II.1.1.2.2. Les plaintes corporelles : une enveloppe altérée.

Avec la vieillesse le corps se modifie, l’image du corps, représentation psychique, se transforme et donne à voir les effets du temps. Peu à peu, le corps devient source de plaintes somatiques : douleurs articulaires, difficulté à la marche, troubles digestifs, céphalées, vertiges, fatigues.

L'âgé exprime par les plaintes corporelles non seulement ses douleurs physiques mais aussi ses affects. Le corps devient le médiateur des souffrances psychiques, «un langage du corps» (I.Simeone, 1977) Elles recouvrent le plus souvent un appel à l’aide, une demande d’amour, renvoyant toujours le sujet à une angoisse de mort plus ou moins cachée.

Elles expriment une souffrance.

‘«Si elle désigne un organe, elle incrimine cet organe comme une partie corporelle douloureuse, mais aussi comme une partie tourmentée de soi-même. Les deux séries, somatiques et psychiques, sont généralement confondues dans la plainte. (G.Le Gouès, 1988)’

Bien souvent, se rajoute un vécu dépressif, un sentiment d’infériorité. La personne âgée devient dépendante, exigeante, égocentrique. La somatisation, la transition par le corps, lui permet de faire reconnaître sa souffrance psychique, son angoisse, sa peur de mourir. En valorisant la maladie, l'âgé la transforme en un bien à lui, qui lui est propre. Il s'identifie à sa maladie.

La somatisation a une connotation affective importante. Les plaintes sont la projection d'une angoisse insupportable. L’entourage réagit bien souvent, à ce comportement soit avec angoisse, soit avec agressivité voire hostilité.

‘«Le corps de la personne âgée est, semble t-il, investi comme un corps de dépressif : il est déprécié et souffrant, il symbolise le manque, la frustration et la blessure du narcissisme.» (J. Gaucher, 1982)’

Pour M.Klein, les plaintes somatiques permettent à l'angoisse de mort de s'extérioriser. En transformant cette angoisse née de la pulsion de mort, en plaintes somatiques, l'individu «concrétise» en quelque sorte par le corps, ce qu'il n'arrive par à gérer dans sa psyché.

‘«Je soutiens que l'angoisse surgit, de l'action de la pulsion de mort à l'intérieur de l'organisme et qu'elle est ressentie comme une peur de l'anéantissement, en prenant la forme d'une peur de persécution. Cela explique pourquoi les angoisses hypochondriaques surgissent fréquemment pendant les phases de remaniements comme la puberté et la sénescence» (M.Klein, 1966)’

Pour G. Le Gouès, la plainte somatique est nécessaire dans son expression car elle préserve le sujet, en lutte avec ses angoisses.

‘«Les hypochondriaques en lutte contre leur dépendance à l'égard de l'objet, peuvent se déprimer gravement, s'ils ne rencontrent pas la possibilité de relancer leur commerce d'objet.» (G.LeGouès, 1988)’

Ainsi, la plainte somatique est destinée à soulager le sujet tout en étant entendu par l'entourage. Le corps devient l'objet de toutes les attentions.

De cette souffrance qu'exprime la plainte somatique, l'âgé ressent son corps, même si c'est dans la douleur. Elle donne un sens à sa vie, en devenant langage.

‘«Dans la sénescence, l’homme nous donne l’impression d’exprimer ses affects avec un véritable langage du corps.» (I.Simeone, 1977)’

On retrouve là quelque chose du refus alimentaire qui est à la fois une mise en avant de sa souffrance, un signe de mal-être mais en même temps, source de destruction puisque c'est un refus de nourrir ce «corps-image,» ce corps vécu.

L'âgé est souvent médicalisé pour des plaintes somatiques : douleurs articulaires, maux de tête, troubles digestifs, perte de l'appétit…

L'enveloppe corporelle est altérée par les modifications liées à l'âge mais cela explique t-il cette somatisation ?

Selon I.Simeone, (I.Simeone, 1977) les altérations physiologiques réveillent des sentiments de castration, développent des angoisses de dépersonnalisation et des fantasmes de morcellement. Dans le même temps, l'âgé effectue un retrait de la libido des objets bien souvent par perte de ceux-ci.

Le corps devient alors le lieu privilégié de l'investissement libidinal. L'âgé réinvestirait son corps narcissiquement.

Pour M.Personne (M.Personne, 1994) le corps devient l'élément indispensable pour se faire comprendre de ceux qui l'entourent lorsque la communication par la parole devient insuffisante.

‘«Le corps apparaît comme l'élément initiateur de la relation lorsque la personne n'est plus capable de maîtriser le langage, lorsque le symbole échappe à son contrôle il devient le facteur premier obligatoire du contact avant le sujet.» (M.Personne, 1994)’

Comme le souligne M.Personne, le corps a un langage que la personne âgée en refus alimentaire utilisera lorsqu’elle ne pourra ou ne voudra plus verbaliser sa souffrance.

Ces observations nous les avons constatées au chevet des personnes enrefusalimentaire qui agrippaient nos mains, lançaient un regard intense d’angoisse, un geste furtif pour signifier leur mécontentement ou inversement.

J.Guillaumin pense que la plainte s'exprime par le manque ou des défaillances relatives aux objets ou à un objet particulier. Il n'est pas nécessaire que l'accent soit explicitement dépressif.

L'individu a un sentiment de préjudice qui fait naître un besoin de réparation. De ce besoin l'individu exprime un appel, une plainte devant une blessure causée par quelque chose ou quelqu'un et qui abat le Moi. (J.Guillaumin, 1989)

La plainte somatique est l'expression d'une détresse psychique (J.Gaucher, 1993) les observations cliniques montrent que très souvent les hospitalisations sont dues à des manifestations pathologiques; chutes, problèmes gastriques, troubles cardiovasculaires, fatigue…Tout se passe comme si l'âgé morcelait son corps. Il parle d'une partie de son corps qui semble être en lien avec la souffrance du Moi.

C'est ce que confirme A.Lévy, lorsqu'il écrit que les plaintes digestives ont un rapport avec l’angoisse de l’individu et qu’elles ont une signification particulière.

N.Lépine a montré dans sa thèse (N.Lépine, 2002) que les chutes en rétropulsion à début brutal seraient en lien avec la représentation de la mort. La personne vit ce trouble postural comme «un effondrement de son équilibre psychosocial.»

Et comme l’exprime D.Quinodoz, (D.Quinodoz, 1991) c'est une façon d'éviter des blessures narcissiques. La partie du corps devient une excuse externe au Moi de la personne qui ne peut être tenu pour responsable de ses déficiences.

‘«Le grand âge ainsi expulsé hors du moi organisateur permet de conserver intacte une certaine image idéale de soi-même.» (D.Quinodoz, 1991)’

Le corps devient l'instrument d'échange avec l'environnement, les plaintes corporelles sont porteuses de sens dans la relation que la personne âgée entretient avec son entourage comme instrument d'échanges. Or le Moi est un Moi corporel : l'intériorisation de la transformation du corps va reprendre des systèmes de relations anciennes et des rapports entretenus avec ce corps.

Ainsi, selon la structure de la personnalité, la déchéance corporelle estressentiedifféremment d'une personne à une autre.

Les maladies organiques et psychosomatiques se développent pour éviter l'effondrement afin de vivre par le corps une relation substitutive à la relation idéalisée avec l'objet perdue ; support substitutif stabilisant pour un temps l'identité. Les modifications que le vieillissement impose au corps détruisent le lien entre l'espace vécu, entre le corps réel et son image.

Le corps malade et nous rajouterons le corps vieilli, devient le représentant des atteintes narcissiques et de l'angoisse de perte d'identité. (O.Kernberg, 1980)

O.Kernberg lie ce phénomène au narcissisme :

‘«Les représentations de soi originelles sont fortement influencées par les images corporelles… la santé physique et la maladie influençant fortement l'équilibre normal ou anormal de l'investissement narcissique.» (O.Kernberg, 1980)’

La maladie est une blessure narcissique car elle remet en cause toute la puissance et les défenses du Moi. La maladie peut en un sens refléter une situation double :

  • ne pas être malade et conserver l'intégrité narcissique
  • être malade et conserver un lien avec l'environnement l'amour ou l'agressivité d'autrui.

La maladie est une perte qui entame la valeur de soi : souffrances, faiblesse mais elle peut procurer des bénéfices secondaires comme le refus de l'image procurée par la vieillesse :

  • Le corps montré comme souffrant est valorisé, il permet de renforcer son identité. Ainsi, la perte ou la maladie d'un organe est surinvesti afin de conserver l'intégrité du reste du corps, par delà les termes d'exclusion et de rejet. Le langage de la maladie devient le médiateur relationnel avec l'entourage.
    le rôle de la maladie peut servir de catalyseur ou de révélateur de l'angoisse qui se joue face à la perte et à la mort.
  • Le vieillard, par ses problèmes somatiques et ses handicaps, capte les soins et l'intérêt de l'entourage. Ceci permet de renforcer son narcissisme et son identité. Il retrouve par ces plaintes un statut social qui le revalorise aux yeux de l'entourage. Il peut même devenir exigeant, tyrannique.
  • Le déni de la maladie du handicap de la dégradation peut être un comportement face à la maladie. La démence peut être aussi une façon denier la dégradation avec perte du Moi.

Nous venons d'exposer les modifications physiologiques liées à l'âge, qui rendent la personne âgée vulnérable et fragile. Ces changements liés à des pathologies provoquent un désétayage par le corps. Les douleurs, les plaintes somatiques se développent. Nous avons pu observer le sens de ces plaintes. Nous allons voir que celles-ci ont des répercussions sur le psychisme du sujet et perturbent son monde interne.

Est-ce que les troubles du comportement alimentaire et le refus alimentaire ne peuvent se situer dans cette situation de crises ?

Il semble que pour certains, ils puissent s’adapter à ces nouvelles conditions et recréer un nouvel équilibre, d’autres ne peuvent les accepter et déploient une énergie pour cacher ce mauvais tour du destin. Chacun réagit selon son histoire qui a laissé des traces plus ou moins profondes dans son psychisme. Le vécu de chaque personne est jalonné de changements, de restructurations, d'impasses de crises. Les troubles alimentaires prémices, du refus alimentaire se révèlent souvent lors de situations d'inter-crises liées aux processus physiologiques et psychologiques du vieillissement, mais aussi comme nous le verrons ultérieurement, au moment de la décision de placement vécu comme traumatisant. Il a à gérer une nouvelle étape de sa vie, il peut se trouver dans une impasse, une situation de crise c'est-à-dire d'un choix, d'une décision à prendre.