A quel moment, telle personne est ou non en restriction alimentaire ou en refus alimentaire ?

Sur ce point, la critériologie médicale est très précise  : perte de poids, quantité ingérées de protéines, lipides, glucides. (M.Ferry, 1990) Cependant, elle ne rend pas toujours compte des éprouvés réciproques dans la relation avec le patient. Nous verrons que les modifications physiologiques et psychologiques liées au vieillissement, les pertes, les crises plus ou moins bien résolues provoquent des dysfonctionnements du Moi de la personne. Le refus alimentaire serait lié à cette désorganisation psychique révélant une souffrance psychique dans un contexte de placement.

Il est évident que les signes qui touchent aux conduites alimentaires sont en grande partie subjectifs. Il existe une ambiguïté au sein même d’une famille, du personnel soignant, de l’équipe médicale voire du psychologue, devant la réalité de l’alimentation du même patient.

Ainsi, il se verra désigné, soit comme ayant des problèmes alimentaires, avec une consommation inadéquate mais suffisante, soit comme ayant un comportement nutritionnel insatisfaisant. L’âgé exercera une forme de chantage en se plaignant de la nourriture, en la refusant pour s’approprier l’affection ou au contraire pour manifester son agressivité, son opposition, son désaccord avec des décisions prises sans son consentement.

Ce comportement peut être mal estimé par l'environnement du sujet âgé. Son entourage, plus spécifiquement sa famille, ne comprend pas cette attitude du parent envers eux et qu'il estime comme non mérité.

Un sentiment de culpabilité envahit la famille face à l'impossibilité d'agir sur la décision de l'âgé et de n'avoir peut-être pas su entendre le message du parent au moment voulu.

Se manifeste alors une inquiétude institutionnelle, familiale provoquée par le refus alimentaire, réactivant en chacun de nous, l’angoisse du manque, de l’abandon, de la séparation, de la mort.

La personne âgée, peut aussi par le refus alimentaire, mettre en sens une souffrance psychique qui restait tapie dans l’ombre et qui émerge plus ou moins violemment à la suite d’un facteur déclenchant comme la perte du conjoint, la maladie, le changement de domicile… Le refus de communication, de soins, d'alimentation et enfin de vivre, peut être la manifestation de cette souffrance.

L’âgé commence à perdre du poids, il se replie peu à peu sur son monde interne. C’est, malheureusement, à ce stade tardif que la prise en compte du problème est médicalement et psychologiquement réalisée.

Le refus alimentaire serait donc à considérer comme un symptôme essentiel alors qu’il a été mis entre parenthèse, noyé dans des manifestations poly-pathologiques plus exubérantes. Par le déclin physique, les deuils, les séparations, l’âgé est sous le signe de la perte. Chaque individu, face à un événement plus ou moins traumatique ou à un déficit, réagira selon son propre fonctionnement psychique et l'importance de l'emprise que peut avoir son environnement sur lui-même. La clinique nous amène donc à prendre en considération ce symptôme en tant qu’il est contemporain d'une émergence de souffrance.

La coïncidence dans l’apparition et dans le développement du refus alimentaire se retrouve dans la genèse de l’âgé. Les troubles du comportement alimentaire naissent à bas bruit. Pour certains, ils restent à l’état de troubles, avec des épisodes plus ou moins aigus, alors que pour d’autres, ils deviennent désordre, puis refus. Différents facteurs psychologiques, sociaux, médicaux se retrouvent sur la scène de l’individu comme les conditions de vie, les pertes, les maladies et ils amorcent irrémédiablement ce comportement.

Un premier travail (C.Ducottet, 1998) qui portait sur l'observation de seize personnes : huit vivaient à leur domicile et huit étaient institutionnalisées a permis de faire apparaître l'incidence de l'environnement sur la prise alimentaire, le lien entre le refus alimentaire et le placement institutionnel.

Cette étude a montré qu'une famille très présente dans l'environnement de l'âgé, a un rôle prépondérant dans l'équilibre alimentaire du sujet. et permet une meilleure adaptation, lors de l'institutionnalisation.

Nous verrons ultérieurement que d'autres facteurs sont à considérer pour une meilleure adaptation au monde institutionnelle.. Certains sujets nous ont cependant, interpellé par leur refus décidé et volontaire sur le plan alimentaire mais aussi des soins et de la parole.

Notre positionnement de psychologue chercheur en psychologie clinique nous a amenée à explorer le refus alimentaire chez la personne âgée dans un premier temps en institution et à son domicile, puis exclusivement en milieu institutionnel. Il nous a paru intéressant d'essayer de répondre aux nombreuses interrogations que soulève cette problématique alimentaire dans le champ de la psychologie clinique, aussi bien dans ce comportement de refus que de désordre alimentaire.

Dans la recherche de causalité, le placement en institution qui intervient bien souvent en situation d’urgence et parfois en dehors de l’approbation de la personne concernée, semblerait jouer un rôle prépondérant dans ce passage du désordre au refus. Cette corrélation entre comportement et institutionnalisation soulève plusieurs questions que la clinique nous renvoie et qui nous semblent pouvoir rendre compte de notre champ problématique.

Ces interrogations suscitées par nos observations cliniques nous amènent à énoncer la problématique du placement de la personne âgée en institution :

Dans la recherche de causalité, le placement en institution qui intervient bien souvent en situation d’urgence et parfois en dehors de l’approbation de la personne concernée, semblerait jouer un rôle prépondérant dans ce passage du désordre au refus. Cette corrélation entre comportement et institutionnalisation soulève plusieurs questions :

  • Pourquoi cet événement du placement en institution entraîne chez certains sujets âgés une incapacité à affronter cette nouvelle épreuve, comme si toutes les ressources internes nécessaires pour permettre un travail d’élaboration, étaient anéanties, empêchant tout remaniement psychique et le conduisant vers la mort.
  • Le corps de l’âgé ne devient-il pas l’élément indispensable, le médiateur, dans cet acte violent qu’est le refus alimentaire, pour la compréhension de sa souffrance, de son désir de non-vivre ?
  • L’absence de paroles, la violence du refus alimentaire, interpellent l’environnement du sujet. Comment se situe l’équipe soignante, la famille, dans cette relation angoissante ?

Pour tenter de répondre à ces questions nous nous appuierons sur notre pré-enquête, puis sur nos observations en milieu hospitalier :

  • Le refus alimentaire survient souvent dans un contexte de placement vécu comme traumatique, provoquant une déstabilisation supplémentaire sur un monde interne déjà fragilisé.
  • Le refus alimentaire est en lien avec le refus «de tout».
  • L'environnement affectif et social a une place importante dans le travail d'élaboration de la personne.

L'hypothèse que nous avons élaborée à la lumière de nos différentes observations est la suivante :

Dans un contexte de dépendance de la personne âgée, la démarche de décision de son placement en institution, assumée essentiellement par d'autres qu'elle, fait rupture dans la destinée (dont elle s'était constituée une représentation en lien avec le travail de l'identification, de la projection et l'ensemble de ses défenses contre l'idée de mourir) qu'elle avait engagée pour elle. Le refus alimentaire serait le mode d'expression adressé à l'autre du refus de se voir brutalement déplacé de sa destinée et dépossédée de sa mort. Par autoprotection contre cet événement vécu comme traumatisant survenant sur un monde interne déjà fragilisé par les crises successives, la personne âgée convoque la défense maniaque pour sauvegarder un espace psychique qui a pour fonction d'élaborer les questions de sa destinée, de sa fin de vie, pour pouvoir resignifier son désir de non-vivre.

De cette hypothèse se dégagent plusieurs propositions que nous allons mettre à l'épreuve de la théorie psychanalytique et de nos observations cliniques. Notre travail de recherche se situe dans le contexte de placement de la personne âgée en institution hospitalière. Dans la majorité des cas observés, la famille, l'environnement ou une autre institution, sont responsables de ce placement. Les facteurs déterminants sont souvent la maladie, une chute, un état dépressif. L'âgé ne trouve plus sa place au sein de ce nouvel environnement où il est pris en charge, dégagé de toute responsabilité dans les actes quotidiens.