La croisée des chemins

La symbolique du « un », du « quatre » et du « cinq », la cinquième direction, celle qui relie le haut et le bas, est donc induite par la représentation de la croix avec les quatre chemins de l’Univers. D’autres divinités, par leur position sur la croix, reproduisent elles aussi le symbolisme de la « loi du centre ». Ainsi, le dieu des Pochteca, les « Marchands », c’est-à-dire Yacatecuhtli, le « Seigneur qui sert de guide » 1759 , signale le carrefour (Fig. 74) où l’axe, la cinquième direction, est à la fois le point de départ et le point de retour 1760 . Yacatecuhtli, parce qu’il est au milieu de la croix, dispose la croisée des quatre chemins du monde et les quatre points du mouvement solaire, mais surtout le nombril du monde parce qu’il fait partie, avec Xiuhtecutli et Huehuetéotl, des divinités primitives qui fondent les racines du panthéon nahuatl 1761 . Si Yacatecuhtli nous intéresse, ce n’est pas seulement parce qu’il est au centre de la croix en X avec tout ce que cela implique, mais aussi à cause de son bâton, objet qui symbolise l’autorité des Pochteca. Le bâton peut prendre soit la forme d’un otatl ou otlatopilli, « bambou », élaboré à partir de différents types de bambous, soit celle d’un xonecuilli, « roseau » 1762 , que Sahagún décrit comme « un roseau noir léger, massif, sans aucun nœud, qui ressemble au jonc utilisé en Espagne » 1763 .

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Source : Historia del nombre y de la fundación de México, Gutierre Tibón.

Les Pochteca honorent avec ferveur leur bâton, symbole du dieu Yacatecuhtli, parce qu’il est l’instrument de leur réussite mais aussi celui qui leur a toujours permis d’em­prunter les chemins de l’aller et du retour vers le Calpulli, « petit Temple » 1764 . Ainsi, au moment du retour, les Pochteca déposent, dans le lieu de culte, le bâton de leur grandeur. Ils organisent alors une fête pour célébrer le succès de leur entreprise et les bâtons plantés droit reçoivent les offrandes de nourriture, de fleurs et de acayetl, « roseau de tabac » 1765 . Les Pochteca qui meurent lors des expéditions sur des terres hostiles ou pendant les affrontements avec des tribus ennemies vont, comme les valeureux guerriers, les femmes mortes en couches ou les hommes immolés sur la pierre du sacrifice, rejoindre la demeure du Soleil.

Partie 3 - fig. 75. Yacatecuhtli.
Partie 3 - fig. 75. Yacatecuhtli.

Source : Diccionario de mitología y religión de Mesoamérica, Yolotl González Torres.

Weston La Barre, dans El culto del peyote, fait également référence à l’ancienneté du bâton ou roseau qui au « Mexique était un symbole de l’autorité » 1766  ; le rôle qu’il joue dans les rituels sacrés du peyotl, introduit aux États-Unis par les Apaches-Mezcalero ou par les Apaches-Lipan, se manifeste par exemple chez les Comanches qui utilisent un arc portant le nom de « naci’hita », « bâton pour s’appuyer en marchant » 1767 . Les Osages, les Quapaw et les Delaware donnent le nom de « flèche » au bâton que le « Prin­cipal » porte dans la main droite. Les Shawnee, pour leur part, lui donnent le nom de « bâton des anciens », ce qui correspond à son attribution dans la communauté Yaqui. Pour les Tarahumara, le mot pour désigner les « Principales » est igúsuame, « porteurs du bâton », mais aussi segílame, « porteurs de la lance » 1768 . Enfin, pour en revenir aux Yaqui, les bâtons de pouvoir ou « cañas de oficio » sont le symbole de l’autorité qui est entre les mains du Yoohue et des Cobanahua.

Cobanahua ou Kobanao se compose de koba, « tête », et de nahua, « racine », mais nao est aussi un préfixe verbal qui veut dire « ensemble ». Le mot Cobanahua peut signifier enfin « l’ensemble de l’Autorité ».

Les bâtons de commandement sont déposés à l’intérieur du Temple au cours de la cérémonie du changement d’Autorité qui intervient tous les premiers janvier de chaque année, avec la particularité que, pendant 5 jours, la communauté reste sans gouvernement (ce qui d’une certaine manière nous renvoie aux 5 nemontemi du calendrier nahuatl). Le sixième jour, les nouveaux élus se présentent au Temple pour récupérer les bâtons de pouvoir, en se mettant à genoux, et recevoir la teochia, « bénédiction », du Teopixque, « Prêtre ».

Chez les Yaqui, lors des fêtes du Carême, auxquelles nous avons assisté, nous avons remarqué que les Kobanao plantent à droite de la Ramada, les cinq bâtons devant le cúbahi, « tambour », des Autorités, dans une disposition identique à celle que l’on observe sur le dessin d’Edward Spicer 1769 . Dès lors, l’image des cinq bâtons plantés dans le sol reflète le sens du mot Kobanao car l’union des bâtons est le symbole de l’Autorité unifiée. Les Pochteca, pour définir un peu plus la réalité de cette unité, quand ils arrivent à l’endroit où ils doivent dormir, le soir venu, le « Principal » (qui est désigné par tous les autres pour prendre le commandement de la troupe de marchands) prend tous les bâtons pour les attacher et en faire un seul fagot, auquel ils rendent culte en saignant leurs oreilles, leurs langues ou leurs jambes. Ils font aussi des offrandes de copal et de feu pour honorer, en réalité, l’image du dieu Yacatecuhtli.

L’Autorité est alors désignée en la personne même du dieu qui leur apporte le pouvoir de leur réussite et qui dans une dimension métaphorique, étant au milieu de la croix, leur ouvre, à partir du centre, les quatre directions du monde. Dans le mythe du Déluge, Quetzalcóatl et Tezcatlipoca creusent eux aussi quatre chemins qui ouvrent la voie vers la métamorphose du corps. Yacatecuhtli, pour en revenir au dispositif du Codex Ferjéváry-Mayer, se trouve donc à la croisée des chemins parce qu’il signale l’importance du retour au centre et par le bâton, son emblème, il détient le pouvoir. Dans les mains de Xiuhtecutli, au centre de la double croix, le pouvoir du bâton prend la forme d’un propulseur et de flèches, dont les attributions se dessinent sur les images de Quetzalcóatl et de Tezcatlipoca, ci-dessous.

Partie 3 - fig. 76. Quetzalcóatl.
Partie 3 - fig. 76. Quetzalcóatl.

Source : El pueblo del sol, Alfonso Caso.

Partie 3 - fig. 77. Tezcatlipoca.
Partie 3 - fig. 77. Tezcatlipoca.

Source : El pueblo del sol, Alfonso Caso.

Quetzalcóatl et Tezcatlipoca sont, dans le mythe de la création des quatre premiers Soleils, les deux protagonistes des luttes cosmiques. Tezcatlipoca s’identifiant au premier Soleil est frappé par Quetzalcóatl avec un gros bâton qui le fait tomber dans les eaux d’où Tezcatlipoca sort transformé en jaguar, laissant Quetzalcóatl prendre sa place et devenir le Soleil du deuxième Âge. Mais ce qui attire notre attention, en observant les deux dessins, c’est de retrouver le dispositif de la « loi du centre » avec un Quetzalcóatl tenant à la main le bâton dont une autre qualité (mis à part celle d’être une arme offensive et défensive) est de symboliser le chemin qui mène vers la spiritualité, celui du serpent qui décoche l’éclair de l’efflorescence. Dans la main gauche, il tient le chimalli qui porte la croix du retour au centre pour en donner sa lecture la plus lisible. Tezcatlipoca, pour décrire seulement les attributs caractéristiques du guerrier, tient dans les mains le chimalli, le atlatl et les tlacochtli, les « dards » ; il porte dans le dos une parure en plumes de quetzal, ce qui complète le dispositif de la « loi du centre » dont la finalité est de signaler l’axe qui unit les forces contraires.

Tezcatlipoca, par la multiplicité de ses invocations, manifeste d’autres qualités qui sont en relation avec la notion de centre. Il est celui qu’on appelle Moyocoyani, « celui qui s’invente lui-même », et renvoie à l’axe du nombril du monde. Il est aussi celui qui est affublé du Itlachiayán, miroir d’où émergent des volutes lumineuses qui font dire à Laurette Séjourné que Tezcatlipoca « semble contenir toute la doctrine de Quetzalcóatl » 1770 , c’est-à-dire que le miroir fumant symbolise le cercle dont le centre est le lieu dans lequel le signe atl tlachinolli, « l’eau, le feu », crée la combustion de la matière. Le Itlachiayán est aussi un éventail pourvu en son centre d’un cercle constitué de quatre traits en forme de croix, et ce miroir ou éventail se retrouve aussi sur « l’étendard des Commandeurs du Soleil (Teomama) attendu à l’autel des Temples et à l’école initiatique où étaient formés les candidats » 1771 .

Partie 3 - fig. 78. Teomama.
Partie 3 - fig. 78. Teomama.

Source : Historia del nombre y de la fundación de México, Gutierre Tibón.

Les Teomama sont les porteurs des dieux et le plus signifiant pour nous est une femme du nom de Chimalma, « Celle qui porte l’écusson » 1772 , déesse terre est mère de Quetzalcóatl. Chimalma est le quatrième Teomama 1773 , c’est-à-dire la prêtresse qui porte dans le dos le quimilli, « ballot », avec les ornements et les objets sacrés ; cette fonction marque à nouveau un lien direct avec le dispositif de la « loi du centre » car les objets, qui désignent la puissance, sont portés dans le dos. Ainsi, les dieux et les guerriers-tolteca, en plus de tenir entre les mains les emblèmes de leur force, portent dans le dos le quimilli, dans lequel sont déposés les objets de pouvoir, ornements sacrés de leur puissance.

Enfin Itlachiayán, est l’éventail-miroir qui condense la « loi du centre », loi qui dispose la croix du carré cosmique à travers laquelle l’homme tente créer le quadrilatère de son efflorescence, c’est-à-dire que le cruciforme construit le « méta-symbole » du retour à l’origine. Ainsi l’homme, dans son retour au centre, superpose les quadrilatères qui provoquent le mouvement des flux contraires que la forme hélicoïdale du malinalli illustre parfaitement. Le mouvement est la force qui entrelace les flux contraires, les neuf forces célestes avec les neuf forces de la contrée des morts. Cet entrelacement prend naissance dans l’appréhension de la dualité, celle qui permet de réaliser la jonction avec le carré cosmique par la maîtrise de la terre, de l’air, du feu, de l’eau et des astres des quatre ciels intermédiaires. Apparaît alors la figure en quinconce qui symbolise l’axe pyramidal de la descente vers le Chiconauhmictlan puis, si l’homme accomplit sa métamorphose, l’ascension vers le Chicunauhnepaniuhcan.

Partie 3 - fig. 79. Nepaniuhtli ou Croix en X.
Partie 3 - fig. 79. Nepaniuhtli ou Croix en X.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

Partie 3 - fig. 80. Malinalli aux composantes froides et chaudes.
Partie 3 - fig. 80. Malinalli aux composantes froides et chaudes.

Source : Les paradis de brume, Alfredo López Austin.

La forme hélicoïdale du Malinalli reproduit en outre par son image dédoublée le déplacement qu’entreprend le nahual ou le sorcier (le chaman pour employer la terminologie en vigueur), pris dans le mouvement de la vie à la mort ou de la mort à la vie, qui dévoile son double visage, la dualité grâce à laquelle il réincorpore « l’essence des choses ».

Notes
1759.

Yacatecuhtli, le « Seigneur du grand nez ou le Guide », celui qui va devant comme le nez (pour expliquer cette dénomination un peu particulière) est un dieu qui prend aussi les noms de Yacacoliuhqui, « Nez tordu » et de Yoaltecuhtli ou Yoalteuctin, le « Seigneur de la nuit ». Yoalteuctin par cette appellation introduit les neuf hypostases (Xiuhtecutli Tletl, Técpatl, Xóchitl, Centéotl, Miquiztli, Atl, Tlazoltéotl, Tepeyolotli et Tláloc Quiahuitl) qui sont responsables du mouvement giratoire qui crée la fleur cosmique du corps. Yacatecuhtli est le dieu des Pochteca et d’une étoile qui se nomme Yacahuiztli, « Principe et Guide », dieu dont l’apparition est aussi ancienne que celle de Xiuhtecutli et de Huehuetéotl. De plus, Yacahuiztli, pour se centrer sur son aspect astral, indique avec Yoaltecuhtli les trois étoiles de la ceinture d’Orion qui prennent aussi le nom de mamalhuaztli, bâtons utilisés pour faire du feu. Les correspondances entre les termes cités renvoient de nouveau à l’action du feu intérieur ou plutôt à l’origine stellaire du corps. Enfin, pour préciser un détail important autour de la symbolique du bâton, les Pochteca ont entre leurs mains des bâtons, le Otatl ou le Xonecuilli, qu’ils vénèrent comme symboles du dieu Yoaltecuhtli, bâtons qui figurent les instruments de leur autorité.

1760.

Le mythe yaqui des « Cinq frères rapiécés », propose une histoire où les aventures des frères créent des similitudes intéressantes avec les fonctions réelles ou symboliques des Pochteca.

1761.

Le mythe nahuatl du Déluge comporte aussi un récit où à la fin du quatrième Soleil (Âge du monde), sous l’autorité de la déesse Chalchiuhtlicue, le ciel s’effondre sur la terre. Ometéotl donne alors l’ordre à Tezcatlipoca et à Quetzalcóatl de séparer le ciel et la terre en l’année « Un lapin », tâche qu’ils accomplissent en empruntant le nombril de la terre, doublement figuré par Tlaltecuhtli. A partir du centre ils creusent quatre tunnels qui les guident vers les quatre points du mouvement solaire et là ils se transforment en deux immenses arbres pour soutenir le ciel. Tezcatlipoca et Quetzalcóatl figurent alors les positions solsticiales du soleil qui élabore la croix en X situant le point de départ et le point de retour vers l’origine de leur action. Pour récompense, Tezcatlipoca et Quetzalcóatl reçoivent de la part d’Ometéotl le titre de Seigneurs du ciel et des étoiles, et la Voie Lactée signale dorénavant le chemin parcouru par les deux divinités.

1762.

Xonecuilli à cause de son étymologie exacte doit se traduire par « pied tordu », mais c’est aussi le nom d’un pain en forme de zigzag qui est offert au cours des nombreuses fêtes organisées pour honorer les dieux, par exemple Xochipilli ou les Cihuapipiltin. Les offrandes de pains, qui sont décorés de différentes figures, tels que des papillons, des éclairs qui tombent du ciel, etc. sont déposées dans les Temples ou à la croisée des chemins.

1763.

Sahagún, Historia General del las cosas de Nueva España, op. cit., p. 46.

1764.

Le Calpulli est le 78ème et dernier édifice du Templo Mayor de México. Les « Principales » et « Ofi­ciales » s’y rendent pendant quatre jours pour jeûner et effectuer leurs pénitences.

1765.

Sahagún, Historia General de las cosas de Nueva España, op. cit., p. 915.

1766.

Weston La Barre, El culto del peyote, Premia Editora, México, 1987, p. 58.

1767.

Ibidem.

1768.

Ibid., p. 198.

1769.

Cf. 3ème partie. Fig. 56.

1770.

Laurette Séjourné, Pensamiento y religión en el México antiguo, op. cit., p. 188.

1771.

Susana Caron, Quetzalcóatl à travers les cultures…, op. cit., p. 120.

1772.

Chimalma se décompose en chimal, écusson ; máitl, main, c’est-à-dire « Celle avec la main (qui protège) comme un écusson ».

1773.

Les quatre Teomama sont Tezcacóatl, « Serpent miroir », qui porte dans son dos Huitzilopochtli, Cuauhcóatl, « Serpent aigle », Apanécatl, « Celui qui traverse les rivières » et Chimalma, la femme, qui dans cet ordre vont derrière Tezcacóatl portant chacun un quimilli avec les objets et les ornements sacrés. Le glyphe que chacun des quatre Teomama porte au-dessus de la tête symbolise son nom.