II.1.2- Le vieillissement psychologique : une situation d'inter-crise.

Une nouvelle situation de crise se développe : la crise de sénescence. Elle succède à d'autres crises plus ou moins bien résolues.

II.1.2.1. Le concept de crise.

Si l’on se réfère à l'étymologie, le mot «crise» vient du grec krinéin. Il évoque l’acte de juger, le choix d’une décision à prendre.

Dans l’application de la médecine d’Hippocrate, le mot crise signifie : faire entrer la maladie dans sa phase décisive, soit par l’action du médecin soit par l’évolution de la maladie elle-même.

‘«Ce mot qui originellement, dans les écrits hippocratiques, représentait l'acmé d'une maladie, avec des possibilités d'évolution aussi bien positives que négatives,prit enfrançais la signification d'une manifestation aiguë, d'une maladie, d'un paroxysme,d'un accès.» (A.Haynal et D.C.Samitca, 1981)’

La crise est donc une période particulière où une décision doit être prise afin de provoquer un changement dans la vie de l’individu.

La crise serait un temps intermédiaire pour permettre des remaniements intérieurs nécessaires pour pouvoir s’adapter aux nouvelles conditions de la vie.

En psychiatrie, pour I.Simeone, il est «synonyme de mutation, évolution, possibilité de changement, de restructuration.»(I.Simeone, 1985)

On peut parler de la crise comme d’une période de changements périlleux, brusques et déterminant dans le cours d’un processus, d’une histoire de vie ou d’une maladie. Elle s’applique aux événements marquants du développement psycho-biologique de l’individu :

  • «La naissance comme séparation initiale» (R.A.Spitz,.1976). En effet, au moment de l’accouchement, il y a séparation entre la mère et l’enfant. La coupure du cordon ombilical en sa représentation.
  • «La crise du huitième mois»(R.A.Spitz,.1976) L’enfant est angoissé à la vue de visages inconnus. Souvent, cette crise coïncide avec le sevrage. L’enfant prend conscience que d’autres personnes gravitent dans son environnement. Il a peur de cet autre qui n’est pas sa mère.
  • «La crise œdipienne» comme moment d’identification aux images paternelles et maternelles et qui est le fondement de notre identité. L’enfant intègre la loi de l’interdit de l’inceste. Le Surmoi est l’héritier de cette période.  
  • «La crise d’adolescence» qui réactualise le complexe d’Oedipe, associée à des transformations physiologiques. Le jeune doit réaliser un travail de deuil de sa propre enfance pour pouvoir renouveler sa personnalité afin d’atteindre l’âge adulte.
  • «La crise du milieu de la vie» qui selon E. Jaques (E. Jaques, 1990) confronte le sujet à de nouvelles conditions extérieures et qui l’amènerait à une prise de conscience de sa propre mort à venir. L’individu fait le point sur sa vie.
  • «La crise de sénescence» qui provoque des bouleversements comme le changement de statut de la mort qui devient plus singulière, la modification des investissements narcissiques, la place du travail du deuil et celle du travail du vieillir.

Dans le concept de crise, on évoque le dynamisme évolutif qu’elle contient c’est-à-dire que la crise apparaît lorsque les changements à l'intérieur de soi-même ainsi que dans son environnement, surviennent. Elle disparaîtra lorsqu’un nouveau mode d’adaptation sera mis en place.

Ainsi, cette notion de crise se retrouve dans différentes disciplines comme :

  • Celle de la médecine où la crise exprime le moment aigu, culminant d’une maladie, son paroxysme (la crise d’appendicite, crise cardiaque…) Elle ne signifie pasforcément une évolutionnégative, mais plutôt une rupture, un tournant avec une évocation du danger, d’une déstabilisation.
  • Dans le champ économique, elle se distingue par un effondrement d’un processus établi comme stable, par une rupture d’équilibre (crise monétaire, crise boursière…) Elle a toujours une connotation négative à la différence de son sens médical et psycho-dynamique.
  • Dans le champ de la psycho-dynamique, la crise prend son sens dans le développement de l’individu au cours de son existence (crise oedipienne, adolescence, sénescence…)

Ces crises sont connues et donc prévisibles.

‘«La vie est ponctuée par les crises, plus ou moins importantes : des changements commandant des remaniements, nous assistons à des crises qui peuvent être bruyantes ou à des remaniements à bas bruit.» (A.Haynal, D.C.Samitca, 1981)’

La crise peut être aussi inattendue, imprévisible, liée aux événements extérieurs plus ou moins traumatisants comme peut l’être la guerre, l’accident, la mort d’un proche…

Elle crée alors un déséquilibre, fragilisant l’individu d'autant plus si les étayages ont déjà été malmenés, qu'ils sont précaires. L'individu se trouve alors dans l’incapacité de surmonter cette épreuve traumatisante.

Nous verrons ultérieurement la survenue de la crise lors de la mise en institution de l’âgé et ses effets variables d’un individu à un autre.

Comme le souligne B.Cuisinier (2002), il peut y avoir accumulations de plusieurs crises : crise individuelle, crise événementielle, crises économique lié au chômage etc…

Le sens du terme est donc quelque peu différent d’une discipline à l’autre. Cependant, on retrouve des similitudes dans la dynamique de la crise. L. Crocq propose une définition : 

‘«Une montée en tension, point critique et éclatement, résolution et détente post-critique ou temps aigu et temps mort.» (L. Crocq, 1991)’

Si nous avions à la définir sous forme d’un schéma, elle pourrait être tracée comme la courbe de Gauss avec un avant, puis sa montée, son point culminant, et la descente de la tension et un après. Mais ce schéma de crise est trop mathématique, valide peut-être dans le champ économique plus sujet aux données chiffrées. Il ne laisse aucune place à la diversité humaine et à ses réactions.

En effet, une crise n’a pas une poussée régulière, elle est faite de tensions, de moments d’accalmies, pour mieux regrimper à son paroxysme. La crise est irrégulière, faite de secousses plus ou moins fortes, de calmes apparents. Elle jalonne l’existence et implique des remaniements nécessaires, de nouveaux investissements.

‘«Vivre la crise, c’est d’une certaine manière s’engager dans un processus d’analyse, de réaménagements détruisant le risque d’immobilisme morbide auquel peut conduire la quiète stabilité d’état qui érode et tarit l’individu qui les traverse.» (J.Gaucher, 1993)’

Mais contrairement à ce qu'écrit J.Gaucher, la crise par son émergence plus ou moins violente peut aussi engendrer une telle angoisse que la mort peut être au bout du chemin, sous la forme du suicide par exemple.

Pour pouvoir gérer la crise, l'individu doit pouvoir puiser dans ses ressources internes. Il faut qu'il en ait encore l'énergie.

Est-ce que le refus alimentaire ne serait-il pas le symptôme d'une crise impossible à gérer faute d'énergie restante ?

Elle peut ainsi, être définie comme un état charnière entre la rupture d’un équilibre antérieur, devenu inefficace, de remise en question affectant tous les domaines de la vie psychique, sociale, affective et la réorganisation d'un état nouveau.

Pour I.Simeone, la crise est autant porteuse d'un changement positif qu'elle peut amener l'individu dans une impasse.

‘«La possibilité d’un renouveau avec un nouvel acquis pour faire face à de nouvelles exigences mais aussi d’un autre côté la possibilité d’une impasse.» (I.Simeone, 1985)’

En effet, si chacune des crises peut être «la possibilité d’un renouveau», d’une renaissance, la succession de celles-ci peut aussi conduire à une souffrance psychique, laissant une fragilité dans le monde interne de l’individu qui sera mis à rude épreuve à la crise suivante, surtout si celle-ci, malgré les apparences, est mal ou pas résolue du tout.

Le monde interne de l’individu est comparable au volcan en état de sommeil, rien ne prévoit son réveil plus ou moins violent, mais des signes insignifiants peuvent être annonciateurs de «l'explosion» : tendance à réagir par des défenses maniaques comme le déni, l’euphorisme, ce peut être des plaintes somatiques, déprimes, agitation ou au contraire mutisme, apathie, renoncement, refus de nourriture…

Le refus alimentaire est un des signes qui peut permettre de se rendre compte que la personne âgée traverse une crise Il est le signe visible qu'elle n'a plus les moyens de lutter contre cette nouvelle éruption désorganisatrice.

La crise peut alors être qualifiée de brusque, inattendue, désorganisatrice, angoissante, déstabilisante, bousculant l’équilibre précaire de l’existence humaine.

A l’idée de crise est associée celle de la rupture d’un équilibre avec un passé, d’une souffrance, d’une menace mortifère et d’un après-coup où se pose la notion de choix. Cette menace génère dans la plupart des cas, des moyens d’action pour la survie, pour la mise en œuvre de nouveaux événements.

Mais c’est aussi une étape dans l’évolution, dans le développement de l’individu, un travail de réaménagement, de réajustement dans un moment de l’existence. Pour sortir de la crise l’individu doit faire un nécessaire travail d’élaboration.

R.Kaès nous renvoie à l'espace transitionnel comme étant un temps d'accalmie entre les crises et ses résolutions :

‘«La crise et ses élaborations permanentes sont des acquisitions spécifiques de la psyché humaine… C'est par la crise que l'homme se crée homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre ruptures et sutures. Entre ces limites, un espace de possible création, de dépassement et de jeu : un espace transitionnel»(R.Kaès, 1979)’

Dans l’œuvre de Freud, le concept de crise est absent, car il a basé ses recherches sur les liens avec le vécu infantile et non sur les états de crises dans lesquelles se trouvaient ses patients, raisons pour lesquelles ils venaient le consulter. Cependant, il publie que l’expérience passée du traumatisme et de l’après-coup, peut guider notre jugement qui peut alors prévoir la situation de danger déjà expérimentée et donner le signal d'angoisse :

‘«Appelons la situation qui comporte la condition d'une telle attente situation de danger; c'est dans cette situation qu'est donné le signal d'angoisse. Ce dernier signifie : je m'attends à ce qu'une situation de détresse, survienne ou bien la situation présente me rappelle un des événements traumatiques que j'ai vécus autrefois.» (S.Freud, 1914)’

Tout se passe comme si, suite à un événement déclencheur, l’angoisse, maîtresse du jeu, fonctionnait comme un signal d’alarme pour faire face aux nouveaux événements qu'elle identifie comme situation traumatique déjà vécue.

Mais, selon Freud, ce danger déjà vécu doit être reconnu par la personne pour qu'il puisse être maîtrisé.

‘«D'un autre côté, le danger extérieur (réel) doit aussi avoir passé par une intériorisation pour pouvoir prendre un sens pour le moi; il faut qu'il ait été reconnu dans sa relation à une situation vécue de détresse» (S. Freud, 1971) ’

La personne doit alors trouver les ressources suffisantes pour pouvoir ré-articuler et donner un sens à ce qui est resté dans l’ombre, inaccompli, inachevé.

Pour H. Wallon, (1938) repris par J.Gaucher, la crise est un bouleversement de la vie psychique de l’individu. C’est un moment de rupture, de conflits qui permettent à l’individu de progresser, de se transformer par étapes pour aboutir à son unité, mais après un long travail de restructuration interne.

‘«Dans la succession des âges, le sujet est un seul et même être en cours de métamorphose. Faite de contrastes et de conflit, son unité n’en sera que plus susceptible d’élargissement et de nouveauté.»(J.Gaucher, 1993)’

Pour cela, il faut qu’il puisse réussir sa reconstruction interne et qu’il en ait les moyens psychiques, pour pouvoir élaborer et réinvestir de nouveaux objets.

J.Gaucher, en citant H.Wallon souligne l'importance de l'environnement dans lequel se situe la crise.

Nous verrons ultérieurement la place de l'institution, mais aussi de l'environnement familial, dans l'élaboration de la crise et le développement du refus alimentaire.

Est-ce que l'émergence du refus alimentaire ne serait pas une réaction aux événements traumatiques et par conséquent, n'a t-il pas déjà été utilisé lors de précédentes situations traumatiques ?

Ne pas comprendre la crise que traverse la personne âgée, c’est l’abandonner sur le chemin, c’est prendre les décisions à sa place, la jugeant inapte à les assumer, c’est dénier notre propre vieillesse et comprendre que la crise de sénescence permet d'élaborer après des remaniements psychiques, la dernière période de l'existence et amène à penser à sa propre finitude.

Pour R.Kaès, la crise est située entre deux pôles. L'un est le passé inadapté et rejeté et l'autre un futur qui sera construit sur les «ruines» et les «fondations» élaborés pendant la crise.

‘«Le moment d'entre-deux qui caractérise le passage d'un code et d'une structure de relation à d'autres codes et à d'autres structures relationnelles est conflictuel et il doit être conflictualisé pour pouvoir être dépassé.» (R.Kaès, 1979)’

Il poursuit toujours à propos de la crise que l'homme conduit sa destinée en abordant et en résolvant ses crises selon son propre schéma, pour cela il doit remettre en question une vie antérieure pour en bâtir une autre plus adaptée.

‘«Le moment d'entre-deux est conflictuel en ceci : l'abandon du code antérieur implique en fait une rupture de liens et de significations qui bien qu'éprouvés comme partiellement inadéquates, avaient cependant assuré jusqu'alors un modèle de conduites et de représentations communes et stables…» (R.Kaès, 1979)’

Ainsi, l'individu rejette ses repères sécurisants, régulateurs, son mode de fonctionnement passé, son équilibre aussi contraignant soit-il. La crise emporte, bouleverse et transforme celui qui la subit.

A cette étape de perturbations, J.Guillaumin pense que celles-ci nécessitent une «double condition» pour que la crise ait une issue positive.

‘«L'intuition centrale de R.Kaès est à mon sens celle du repérage de la double condition que réclame la négociation d'une situation de crise dans la direction d'une issue positive créatrice. D'une part, il faut - bien sûr- un état premier de dérégulation, de confusion ou de perdition vécue ou encore de sensible blocage régulatoire, sans lequel il ne saurait avoir de crise. D'autre part, la dérégulation, folle ou bloquée, doit demeurer contenue dans des limites qui remplissent une fonction d'étayage et constituent elle-même un cadre plus ou moins silencieux et sourd… qui amortit ou absorbe les effets les plus graves de la crise et qui permet à celle-ci d'évoluer à bas bruit sans danger de rupture» (J.Guillaumin, 1979) ’

Selon lui, la vie est jalonnée

‘«de crises désorganisatrices et réorganisatrices et jusqu’au bout nous sommes capables d’élaborer psychiquement des expériences qui n’avaient pu trouver sens jusque là et qui nous encombraient» (J.Guillaumin, 1979) ’

Pour E Jaques, (1990) la crise du milieu de la vie est structurante, organisatrice autour de la prise en compte de la mortalité.. De cette prise de conscience de la mort, il en fait l’organisateur de la crise du milieu de la vie.

On retrouve cette notion du milieu de la vie dans l'image d'Epinal reprise par Ch.Herfray (1997) La première partie de la vie grimpe vers un sommet pour redescendre ensuite symétriquement à la première partie, le sommet étant représenté par l'individu ayant atteint la cinquantaine.

Pour G. Le Gouès, des changements surviennent à l'intérieur de soi-même ainsi que dans son monde environnemental. Ce peut être la maladie, la perte d'un être cher, un échec… Les assises autrefois inébranlables sont remises en question, la mort des autres est aussi pour soi. (G. Le Gouès, 1985)

Les auteurs cités pensent la crise comme une étape importante dans l’existence de l’individu. Pour atteindre la maturité, l’existence de l’homme est marquée par des étapes, des crises qui le remettent en cause, lui faisant abandonner un fonctionnement pour un nouveau s'il est capable d'accepter cette nouvelle réalité humaine.

La vieillesse est l’ultime de ces étapes. L’âgé s’est confronté à des crises qui l’ont obligé à se remettre en cause, à abandonner des investissements d’objets connus, aimés et sécurisants, pour d’autres qui lui sont inconnus et angoissants.

Il est en train de vivre celle de la sénescence. Crise ultime qui atteint non seulement l'individu mais aussi son environnement qui est lien avec lui. Les remaniements psychiques, les différentes crises qui ont jalonné son existence, lui permettent donc l'entrée dans la vieillesse à condition que le travail psychique du vieillissement soit dépassé et permette d'atteindre la sérénité.

Cependant, ce travail peut être mis en échec et l'âgé développe alors des conduites qui peuvent mettre sa vie en danger. Nous essaierons de comprendre le refus alimentaire qui peut être compris comme l'échec de ce travail de deuil, des renoncements.

Est-ce que le refus alimentaire ne serait que la partie visible de crises non résolues, de remaniements psychiques avortés, délestant le Moi des ressources nécessaires pour aborder sereinement la vieillesse ?

Mais avant d'essayer de répondre à cette interrogation, il est nécessaire d'aborder l'étape traversée lors de la crise de sénescence et les problèmes qu'elle fait resurgir chez l'adulte vieillissant afin de mieux comprendre pourquoi le refus alimentaire peut éclore.