Le point de rencontre

Les attributions des divinités de la mythologie nahuatl ramène indiscutablement vers le nombril du monde, c’est-à-dire ce qui est à l’origine de la vie. Le dieu de la terre, Tlaltecuhtli, relève ainsi l’axe de la « cinquième direction » 1745 , celui qu’il représente sur le socle de la déesse Coatlicue et dont la particularité définit la notion beaucoup plus ample du Tlalxicco, c’est-à-dire que le Tlalxicco renvoie en fait à l’axe de l’Omeyocan, celui qu’Ometéotl, Mère et Père des dieux, représente sous l’invocation de Xiuhtecutli/Huehuetéotl. Ometéotl par l’adjonction des autres dénominations reproduit donc la « cinquième direction », celle du feu libérateur de Xiuhtecutli.

Xiuhtecutli c’est le dieu (Fig. 72) qui, se trouvant au centre, agglutine tout le symbolisme de la cosmovision nahuatl, comme celui déjà évoqué du corps complet, parce que Xiuhtecutli est entouré des 20 tonalli et signale le point de convergence qui emporte le corps vers la reconquête de sa nature divine.

L’illustration du Codex Ferjéváry-Mayer reproduit la vision du monde où les plans verticaux et horizontaux, au moment de leur jonction, situent le point zénithal du soleil sur l’axe qui unit le plan terrestre avec le ciel et l’inframonde, un centre qui unit la conflu­ence des quatre côtés. Le mouvement du soleil synthétise, d’une certaine manière, les aspirations de l’homme voulant s’approprier les qualités inhérentes au soleil et refléter un tant soit peu ce qui apporte son équilibre au monde. Pour détailler l’illustration du Codex Ferjéváry-Mayer, signalons la superposition des deux croix, la première croix situe les points cardinaux et la croix de Saint-André signale les points solsticiaux du soleil figurés par quatre aigles 1746 . En fait, il s’agit de quatre oiseaux solaires, le Vautour, le Quetzal, l’Ara et l’Aigle qui, au centre de leur corps, portent les quatre glyphes des quatre porteurs d’années qui sont, suivant l’ordre énoncé ci-dessus des oiseaux, Tochtli, Acatl, Técpatl et Calli. Ce « méta-emblème », quatre fois représenté doit apporter au cœur de l’homme, celui qui se situe au centre, soit la liberté vers la « réintégration de la conscience », soit la mort s’il échoue dans sa maîtrise des forces du monde, par le bec prédateur de l’Aigle, roi des oiseaux.

Partie 3 - fig. 72. Xiuhtecutli. Codex Fejérváry-Mayer.
Partie 3 - fig. 72. Xiuhtecutli. Codex Fejérváry-Mayer.

Source : La pensée aztèque, Miguel León-Portilla.

Les quatre oiseaux, comme l’a judicieusement estimé Gutierre Tibón, qui les a considérés tous les quatre comme des aigles, reproduisent la notion du double, c’est-à-dire que Cozcacuauhtli, le « Vautour », est le nahual de Cuauhtli, « l’Aigle », et l’Ara le nahual du Quetzal. La dualité ici est d’autant plus signifiante que l’Aigle et le Quetzal sont les deux oiseaux qui détiennent le secret de ce que nous avons appelé la mimésis d’impré­gnation. L’Aigle 1747 est l’oiseau qui, dans le mythe de la création du Soleil, se jette dans les flammes du bûcher et s’élève vers le feu libérateur du Soleil et le Quetzal 1748 est l’oi­seau qui symbolise l’embrasement du corps tel Quetzalcóatl qui transcende l’éphémère terrestre. Quetzalcóatl par sa règle de vie prend conscience que le dépassement de la condition terrestre passe par l’appréhension de la dualité, qui rejoint le domaine du nahual où l’homme-oiseau-serpent redécouvre l’unité du principe qui définit la survivance du corps dans l’au-delà.

Dans le phénomène du double, les quatre oiseaux sont à nouveau reproduits sur la cime des arbres qui indiquent les quatre points cardinaux, position qui est le point de convergence de l’élévation cosmique vers l’Aigle solaire. Gutierre Tibón complète ce propos en écrivant que les quatre oiseaux fondent la « réalité du quadrangle cosmique, forme classique dans la cosmogonie méso-américaine dont la représentation la plus illustre est celle qui se trouve sur la face cachée de la grande Coatlicue » 1749 . Le dédoublement des quatre oiseaux, produit aussi la superposition des deux croix élaborant le modèle cosmogonique qui régit la perception quadrangulaire de l’Univers avec les trois niveaux, le supraterrestre, le terrestre et l’infraterrestre. Trois niveaux qui, dans un rapport simple, peuvent renvoyer à trois degrés de conscience dans la relation de l’homme avec le monde autre, c’est-à-dire que :

Le plan terrestre délimite sa conscience normale.

L’infraterrestre sa conscience altérée dans sa descente vers le domaine de la mort.

Le supraterrestre la totalité ou la « réintégration de la conscience ».

Ainsi, l’homme, par l’union de sa conscience normale (la vie) avec sa conscience altérée (la mort) provoque la « méta-conscience » qui de la vie à la mort emporte le corps vers l’infini. Les trois quadrilatères, le ciel, la terre et l’inframonde, délimitent la carte ou plutôt la « loi du centre », de la « quadrature de l’Univers » 1750 , par où circule la force de l’esprit à travers « l’efficacité symbolique » de la géométrisation de la réalité vécue.

La « loi du centre » dispose la carte de l’Univers, modèle géométrique dont la quadrature des plans doit établir les trois niveaux de l’accomplissement du guerrier-tolteca dans sa recherche de la « vision Quetzalcóatl du monde ». Le défi qui est lancé au guerrier-tolteca, pour accéder à l’origine de son en-dehors, par la maîtrise et l’application de la « loi du centre , est de se montrer capable de créer son propre quadrilatère pour se placer en son centre et être ainsi ouvert aux influences des quatre côtés. La carte de l’Univers n’est pas un mythe mais la captation par l’esprit amérindien d’un espace autre par lequel le guerrier-tolteca doit faire jaillir le ressouvenir du principe cosmique, acte qui doit lui permettre, par la quadrature de son existence, de trouver le centre ou l’axe du retour à l’origine.

Le guerrier-tolteca, par la maîtrise du nahual, de la dualité, doit alors accomplir l’exploit de devenir l’axe de convergence de son propre carré cosmique avec ses quatre coins, ses quatre vents, etc., pour traverser vers l’autre côté du monde. En fait, le guerrier-tolteca (l’Atlante) doit trouver le centre pour s’imprégner du mouvement du soleil dans sa rotation par les quatre points Est-Nord-Ouest-Sud, qui le transforme en fleur ; efflorescence dont la sublimation est figurée par le Codex Ferjéváry-Mayer avec Xiuhtecutli qui, par l’influence de la quadrature de l’Univers (Fig. 73), dessine la fleur de son ascension.

Partie 3 - fig. 73. Mouvement de Xiuhtecutli.
Partie 3 - fig. 73. Mouvement de Xiuhtecutli.

Source : Misterios del México Prehispánico, Antonio Lorenzo.

Le mouvement de Xiuhtecutli (n°1), autour des huit points indiqués par la fleur, est en réalité imbriqué dans un cumul des référents qui exercent leur influence et signale, par le point de leur convergence, l’endroit où s’unissent les forces contraires ; par leur union elles ne font qu’appliquer la géométrisation de la réalité vécue qui provoque l’unité qui mène vers l’infini. Il s’agit, en fait, de s’imprégner de « l’efficacité symbolique » de la carte de l’Univers pour réussir à vaincre l’inertie du plan terrestre et provoquer le mouvement translatif de la « réintégration de la conscience », comme l’écrit Gutierre Tibón.

Le Codex Ferjéváry-Mayer est un Calendrier Divinatoire 1751 qui élabore la carte extrêmement complexe qui doit permettre au corps de réintégrer l’espace autre et de répondre à la singularité de l’anthèse florale symbolisant la position du corps sur la croisée des forces iconographiques du quadrant cosmique. Ainsi, pour dessiner le mouvement qui forme la fleur de la transcendance, le Codex offre à notre vue les quatre arbres torsadés avec, sur la cime de chacun des quatre arbres, l’oiseau solaire, plus, de chaque côté des arbres, les Seigneurs de la nuit, les Yoalteuctin 1752 , dont la position, les mains ouvertes, signale la cinquième direction. A l’Est, la partie supérieure du Codex, se trouve le Quetzalmizquitl, « Mezquite précieux », accompagné par les Seigneurs Técpatl et Xóchitl 1753 , et, sur la cime de l’arbre, le Quetzal ; au Nord, la partie droite du Codex, de la bouche du monstre Cipactli surgit l’arbre Tezcapochotli, « Ceiba aux miroirs » 1754 , qui est accompagné par les Seigneurs Centéotl et Miquiztli 1755 , avec sur le sommet de l’arbre l’Ara ; à l’Ouest, sur le corps d’une Tzitzimime jaillit l’arbre Tezcahuehuetl, « …? aux miroirs » 1756 , accompagné par les divinités Atl et Tlazoltéotl 1757 , avec sur l’arbre le Vautour ; enfin au Sud, le Quetzalhuéxotl, « Saule précieux », accompagné par les Seigneurs Tepeyoltli et Tláloc 1758 , avec sur l’arbre l’Aigle. Et, au centre, Xiuhtecutli, dont le déplacement, en suivant la description ci-dessus reproduit, par « l’imprégnience » de tous les symboles (les dieux, les jours, les oiseaux, les orientations, etc.), la fleur du corps exécutant le mouvement translatif qui emporte le corps sur l’axe de la métamorphose.

Les Yaqui par la danse du Maáso yi’iwa s’inscrivent dans le mouvement de l’efflores­cence du corps parce que le nom le plus communément attribué au Cerf est Sewa ou Sehua, « Fleur ». Cette Fleur est alors figurée par les mouvements du danseur Cerf entouré des quatre Pajkoola dont la présence provoque le seataka, c’est-à-dire le « corps de fleur » qui, par ses mouvements, dessine la fleur qui le situe au centre du monde et indique le point intermédiaire entre la vie et la mort. La conception du monde par les Yaqui correspond à la vision des Nahua : l’homme doit trouver le centre du nombril du monde pour ressentir les forces contraires de l’infra et du supraterrestre.

Notes
1745.

Gutierre Tibón, Historia del nombre y de la fundación de México, op. cit., p. 260.

1746.

Gutierre Tibón considère que les quatre oiseaux aux ailes déployées portant au centre de leur corps les quatre glyphes des quatre porteurs d’années sont des aigles. Cela n’est pas forcément en contradiction avec la description d’Antonio Lorenzo, car nous savons que les oiseaux, ainsi que les papillons et les fleurs sont les emblèmes symboles du soleil.

1747.

Les représentations stylistiques d’aigles et de jaguars dévorant des cœurs humains, symbolisent soit l’élévation du cœur (dans la bouche de l’aigle) vers l’univers de l’origine céleste, soit sa chute (dans la bouche du jaguar) vers les ténèbres de l’inframonde.

1748.

Dans le Popol Vuh, Vukub Cakix, « Principal Ara », représente également le feu solaire car il est considéré par les Maya et les Tzotzil comme le Dieu-Soleil. Vukub Cakix, qui a usurpé le titre de Cabahuil, le « Cœur du Ciel » (Ometéotl pour les Nahua) est tué par Hunahpu, « Maître magicien », et Ixbalanqué, « Petit sorcier ».

1749.

Gutierre Tibón, Historia del nombre y de la fundación de México, op. cit., p. 305.

1750.

Raphaël Girard, L’ésotérisme du Popol Vuh, op. cit., p. 19.

1751.

Antonio Lorenzo, Misterios del México Prehispánico, op. cit., p. 171.

1752.

Les Yoalteuctin, « Seigneurs de la nuit », sont neuf divinités qui se succèdent pour différencier deux dates du même nom dans le calendrier — à ne pas confondre avec les Tonalteuctin, « Seigneurs du jour », treize divinités qui sur le même principe se succèdent pour introduire un autre élément de divination à chacune des treizaines du calendrier. Les Tonalteuctin sont également associés à douze volatiles et un papillon.

1753.

Seigneurs de la nuit qui, dans d’autres versions, prennent les noms d’Iztecuhyohuatl, d’Iztli, « l’obsi­dienne », pour Técpatl et de Piltzintecuhyohua ou Piltzintecuhtli, le « Dieu enfant », pour Xóchitl.

1754.

Le Ceiba est l’arbre connu sous le nom de Fromager.

1755.

Seigneurs de la nuit connus aussi sous les noms de Centecuhyohua, pour Centéotl et de Mictlantecuhyohua, le « Seigneur des morts », pour Miquiztli, la « mort ».

1756.

Huehuetl est aussi le nom d’un des instruments de musique utilisés par les Mexica.

1757.

Seigneurs de la nuit dont les noms sont également Chalchiuhtlicue, pour Atl et Tlazolyohua, pour Tlazoltéotl.

1758.

Seigneurs de la nuit dénommés aussi Tepeyoloyohua, pour Tepeyoltli et Quiauhteucyohua ou Quiahuitl, la « pluie », pour Tláloc.