yaqui, dans le diagnostic des déséquilibres pathologiques, participe également à ce principe dual du chaud et du froid et de l’action des forces internes et externes.

Schéma de la répartition des oppositions complémentaires :

Axe Nord/Sud.

Froid/Chaud.

Bas/Haut.

Jaguar/Aigle

Inframonde/Supramonde.

9/13.

Nuit/Jour.

Mort/Vie.

Silex/Fleur.

Nahua/Autochtones.

Migration/Sédentarité.

Axe Est/Ouest.

Levant/Ponant.

Homme/Femme.

Etoile du matin/Etoile du soir.

Continu/Discontinu.

Croissance/Déclin.

Roseau/Maison.

Jeunesse/Vieillesse.

Tropical/Tempéré.

Fertilité perpétuelle/Fertilité saisonnière.

Influence ascendante/Influence descendante.

La cosmographie ici décrite introduit les influences que le corps, dans sa relation avec l’Univers, doit appréhender s’il veut produire la carte du carré cosmique et comprendre que dans le mouvement des axes du monde, il est impliqué dans un cadre répartitif abstrait et symbolique qui continuellement met en jeu sa position au centre de la croix.

Le retour au centre est tributaire des concepts abstraits de la carte de la répartition des quatre orients et l’alternance des tendances opposées marque la prédominance d’une divinité sur une autre, ce qui en réalité ne fait qu’exprimer l’action d’Ometéotl qui, par ses continuels dédoublements, cherche à indiquer le point de rencontre de l’émergence de la dualité. Toci, « notre Grand-mère », pour donner un nouvel exemple et revenir à la « loi du centre » du « un » plus le « quatre », même si nous devons préciser que cette divinité reçoit plus d’une vingtaine d’appellations différentes, se conforme au principe du dédoublement car en tant que Mère des dieux elle est invoquée sous le nom de Teteoinnan et en tant que Grand-mère des hommes sous le nom de Toci. Ainsi, par ses invocations et ses attributions, elle renvoie au point central à partir duquel les quatre dénominations, ci-dessous, représentent ses fonctions les plus fondamentales.

Teteoinnan, la « Mère des dieux ».

Tlalliyollo, le « Cœur de la terre ».

Cihuacóatl, la « Femme serpent ».

Yoaltícitl, le « Médecin de la nuit ».

Toci est la divinité terrestre/lunaire, protectrice des devins, des Mecatlapouhque — les jeteurs de sort par des cordes entrelacées ou avec les grains de maïs et l’écuelle d’eau — des Tetlacuicuilique qui extraient des corps les vers et les pierres, des Temazcalteci (les maisons des bains de vapeur), des prêtresses accoucheuses, des herboristes, etc. ; elle est le plus souvent représentée avec le visage pour une moitié peint en blanc et l’autre moitié en noir portant dans une main le bouclier des valeureux guerriers et dans l’autre un balai. La fête de Toci met également en lumière l’aspect guerrier de la déesse : une « image vivante » 1719 de cette divinité est décapitée puis écorchée, c’est-à-dire ce que les Nahua appellent le « dépouillement du corps ». La peau est ensuite revêtue par un Prêtre qui, dans un combat, affronte plusieurs valeureux guerriers munis d’un bouclier et d’une lance ainsi que d’un balai ensanglanté, emblème de la déesse Toci. Ici apparaît encore une fois le caractère guerrier des divinités féminines à qui on faisait des offrandes de fleurs et de tabac.

Cihuacóatl, la « Femme serpent », intervient à nouveau car elle occupe, en cet instant, le point de prédominance ; par sa coalescence avec Coatlicue, « Celle qui porte une jupe de serpents », elle fait apparaître la déesse guerrière « couronnée de plumes d’aigle et peinte avec du sang de serpent » 1720 , qui s’inscrit, par sa représentation sculpturale, dans cette projection du guerrier-femme puisqu’elle est, comme le dit Duverger, « une créature composite plutôt masculine » 1721 et dans le nombril de la terre puisqu’elle a sur la face caché de son socle Tlaltecuhtli, « Seigneur de la terre ».

Partie 3 - fig. 68. Coatlicue et Tlaltecuhtli.
Partie 3 - fig. 68. Coatlicue et Tlaltecuhtli.

Source : La Méso-Amérique, Christian Duverger ; Historia del nombre y de la fundación de México, Gutierre Tibón.

La statue de Coatlicue est un impressionnant « condensé conceptuel » 1722 qui renvoie au principe de la dualité du atl tlachinolli, « l’eau, le feu » ; les deux têtes de serpent sont une allégorie de la guerre céleste entre le Soleil et la Lune car la déesse décapitée symbolise la victoire du culte solaire sur l’ancien culte lunaire. Cette double tête reproduit aussi le mythe de la création du monde par Tezcatlipoca et Quetzalcóatl qui se métamorphose en serpent pour, du corps de Cipactli, faire jaillir le monstre de la terre, Tlaltecuhtli/Coatlicue. La statue reproduit encore la fusion entre les qualités de l’aigle (les serres et les plumes) et celles du serpent ; la présence d’un collier confectionné avec des cœurs humains et des mains ouvertes, reproduit l’importance du chiffre cinq. Pour Duverger la main « possède une relation conceptuelle avec le chiffre 5… » 1723 , dont la racine maitl, « main », donne le nom de macuilli que l’on retrouve dans Macuilxóchitl, « Cinq fleur » 1724 .

Le nombre 5 (la main), toujours selon Duverger, suivant l’analyse de Jacques Soustelle, « véhicule l’idée de dépassement et d’instabilité » 1725 et est associé au nombre 3, c’est-à-dire au cœur de feu et de sang (coupe trilobée du cœur, dessin ci-dessous) 1726 qui redonne au corps l’appréhension des trois stades de la réalisation de la conscience par l’offrande du chalchihuatl 1727 . La « méta-phore » du liquide précieux représente, en fait, la « fleur du corps » ou le « corps de fleur », cette métamorphose qui provoque l’incandescence du retour à « l’origine lumineuse ».

Dans une expression plus claire, se présente une nouvelle fois la « vision Quetzalcóatl du monde » parce que Quetzalcóatl symbolise la dissociation 1728 du teyolía (une des trois entités animiques avec le tonalli, la « tête », et le ihíyotl, le « foie ») qui est la substance divine enfermée dans le cœur capable de donner au corps l’impulsion de sa véritable nature pour vaincre la mort terrestre.

Partie 3 - fig. 69. représentation du cœur humain à Teotihuacan et coupe longitudinale d’un cœur extrait.
Partie 3 - fig. 69. représentation du cœur humain à Teotihuacan et coupe longitudinale d’un cœur extrait.

Source : Pensamiento y religión en el México antiguo, Laurette Séjourné.

Pour en revenir au 5, ce chiffre est figuré par le disque central sur lequel se trouve gravé le glyphe en quinconce que porte le Tlaltecuhtli du socle de la sculpture de Coatlicue, le Seigneur de la terre qui ici apparaît sous le double aspect de Tlaltecuhtli/Tláloc. Le Seigneur de la terre porte alors l’ornement caractéristique de Tláloc, c’est-à-dire la tête avec des yeux exorbités, plus les quatre canines, mais également sur le front les trois points qui fondent la récurrence du trois, du quatre et du quintuple. Le dessin (Fig. 70) montre le caractère de point médian attribué à Tláloc qui se dédouble en quatre Tlaloque et prend le nom de Nappatecuhtli, le « Seigneur des quatre lieux ». Mais Tláloc est à reconnaître surtout en tant que Tláloc/Chalchiuhtlicue, c’est-à-dire les deux aspects de l’unité qui renvoie au principe de la dualité car en plus d’être une divinité terrestre et pluviale, il apparaît, par sa double particularité, comme une divinité guerrière.

Partie 3 - fig. 70. Les quatre Tlaloque de différentes couleurs.
Partie 3 - fig. 70. Les quatre Tlaloque de différentes couleurs.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

Tláloc est un binôme pluvial et guerrier qui ramène, par sa dualité, au phénomène du dédoublement et du nahualisme, car par son don d’ubiquité il se trouve au même moment et en même temps dans le huitième ciel et dans l’inframonde. Il présente un double aspect car il symbolise l’eau céleste, par son côté masculin, et l’eau de la terre, par son côté féminin. D’ailleurs, cette féminité est exacerbée dans une représentation du Codex Magliabechiano 1729 qui montre un Tláloc portant des vêtements féminins ; ce détail reproduit le phénomène du dédoublement car c’est l’aspect masculin de Tláloc qui est affublé des marqueurs de la féminité et non pas Chalchiuhtlicue, l’aspect féminin. Ainsi, Tláloc est double parce qu’il est associé à Chalchiuhtlicue, sa contrepartie féminine, mais aussi parce qu’il regroupe dans son unité l’eau dans ses aspects masculin et féminin et enfin à cause de sa capacité à se diviser, ou plutôt à se dédoubler, en quatre Tlaloque.

Tláloc, pour approfondir notre propos, par son dédoublement en quatre Tlaloque précise à nouveau la règle du carré cosmique et la disposition en croix des quatre Tlaloque, avec leurs quatre couleurs, qui font de Tláloc la figure se trouvant en même temps au centre des forces infra et supra et sur « chacune des extrémités du plan terrestre » 1730 . Un autre élément complète ce cadre : la représentation de Tláloc depuis l’antiquité introduit deux serpents entrelacés qui lui donne un aspect de dieu à lunettes, les crochets des serpents signalant sa bouche monstrueuse.

Enfin, pour compléter la description du socle de Coatlicue, il faut ajouter que le procédé stylistique avec la figure de Tlaltecuhtli sur la face cachée du socle participe d’une intention codifiée car le propre de Tlaltecuhtli est d’être en contact avec la terre. On retrouve le même procédé sur d’autres œuvres comme le Cuauhxicalli ou sur la Coyolxauhqui, fille de Coatlicue qui est décapitée par son frère Huitzilopochtli.

Le Cuauhxicalli, « dans le vase des Aigles », est le récipient sacré qui reçoit le cœur des immolés qui, à travers des symboles tels que, yollotl (cœur), Cuauhtli (Aigle) et Tlaltecuhtli (centre de la terre), signale, d’une certaine façon, la perversion de la « vision Quetzalcóatl du monde » désormais supplantée par la vision mystico-sacrificielle imposée par le dieu Huitzilopochtli.

Tlaltecuhtli, visage occulté de la terre 1731 et double masculin des divinités terrestres/lu­naires, représente le monstre de la terre dévorant le Soleil, la Lune et les Étoiles dans le mouvement des astres qui inexorablement finissent leur course dans la bouche béante du monstre lors de leur passage derrière la ligne d’horizon. L’axe cosmique, la cinquième direction nous insère alors dans le rapport dual de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible, du rouge et du noir, du tonal et du nahual, etc.

Sur un autre monolithe (photographie page suivante), la figure sculpturale de Tlaltecuhtli semble renvoyer à l’immense oiseau de la mythologie yaqui, identifié sous le nom de Yoobwa.

La particularité du monolithe est qu’il a été retaillé à l’époque de la Conquête, pour lui donner une forme circulaire qui l’a malheureusement amputé des pieds et des mains ainsi que d’une partie de la tête. Gutierre Tibón écrit, à ce propos, que « sa forme originale ressemblait, comme celle du socle de Coatlicue, à un aigle avec les ailes déployées ; les serres de la déesse terrestre semblent devenir, dans leur extrémité inférieure, celles d’un aigle » 1732 . Ici, ce qui attire l’attention, c’est l’émergence de la figure de l’aigle (le nahual du Soleil) associé à Tlaltecuhtli car la correspondance des deux symboles met en parallèle le combat cosmique du Soleil contre la Lune et les Étoiles et le combat des créatures vivantes pour vaincre le destin terrible de leur engloutissement dans les entrailles du monstre de la terre. Il faut nourrir la terre par le don du corps (le placenta) qui retourne à la terre comme on nourrit le Soleil par le don du cœur (le liquide précieux) qui abreuve la pléthore de l’astre de feu. Mais, le don du teyolía offre une autre alternative car il détient le pouvoir de dépasser la mort ; il donne au corps, par son retour au centre à l’endroit où se trouve enterré le nombril placentaire, la possibilité de situer l’axe du monde qui l’emporte vers « l’essence des choses ».

Partie 3 - fig. 71. Tlaltecuhtli avec le masque de Tláloc et les quatre canines, plus au centre le carré cosmique de la course du soleil.
Partie 3 - fig. 71. Tlaltecuhtli avec le masque de Tláloc et les quatre canines, plus au centre le carré cosmique de la course du soleil.

Source : Historia del nombre y de la fundación de México, Gutierre Tibón.

Tlaltecuhtli, dieu terrestre, est donc une dualité masculine père et mère du soleil qui, par son visage occulté sous les serres de la déesse terre Coatlicue, renvoie à l’enfouissement du Soleil vers la contrée des morts, symbole de la terre recouverte par l’obscurité de la nuit. L’alternance du jour et de la nuit pose une nouvelle fois le principe du double dans le mouvement du Soleil qui tel un jaguar lutte dans l’inframonde contre les forces infra-telluriques pour renaître tel un aigle qui s’élève vers son « origine lumineuse ».

La présence du nahual joue des doubles pour dépasser les dangers et vaincre la force qui absorbe l’énergie des choses vivantes, entité dévoratrice qui se matérialise sous la dénomination de Yoobwa pour le mythe yaqui.

Yoobwa, dans le mythe compilé par Ruth W. Giddings, se voit attribuer le titre de : « The Big Bird », ce qui ne traduit en aucun cas l’étymologie du terme, mais seulement sa spécificité, son apparence. Grâce à la contribution du Mtro. Carlos Silva Encinas de l’Université du Sonora, la description sémantique de Yoobwa peut se décomposer de la façon suivante :

« yoo », en position d’adjectif signifie « ancien, magique et enchanté ».

« bwa », le Mtro. avoue ignorer le sens exact du mot mais précise tout de même que « bwa’e » signifie « manger ».

A ce propos nous devons préciser qu’il existe, d’après les recherches de Volker Schüler-Will, trois niveaux de langues : deux qui sont actuellement en usage, c’est-à-dire le yaqui classique maîtrisé par les Maejtom yo’owe ou les Temahtim, « officiants des rites chrétiens », et par d’autres autorités, tels que les Susuákamem, les Júu Swari ou les Yo’otui 1733 , et le yaqui actuel, quotidien, parlé par l’ensemble de la communauté. Le troisième niveau, en revanche, se manifeste plutôt dans la tradition orale autour de la poésie et des chants, ceux du Maáso par exemple, des mythes, des contes populaires, etc., tradition dans laquelle on retrouve une série de verbes et de mots clefs, dont les Yaqui, selon Edward Spicer et d’autres auteurs, auraient perdu le sens.

Il ressort en réalité, à propos des verbes et des mots clefs, selon le sentiment intime de certains chercheurs 1734 , mais non validé scientifiquement, qu’il faudrait être beaucoup plus nuancé face à la prétendue méconnaissance des Yaqui des expressions archaïques ; pour une partie des verbes et des termes en question, l’ignorance affichée des informateurs serait plutôt à attribuer à leur volonté de préserver leur communauté de l’intrusion des yorim. Ainsi, pour la grande majorité des membres de la communauté yaqui, les Yaqui qui ont une tendance trop prononcée à donner des informations aux yorim, sont très rapidement qualifiés de torocoyorim 1735 , c’est-à-dire « vendus aux blancs ». Alors, d’après les indications obtenues, nous pouvons dire qu’il existe actuellement un yaqui classique toujours en usage dans le cadre très codifié et parfois secret des pratiques rituelles, appelé en yaqui « tutuli no’ocam » 1736 , le « parler joli ou harmonieux », le dialecte yaqui, familier, pour la vie de tous les jours et un langage archaïque, avec ses verbes et ses mots clefs, à l’hermétisme obscur et parfois accessible, comme celui de la « fleur » et du Cerf, quand les interprètes des chants du Maáso 1737 , par exemple, donnent aux chercheurs étrangers le texte des chansons.

Pour en revenir au Yoobwa, l’immense oiseau prédateur, un jeune informateur yaqui 1738 nous apporte son aide ; il donne du « yoo » une autre lecture, il y voit un substantif qui signifie : « el mundo del Mayor », dont la traduction au sens littéral, pourrait être, le « monde de l’Aîné », c’est-à-dire, en fait, le « monde de l’Ancêtre ». Cette substantivation nous la retrouvons aussi dans sewa aniya, le « monde des fleurs et des hallucinations », le tuka aniya, le « monde des rêves », le huya aniya, le « monde naturel », etc.

Pour cet informateur, Yoobwa est une sorte de divinité traditionnelle de l’antiquité qui est totalement impersonnelle ; pour nous, elle est, selon le contenu du mythe et la fonction prédatrice 1739 de l’oiseau, vraiment très proche de l’action du dieu de la terre, Tlaltecuhtli.

Alors, que ce soit Tlaltecuhtli, le nombril de la terre, c’est-à-dire l’incréé Ometéotl, prenant sous les doigts du sculpteur l’apparence d’un aigle ou que ce soit Yoobwa, l’im­mense oiseau prédateur de la mythologie yaqui, il est indéniable que pour chacun des deux référents mentionnés, l’être humain est irrémédiablement confronté à la bouche béante d’un monstre dévorateur. Toutes les créatures vivantes, dans le retour au centre, doivent reconnaître l’axis mundi pour avoir une chance de retourner vers leur origine lumineuse, sinon elles doivent périr pour alimenter et apporter leur énergie à la Source de leur création.

Dans l’histoire mythique de Yoobwa, la thématique du quatre et celle de l’aigle dévorateur, ne sont pas les seuls éléments qui établissent une concordance étrange avec les fondements de la mythologie nahuatl ; par exemple, l’immense oiseau aux pouvoirs sur­naturels enlève une femme enceinte qui porte en elle l’enfant qui causera sa perte. Cette femme enceinte prise dans les serres du Yoobwa 1740 et avant qu’il l’emmène sur la montagne d’Otam Kawi met au monde un enfant guerrier, Jekata úusi, « Celui qui est né du vent » 1741 . Il est recueilli par des Anciens et devenu adulte il met à mort l’immense oiseau pour délivrer le peuple de sa terrible menace. Déjà avant sa naissance, durant la période de gestation, Jekata úusi possède les qualités propres au vaillant guerrier, attitude guerrière créant un parallèle intéressant avec la naissance de Huitzilopochtli, qui lui aussi naît avec les attributs du guerrier ; il porte dans sa main le xiuhcóatl, avec lequel il décapite sa sœur Coyolxauhqui et tue ses frères, les Centzon Huitznáhuac.

Le mythe yaqui de la Légende de l’Aigle et de la fondation de México 1742 , fait aussi référence à l’histoire d’un Aigle royal qui entend, du ventre de la Mère, la voix de Zuaguaca 1743 , qui a un jumeau s’appelant Jujteme, lui prédire sa mort prochaine de ses propres mains. Ici le phénomène de la gémellité renvoie au mythe de la naissance de Quetzalcóatl et de Huitzilopochtli, qui sont tous les deux les enfants de la déesse terrestre. Pour Quetzalcóatl elle prend le nom de Chimalma et pour Huitzilopochtli celui de Coatlicue ; comme l’écrit Jacques Soustelle, « l’histoire du Serpent à plumes et du Colibri solaire sont comme des images inversées dans un miroir » 1744 .

Proposer une explication détaillée du rapport gémellaire entre Huitzilopochtli et Quetzalcóatl, à partir de la rupture entre les deux visions cosmogoniques, nous écarterait de notre propos initial. En revanche, la figure de l’aigle, dans les mythes yaqui, tend à établir des liens réels avec la fonction qu’il remplit sous les traits de Tlaltecuhtli même si, dans les mythes yaqui, la notion de centre apparaît moins évidente. L’aigle s’inscrit dans une symbolique qui renvoie à des actions dont la signification reste parfois très hermétique.

Notes
1715.

Enrique Florescano, Memoria mexicana, op. cit., p. 60.

1716.

Gordon R. Wasson, El hongo maravilloso : Teonanacatl, op. cit., p. 292.

1717.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 65.

1718.

Ibidem.

1719.

Yolotl González Torres, Diccionario de mitología y religión de Mesoamérica, op. cit., p. 179.

1720.

José López-Portillo, Quetzalcóatl, op. cit., p. 22.

1721.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 421.

1722.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 420.

1723.

Ibid., p. 421.

1724.

Main en yaqui se dit mamni.

1725.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 421.

1726.

Christian Duverger précise à propos du cœur que, « des origines à l’époque toltèque, il est représenté par un glyphe trilobé qui exprime clairement sa relation avec le chiffre 3 ». (Cf. Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 421).

1727.

L’offrande du Chalchihuatl répond à la vision du monde défendue par Quetzalcóatl ; la quête de la dualité passe par l’iridescence de la « fleur céleste » qui libère la matière du feu intérieur.

1728.

Yolotl González Torres, « La religiosidad de los mexicas », in Nuestros orígenes, Isabel Tovar de Arechederra et Magdalena Mas, CNCA, México, 1994, p. 190.

1729.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 202.

1730.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, op. cit., p. 204.

1731.

Ce procédé stylistique traduit une conceptualisation qui révèle l’importance du Tlalxicco, le nombril de la terre, car il situe l’axe d’union entre le visible et l’invisible. Tlaltecuhtli comme il est sur la partie non visible des œuvres sculptées, symbolise le monde de l’invisible, c’est-à-dire l’inframonde.

1732.

Gutierre Tibón, Historia del nombre y de la fundación de México, op. cit., p. 267.

1733.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 377.

1734.

Palemón Zavala Castro, Leticia Varela, etc.

1735.

García Wikit Santos, sans être considéré comme un torocoyori, a mauvaise réputation auprès des siens, à cause de son rôle d’informateur des blancs. L’ethnologue, mis au courant de ce différend, peut avoir tendance à privilégier un excès de méfiance à l’encontre de ce personnage atypique et mettre en doute la véracité des informations obtenues. En réalité, la question est de savoir si le sentiment de défiance, exprimé par les autorités yaqui à l’encontre de García Wikit, provient du fait qu’il transforme la vérité mythique de leur tradition orale ou au contraire du fait qu’il donne trop d’informations aux blancs.

1736.

Palemón Zavala Castro, Apuntes sobre el dialecto yaqui, Ed. Gobierno del Estado de Sonora. INAH, Hermosillo, 1989, p. 5.

1737.

Santos García Wikit dénombre 90 chants pour la danse du Cerf et à notre connaissance moins d’une dizaine de chants seraient traduits en espagnol.

1738.

Crescencio Buitimea Valenzuela.

1739.

Cf. 2ème partie.

1740.

Dans certains mythes des Indiens Pima et Pápago, ainsi que chez les Cochiti, nous retrouvons cette histoire d’un Aigle mangeur d’hommes. (Cf. Ma. Eugenia Olavarría, Análisis estructural de la mitología yaqui, op. cit., p. 68).

1741.

Le dieu du vent et de la pluie dans la mythologie yaqui se nomme Yuku. Nous avons déjà signalé le rôle de Yuku dans la perception cosmogonique des Yaqui où celui-ci, par sa relation avec Bobok, la créature subaquatique, représente le monstre de la terre, créature qui fonde la dualité de Yuku car il est en même temps dans le supra et dans l’infra.

1742.

Alfonso Fabila, Las tribus yaquis de Sonora . Su cultura y anhelada autodeterminación, op. cit., p. 254.

1743.

Il s’agit bien sûr de Suawaka, mais orthographié différemment dans ce conte.

1744.

José López-Portillo, Quetzalcóatl, op. cit., p. 22.