II.1.2.4.2. Narcissisme et vieillissement.

Nous venons de voir que le sentiment d'identité s'origine dans les toutes premières années de la vie en relation avec les parents, puis avec l'environnement. L’individu se construit peu à peu une représentation qu’il se fait de lui, une image que les autres lui renvoient. On mesure alors, l'importance de l'image du corps et de la représentation mentale de soi, qui servent alors de support au Moi.

Pour la personne âgée, la question du maintien du sentiment d'identité personnelle se pose car elle a subi de nombreux changements dans son histoire personnelle, familiale et son environnement social. Elle se trouve confrontée à des pertes de toutes sortes et à l'angoisse de l'échéance de sa mort. La personne au moment de sa vieillesse est confrontée à une «forte atteinte narcissique» (B.Cuisinier, 2002)

J.Maisondieu, fait un rapprochement entre le refus d’accepter l’image que renvoie le miroir et la démence :

‘«Le refus de l’insupportable laideur du visage flétri par la vieillesse, c’est peut-être cela la démence, une phobie du miroir poussée à l’extrême. Comment garder sa tête si on ne peut pas se voir, comment ne pas être désorienté, s’il n’est plus possible de se reconnaître ?» (J.Maisondieu, 1989)’

Pour cet auteur, le maintien de l'identité, au travers des vicissitudes du vieillissement, nécessite un bon investissement narcissique marqué par l'estime de soi. Sans cette estime de Soi, l’individu ne peut accepter ce visage transformé par le temps.

L’âgé doit s’adapter à ces modifications corporelles et les pertes qui leur sont liées. Il doit accepter cette nouvelle image de lui-même et celle que les autres lui renvoient. L'âgé atteint sur le plan narcissique par ce qu'il ressent, par ce qu'il constate de ces changements, par l'écart qui se creuse entre ses désirs et ses performances, ne trouve pas dans le regard de l'autre la réassurance narcissique mais plutôt ce qu'il redoute, ce qui aggrave le sentiment de dévalorisation.

Narcissisme et relation d'objet sont liés, la dévalorisation narcissique va retentir sur les relations objectales avec un désinvestissement de son environnement et un repli sur ses positions narcissiques régressives.

Or, les conditions du vieillissement contribuent à diminuer l'estime de soi, le sentiment personnel de sa valeur qui est la base de la confiance en soi et l'amour de soi, nécessaire pour s'intéresser aux autres.

L'entrée dans la vieillesse porte donc une double atteinte à l'identité comme mort sociale, puisque les supports sociaux sont défaillants, et au soi corporel qui entraîne l'intériorisation d'une image négative de soi et la perte de l'estime de soi.

Nous avons vu que lors de la crise de sénescence les investissements narcissiques et objectaux sont remis en question entraînant des perturbations psychologiques qui vont déstabiliser le sentiment d'identité du sujet âgé. L'incapacité à réaménager sa vie va conduire l'âgé au désinvestissement.

Le sujet âgé qui ne peut réinvestir le monde extérieur se replie sur lui-même. On peut s’interroger sur le sens du refus alimentaire, comme étant l'interprétation d'un refus d'accepter la dernière période de vie non conforme au désir que la personne s'était représentée de son existence.

Le refus alimentaire serait-il un refus d'un désir de non-vivre ?

On peut donc penser que si le sujet âgé garde un sentiment d’identité, le narcissisme représente une force vitale contre la mort.

Par contre, si le narcissisme ne peut protéger suffisamment le sujet, il se défendra par les moyens mis à sa portée comme la régression à des positions archaïques primaires et en se retirant de l’environnement. Nous aborderons ultérieurement ce retrait, provoqué par son placement en institution.

Pour J.Guillaumin la rupture se fait dès la perte des rôles sociaux. Il parle d’une rupture de l’alliance narcissique lorsque la personne est victime «d’un dessaisissement subjectif des rôles sociaux antérieurement tenus par le sujet, rôles validés et distribués par les usages... » (J.Guillaumin, 1985)

Il considère le vieillissement comme un  »traumatisme tardif» et insiste sur la période de «bilan de vie» et de la «recrudescence de l’angoisse de mort.»

Pour lui, les différentes pertes subies par l’âgé à partir de la retraite et celles qui en découlent (dessaisissement subjectif des rôles sociaux) provoquent une prise de conscience traumatique de l’échéance de sa propre finitude.

Pour C.Balier, le maintien d’identité est fonction d’un bon investissement narcissique marqué par l’estime de soi, mais à cela se rajoute un désinvestissement narcissique qui est souvent parallèle au désinvestissement de l’environnement (C. Balier, 1976.)

‘«Il est un domaine dans lequel les modifications de l’environnement ont toute chance d’exercer un rôle sur le fonctionnement de la personnalité, c’est bien le vieillissement»
(C.Balier, 1976)’

Il conforte notre point de vue qui est que l’environnement est important chez l’âgé et tout particulièrement dans son alimentation. En effet, un environnement convivial permet une meilleure prise alimentaire, alors qu’une personne isolée et seule montre souvent des troubles alimentaires. Et si un événement traumatique surgit les troubles alimentaires peuvent se transformer en refus alimentaire.

Pour H. Bianchi, la régression et le repli narcissique de l’âgé apparaissent lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité d’affronter la réalité et dans le refus d’un travail de deuil. L’individu doit constamment lutter contre tout ce qui est de «valeur négative» (C. Canguilhem, 1979)

‘«Cette activité (de l’appareil psychique) qui repose sur le maintien d’un investissement objectal (c’est-à-dire d’un intérêt pour le monde externe) repose aussi sur celui d’une identité constamment menacée, mais aussi constamment en train de se faire : le maintien de l’identité au travers des menaces réelles ou fantasmatiques, des traumatismes, des frustrations… » (H.Bianchi, 1987)’

Pour H. Bianchi, ce mouvement régressif et élaboratif n’est pas le seul. D’autres conduisent le sujet âgé vers une régression au stade œdipien accompagné d’une réactivation de l’angoisse de castration dans la destinée de la mort. (H. Bianchi, 1987)

Avec les changements, le narcissisme de l’âgé est ébranlé, ce qui lui demande un effort de réadaptation, ce qui rejoindrait la pensée de J. Bergeret  : «reconstruire une intégrité narcissique»

B. Grunberger va dans ce sens, en notant que le narcissisme de soi est indispensable à l’investissement des objets extérieurs. (B. Grunberger, 1993)

Pour J. Bergeret, la sénescence est une «deuxième crise d’adolescence».qui permettrait de reconstruire le narcissisme.

‘«Cette crise traduirait la capacité d’une remise en question identificatoire pour reconstruire une intégrité narcissique pour aboutir à une nouvelle distribution des énergies affectives : il y aurait réévaluation et réélaboration des principaux investissements narcissiques et objectaux pour intégrer des nouvelles données objectives de la réalité extérieure, de la réalité psychique et physique personnelle. La réussite des transformations économiques dans la crise de sénescence se traduirait par un sentiment de bien-être psychosocial»  (J. Bergeret, 1982)’

Cependant, il pense tout de même, qu'il ne faut pas comparer les deux crises qui restent différentes malgré certaines similitudes comme la déstabilisation du narcissisme.

La différence nous semble t-il, avec la crise d’adolescence est que le jeune en passant d’un stade à un autre perd une partie de lui, mais trouve des compensations suffisamment étayantes pour lui permettre le changement.

Il n'est pas de même au moment de l’entrée dans le stade de la vieillesse  car les pertes pèsent lourdement dans la balance et les gains deviennent pratiquement insignifiants. Ainsi, l'environnement s’amenuise, provoquant un appauvrissement externe et interne pour le sujet vieillissant.

Cependant, il semblerait qu'au moment du «stade de la vieillesse» (J.Gaucher, 1993) l'individu se constituerait un «moment de consolidation et de réaménagement du capital identitaire» pour pouvoir affronter la question de la mort de soi.

Pour cela, il doit pouvoir effectuer un lent « travail du vieillir » qui lui permettrait d'accepter, de faire le deuil des objets (J. Gaucher, 1993) et de se préparer à sa finitude.

Si le désinvestissement libidinal du monde extérieur, de son objet d'amour est trop important, il perd confiance en lui, il y a une rupture de l’alliance narcissique comme l’écrit P.Aulagnier (1984), c’est-à-dire une dévalorisation narcissique, qui peut amener la dépression.

La perte de l’objet libère une énergie pulsionnelle qui doit être réinvestie dans d’autres objets, réinvestissement possible selon la solidité des objets internes. Dans l’attente de ce réinvestissement la personne met en jeu des pare excitations, comme son corps ou des objets transitionnels comme son cadre de vie.

C’est souvent à ce moment que l’entourage de la personne qui est en crise, décide du changement, comme le placement par exemple, et c’est souvent aussi, sur ce terrain de crise que les troubles alimentaires apparaissent, car l'âgé n’a plus l’énergie pour réinvestir un objet après les pertes imposées par la réalité extérieure et par un mouvement régressif interne imposée par la réalité somatique d’un corps en changement. De plus, la présence de la mort accentue ce mal-être occasionné par les transformations physiques mais aussi par l'environnement qui inflige des blessures et qui sont vécues comme une atteinte du Moi.

‘«La limitation du temps, la présence de la mort fait que chaque transformation du corps, chaque déficit, chaque blessure imposée par l’environnement est vécue comme une atteinte de soi. Le sentiment d’irréparable est ressenti douloureusement et très profondément.» (C.Balier, 1976)’

Les troubles alimentaires peuvent être les premiers signes d'un dysfonctionnement, d'une difficulté à vivre dans un environnement dans lequel l'âgé n'a plus ses repères internes et externes.

L’âgé perd le sentiment de sa propre valeur, il ne croit plus en ses qualités, sa séduction, il ne peut plus s’investir soi-même et par conséquent les autres. Avec le vieillissement, les sources qui alimentent le narcissisme ont tendance à se réduire

C.Balier écrit à ce propos :

‘«Le narcissisme joue le gardien de la vie face aux difficultés de l’existence et aux traumatismes car il est amour de soi.» (C.Balier, 1979)’

Il faudra donc pour rester en vie que la personne âgée puisse réaménager son narcissisme. Il devra effectuer des renoncements nécessaires pour pouvoir trouver de nouveaux modes d’investissements. Pour cela, il devra accepter les nouveaux rapports avec son corps, cette enveloppe charnelle qui l'emmènera jusqu'à l'ultime perte : la mort.

La personne âgée confrontée à cette nouvelle perte qui est celle de sa vie se trouve dans l’obligation de trouver de nouveaux appuis qui lui permettront de faire un travail de deuil de sa propre mort. Elle doit tenter d'intégrer sa propre mort, ce qui n'est pas simple!

Pour J.Gaucher,  

‘«Le changement de statut de la mort constitue la clé de voûte de la crise de sénescence en ce sens qu’il bouleverse l’équilibre réalisé antérieurement.» (J.Gaucher, 1993)’

L'appareil psychique est soumis aux lois du vieillissement. La crise de sénescence oblige l'âgé à des réaménagements personnels étroitement en lien avec son environnement. C'est aussi à cette période que l'environnement s'amenuise. L'âgé voit disparaître peu à peu ses amis, ses parents, son conjoint.

‘«S'il est un domaine dans lequel les modifications de l'environnement ont toute chance d'exercer un rôle sur le fonctionnement de la personnalité, c'est bien le vieillissement.» (C.Balier, 1979) ’

La conséquence de ces successions de pertes objectales et narcissiques est l’isolement de l’âgé : isolement social du au rejet, à l’exclusion par les maladies, les handicaps et les représentations négatives de la vieillesse dans une société qui fait l’apanage de la jeunesse, de la beauté corporelle, qui rectifie la moindre partie disgracieuse jugée non conforme aux modèles de beauté.

Parfois, l'absence ne maintient plus le lien avec un ou les deux parents et l'enfant a du mal à intégrer cette nouvelle image du parent qui n'est plus celle de son enfance.

Le statut de grands-parents met aussi une distance entre l’âgé et ses enfants qui ont eux-mêmes leurs propres enfants.

‘«L’avancée sur l’échelle des générations familiales peut être teintée d’une certaine amertume liée à l’angoisse de sa propre mort et à celle toujours de l’abandon par ses propres enfants au bénéfice des leurs.» (M.Myslinski, 1994) ’

Il ne faut pas cependant nier le lien qui peut se tisser entre les grands-parents et leurs petits-enfants. L’âgé garde une tendresse particulière pour les enfants. Leur offrent-ils ce qu’ils ont à jamais perdu ?

Le rôle de grands-parents reste important car l'âgé voit dans cette nouvelle génération sa propre lignée. Quelle fierté lorsque grâce à elle, se perpétue le nom ! Il peut se projeter dans cette nouvelle génération qui est la sienne.

Ce statut reste bien précaire dans la réalité. A ce constat, nous pouvons émettre plusieurs raisons:

Les enfants ne reconnaissent plus le père ou la mère qu'ils ont connu jusqu'à ce jour. L'image du vieillard ne correspond plus à celle du parent de l'enfance.

La réalité devient insoutenable et source de souffrances. L'enfant préfère s'éloigner de cet être qui ne correspond plus à ses souvenirs et qui lui projette sa propre vieillesse. Les liens se distendent. L'identité est alors ébranlée Pourtant pour certains, la reviviscence de bonnes images parentales peut apporter un secours.

Ecoutons Colette qui utilise par l’écriture, ce moyen de défense en idéalisant son parent, contre les sentiments dépressifs qui l’envahissent à l’aube de la vieillesse.

‘«Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m’entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de découvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire, je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre, cette lettre et tant d’autres que j’ai gardées ... Puissè-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme... Maintenant que je me défais peu à peu et que dans le miroir peu à peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elle me reconnaisse pour sa fille malgré la ressemblance de nos traits... O ma chaste et sereine revenante... Ici bas, quand je ne croyais plus la suivre que de l’autre côté de la vie, ici bas existe donc une sente potagère où je pourrais remonter mes propres empreintes ? » (Colette, 1928)’

Colette, par le souvenir, la remémoration de sa mère reconstitue son identité, restaure son narcissisme. Elle restaure d'une certaine façon, la perte originaire qui est celle de la mère dans l'illusion primaire et qui permet l'élaboration de ses propres pertes.

L’image idéalisée de sa mère devient sa propre image, ses propres traits. Elle s'identifie en intériorisant l'image de sa mère âgée, vécue comme «bonne.» Elle a atteint l’âge de sa mère, mère et fille ne font plus qu’une.

La réanimation des bonnes images parentales semble pouvoir aider l’âgé face à une mort menaçante. L’image de sa mère idéalisée semble apaiser Colette, comme la nouvelle lignée constituée par les petits-enfants permet à l'âgé de se revaloriser narcissiquement.

Pour certains, l’âge de la mort du parent les hante. Ne vont-ils pas mourir au même âge que leur parent ? Et lorsqu’il dépasse celui-ci, ils restent étonnés, sans repères.

Pour A. Thome et M. Péruchon, il semble qu’au moment de la vieillesse, l’âgé aspire à se rapprocher de ses parents :  

‘«Il tente de retrouver les marques psychiques reçues des générations précédentes et aptes à être transmises aux générations suivantes pour assurer la continuité de sa lignée et sa propre survie» (A. Thome et M. Péruchon, 1992)’

C’est peut-être une des explications au lien étroit qui existe bien souvent entre l’âgé et ses petits-enfants. L’intérêt porté aux récits, la remémoration de moments de leur vie, comme les événements vécus de la dernière guerre, leur histoire de vie, redonnent de la valeur au savoir de la personne, savoir qui représente un lien transgénérationnel et permet à l'âgé de reconstituer son identité. (A.Thome, M.Péruchon, 1992)

C'est souvent le temps de relater ses souvenirs de jeunesse, de son vécu, d'essayer de laisser un témoignage de l'utilité de son existence. Nous verrons que ce retour au passé permet le lent travail du vieillir.

Enfin, la perte du conjoint avec qui on a partagé quarante à cinquante ans de vie commune est ressentie comme la perte d’une partie de son Moi dans l’autre, la perte d’une partie de son Moi qu’il a laissé dans son monde interne. Sa perte est une souffrance immense difficile à surmonter. Il n'est pas rare que celui qui reste, meurt quelques mois après le décès de l'autre aimé.

‘«Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant»
(J.Brel, 1982)’

Nous verrons ultérieurement la difficulté à faire le deuil de l'être aimé. Là aussi, le travail du vieillir peut se construire à partir de l'acceptation du deuil de l'autre.

En conclusion, les nombreuses pertes, qu’elles soient sociales, corporelles, affectives portent atteintes au narcissisme, à l’identité de la personne âgée et mettent en danger l'équilibre psychique devenu précaire. C'est aussi, la fragilisation de son monde interne qui lui demandera de mettre en œuvre toutes les ressources pour pouvoir l'étayer et accepter les remaniements de sa vie psychique.

Des épisodes de troubles du comportement alimentaire sont peut-être apparus mais ils sont minimisés, portant peu à conséquence car ils sont sans doute, un comportement récurrent chez la personne à chaque épisode quelque peu critique de son existence.

Pour se préparer à tous les changements qui sont nombreux, qui portent atteintes à l’identité, la personne âgée doit pouvoir effecteur un travail du vieillir va permettre de trouver de nouveaux investissements dans son monde interne et son environnement.

On ne peut s'empêcher de s'interroger sur l'éventuel échec du travail de vieillir dans le refus alimentaire.