II.1.2.2. Sénescence et crises.

La sénescence est définie comme

‘«Le vieillissement naturel des tissus de l’organisme et une baisse des activités, des performances propres à la période de vie qui suit la maturité. Le vieillissement s’inscrit par un changement corporel, cognitif, qui ont pour conséquences des modifications sur le plan social et psychologique.» (Larousse, 1994)’

Cette définition amène la difficile question à laquelle il est tout aussi difficile de répondre à quel âge commence la vieillesse ? Est-ce au moment de la retraite, c'est-à-dire environ vers 65 ans ?

Peut-on l'établir selon «l'âge administratif» qui sectionne en classe d'âge : 65ans, les retraités, 75-84ans le troisième âge, au-delà de 85ans le quatrième âge ? A t-on «l'âge de ses artères» comme le dit le dicton populaire ?

La vieillesse serait donc définie par plusieurs facteurs qui sont à prendre en considération :

  • La culture, qui a une approche de la vieillesse différente d'une civilisation à une autre. - La société et son organisation qui établit la retraite par exemple, différemment d'un pays à un autre.
  • La personne et son vécu psychosomatique font que l’âge de la vieillesse varie d’une personne à une autre, d’un milieu social, d’une culture à une autre.

J.Gaucher propose de considérer la vieillesse comme

‘«Une étape de la vie, présentant ses caractéristiques et ses conditions d’apparition en différence et en continuité avec les autres étapes qui l’ont précédée, l’enfance, l’adolescence, la maturité.» (J.Gaucher, 1993)’

Remarque qui semble peut-être trop générale car elle ne tient pas compte du poids de la culture, du déni des individus jugés inaptes dont fait partie la personne âgée qui est reléguée à un statut d'indifférence et d'inutilité (sauf peut-être celles qui ont la chance de faire partie de cette minorité adulée, car leur image est la représentation idéale de la vieillesse.)

La sénescence serait alors ce temps où l’individu fait le constat de ce qui a été vécu et de ce qui reste à vivre. C’est le bilan d'une vie, jalonnée de crises individuelles, identitaires, narcissiques, de deuils successifs, de pertes, de renoncements.

Commençons par les crises individuelles traversées par le sénescent. Lors du vieillissement, à l'heure du bilan de vie, l'idéal du Moi subit de nombreux remaniements dus aux pertes sociales au moment de la retraite, des modifications physiologiques et psychiques, d'un ébranlement du narcissisme. Cette image idéale du Moi ne peut plus garder l'image de celui d'autrefois qui n'est plus et que la réalité extérieure se charge de lui rappeler.

La définition donnée par A.Haynal illustre bien ce passage de l'âgé qui a du mal à s'adapter face à un changement environnemental, social, physique et psychique :

‘«La crise découle d’un changement économique négatif, d’une perte d’une personne ou d’une image idéale du moi…il y a crise, quand l’objet se soustrait au sujet ou quand survient un conflit entre l’idéal du moi et le moi, c’est-à-dire que dans l’évolution de la perception de la réalité du moi surgissent des tensions trop grandes avec l’idéal du moi et que le travail n’a pas réussi et que les transformations nécessaires n’ont pas pu se faire peu à peu.» (A.Haynal, 1981)’

L’âgé, par les pertes subies, qu’elles soient d'ordre professionnel, corporel, se voit confronté à l’image idéale du moi face à la réalité douloureuse du temps qui l’a marqué dans son être. Il doit pouvoir assimiler ces changements pour pouvoir s'adapter à son nouveau soi et à son nouvel environnement.

Des tensions peuvent apparaître alors dans l'environnement familial de l'âgé. L'équilibre antérieur est ébranlé, une incompréhension mutuelle, voire un rejet peuvent se développer.

Pour J. Bergeret, la crise du vieillissement se rapproche de la crise d’adolescence, dans le sens d'une crise identitaire :

‘«Même si la situation affective, relationnelle, et le mode évolutif n’apparaissent pas aller dans le même sens.» (J.Bergeret, 1982)’

Pour lui, la crise de sénescence est une crise d’identité où le sujet âgé se remet en question face à lui-même et face aux autres, comme peut le faire l’adolescent, quoique celui-ci se positionne plus en tant qu’individu, face à l’autorité parental.

Ch. Herfray pense aussi que la crise de sénescence est une période où l’âgé interroge son identité :

‘« …l’individu vit une sorte d’intervalle, « d’entre-deux », qui se situe entre ce qu’il fut et qu’il n’est plus, et ce à quoi il se sait promis, qu’il sera un jour, mais dans quoi il ne se reconnaît pas » (Ch.Herfray,  1997)’

Il doit alors se trouver de nouveaux modes d’identifications intégrant ceux du passé et permettant de «nouveaux apprentissages compétitifs au regard des personnes du même âge» (J.Bergeret, 1982) ce qui signifie pour l’âgé des renoncements narcissiques difficiles à accepter mais lui permettant alors de vivre sa vieillesse dans la sérénité de l'âge. Et c’est bien là que réside la souffrance pour l’âgé qui «se voit vieillir»  au risque de perdre son identité avant de perdre la vie. Il ne peut plus se considérer comme immortel, illusion de sa jeunesse, que le système défensif avait organisé, mais bien comme étant dans sa dernière étape. Il se voit confronté à l'approche de la mort, non plus celles des autres mais de la sienne.

Pour J.Gaucher, cette dernière étape de la vie serait :

‘«Un ultime moment pour élaborer ou consolider un Moi qui doit affronter l'échéance qu'est sa propre mort» (J.Gaucher, 1995)’

La mort ainsi représentée va donner à l'âgé la possibilité dans le travail de la crise d'élaborer «des zones laissées en marges» quand l'avenir paraissait «sans limite temporelle» (J.Gaucher, 1995)

Les souvenirs reviennent et envahissent le sujet, les conflits évités vont trouver leur résolution grâce entre autre au «mécanisme de dégagement» dont parle Lagache, telle la sublimation. «Le Moi est entré dans une autre phase de développement»(J.Gaucher, 1995)

Crises d'identité, crise du narcissisme, crise de la mort à venir, crises des renoncements, la crise de sénescence nécessite un travail du vieillissement dans la mesure où l’homme doit faire face à des changements extérieurs à lui-même, comme la mise à la retraite, l’isolement mais aussi à des transformations dans son corps, son psychisme.

Chacun abordera ce temps de crise selon son propre vécu en interrelation avec son environnement.

Les uns sur un mode défensif et de résistances psychiques pour occulter cette crise qui est trop dévastatrice et qui a ramené à la surface ce que l’on croyait à jamais enfoui. Ils vivent dans le déni du temps qui passe, avec l'espoir de rester jeune, «de rester dans une sorte d'immobilisme psychique rendant très cassant un moi qui se referme sur lui dans un -sauve-qui-peut narcissique-» comme le dit J.Gaucher (J.Gaucher, 1995)

L’énergie, les ressources restantes seront ou ne seront pas suffisantes pour un nouveau travail d’élaboration.

D’autres vivent la crise comme une période de reconstruction qui leur est offerte et qui leur permet de réaliser de nouveaux investissements, de ré-élaboration qui nécessitent selon J.Gaucher la présence «d'un organisateur psychique puissant» : le devenir mortel du sénescent.

‘«La crise de sénescence est le moment nécessaire par lequel et à partir duquel peut s’élaborer le stade de la vieillesse.» (J.Gaucher, 1993)’

C’est aussi le moment où malgré l’angoisse née de la crise, la personne va pouvoir déboucher «sur une issue créatrice et positive» (J.Guillaumin, 1985)

Pour J.Guillaumin, la crise de sénescence apporte son lot de chocs successifs liés à l'âgé :

‘«Des traumas désorganisateurs et inséparablement comme des chances tardives... de réarticuler et de resignifier la vie entière par la transmutation qui y est demeuré jusque là psychiquement inaccompli, inachevé ou inassumé» (J.Guillaumin, 1985)’

Le sujet, du fait de son avancé en âge, subit des pertes biologiques et des rôles sociaux qui amoindrissent son environnement, ce qui accroît son isolement.

J.Guillaumin parle de «désétayage grave de la personne âgée par le social »

La crise dépassée est donc une renaissance. L’âgé va à la découverte d’une vie nouvelle.

Il peut de nouveau envisager sa fin de vie :

‘«La parole est débloquée. Ce ne sera jamais plus comme avant. La personne découvre son existence.»(B.Cuisinier, 2002)’

La crise de sénescence est donc une période de désorganisation qui déconstruit et une période de reconstruction si l'âgé le peut, comme l'écrit I.Siméone,

‘«Faire les comptes avec ce qu'il est, si la gestion a été désastreuse la vie durant, la crise en signera la faillite» (I. Siméone, 1985)’

Faillite qui nous interroge sur les sens du refus alimentaire comme la représentation de cet échec dans sa reconstruction psychique. Ainsi, les désordres alimentaires peuvent naître de ces pertes qui ébranlent le Moi de l'individu, car elle continuent le travail d'érosion des crises successives. Avant de répondre à cette interrogation, considérons les sources de la crise de sénescence.

En effet le vieillissement s'accompagne de modifications, de changements qui bouleversent l'âgé dans son corps, dans son identité, dans son environnement : famille qui s'éloigne, amis, relations.