III.1.2.1. La place prise par la famille

La perte du domicile est moins difficile lorsque la personne âgée sait qu'elle sera accueillie dans un environnement sécurisant et affectif que peuvent offrir les enfants. Elle pense souvent que les enfants seront là pour s’occuper d’eux, un parent proche lorsqu’il n’y a pas d’enfants.

C'est pourtant le désir de l'âgé, lorsqu'il se rend compte qu'il a de plus en plus de difficultés à vivre seul et que c'est sa seule alternative pour éviter l'institution. Il ne comprend pas pourquoi ses enfants ne le prennent pas chez eux, avec l'arrière-pensée qu’ils lui doivent bien cela.

A l'heure d'aujourd'hui, il est de plus en plus difficile pour les enfants, d'héberger son ou ses parents à leur domicile : éloignement, logement trop étroit, travail du couple, la maladie ou le handicap trop lourd du parent.

Les familles évoquent souvent le manque de temps à consacrer, la distance isole parfois le parent.

Et comme le note B.Cuisinier :

‘«Comble d’ironie, fréquemment, pour ne pas dire toujours, la personne se sent abandonnée dès son entrée en institution !». (B.Cuisinier, 2002)’

Malgré les difficultés, certains essayent de prendre leur parent avec eux et avec toute la bonne volonté de lui assurer le bien-être, des tensions, de vieux conflits plus ou moins refoulés apparaissent entre les membres de la famille et l'âgé.

La maltraitance peut alors s'exercer à l'encontre du parent. A l'inverse, certains vieillards peuvent tyranniser leur entourage qui supporte parfois des situations extrêmement difficiles. La solution de l’institution se manifeste à nouveau, avec un fort sentiment de culpabilité L'âgé se résigne en ayant le secret espoir que ce ne sera pas dans l'immédiat ou «qu'il partira de ce monde bien avant»

Dans un cas comme dans l’autre, la relation entre parent et enfant devient conflictuelle. Devant ce refus des principaux membres de la famille de s'occuper de lui, le vieillard se sent perdu. Ses repères l'abandonnent, il ne peut plus faire face à cette décision. Il se replie dans un état dépressif.

Les réactions alimentaires naissent à bas bruit. La personne refuse de s'alimenter car elle n'en a plus le désir : «à quoi bon!»

C’est en quelque sorte un moyen de se défendre contre la pression de l'entourage, en montrant son opposition par l'intermédiaire du refus de tout..

Ainsi, un chantage affectif s'insinue peu à peu entre parent et enfant et un sentiment de culpabilité se développe dans l'esprit de ces derniers. Des réactions de rejet, d’agressivité surviennent selon le mode de relations que les membres ont développées entre eux.

La personne âgée réagit sur un mode régressif anal, en marchandant sa présence et son besoin d'affection.

Elle devient excessive dans ses sentiments : possession, pouvoir excessif. Elle se manifeste aussi par un chantage corporel (plaintes somatiques)

«Je suis malade et personne ne s'occupe de moi…»

Cette attitude montre une inquiétude, une menace de se sentir en état d'infériorité, de faiblesse et d'être abandonné par tous.

Le placement devient une occasion de mettre à distance le parent âgé qui «pèse».

F. Meylan et coll. écrivent à ce propos :

‘«Les difficultés…commencent lorsque le parent âgé se dégrade, qu'il perd tout rôle à l'intérieur de la famille, qu'il nécessite une attention constante de la part des enfants.» (F.Meylan, P.Chapuy, 1980) ’

La décision du placement est souvent prise après un accompagnement difficile. La séparation déclenche des bouleversements au sein même de la famille. L'environnement proche du sujet est en détresse devant le comportement du parent qu'il n'arrive plus à comprendre et encore moins à assumer.

Cette détresse se manifeste par un appel ou une souffrance impliquant les deux générations : parent(s) et enfant(s)

Généralement, l'appel, révélant la crise, fait suite à un événement somatique, comme une chute, rendant le maintien à domicile difficile; un bouleversement psychologique dans l’existence de l'âgé ou dans son entourage : maladie ou perte du conjoint, décès d'un des enfants, mariage ou naissance dans la troisième génération, éloignant momentanément «l'enfant soignant», c'est-à-dire l'enfant désigné naturellement par les autres membres de la famille pour s’occuper du ou des parents. (F.Meylan et P.Chapuy, 1980)

Un comportement mettant en péril la vie du sujet âgé comme le refus de soins, de se nourrir, un état dépressif, un comportement agressif avec son environnement, un accès de confusion chez un parent dont les troubles intellectuels étaient acceptés et compensés par l'entourage.

La famille ne supporte plus la conduite devenue trop lourde à endurer et la demande de placement devient une réalité.

Cette demande est souvent formulée par «l'enfant soignant» dont la charge psychologique est double : il est désigné pour prendre la place du parent qui sont devenus dépendants de lui. Les rôles se sont inversés. Le vieillissement des parents facilite cette instauration d'une prise en charge par « l'enfant- soignant »

Pour P.Charazac, (1998) l'enfant adulte a rendez-vous avec les parents œdipiens et leur confrontation réactive l'angoisse de castration.

Fantasmatiquement, l'enfant devient le parent du père ou de la mère L'enfant prend le pouvoir du parent tellement convoité pendant ses jeunes années; ce qui dans le même temps fait naître un fort sentiment de culpabilité, car il prend conscience que le parent âgé ne peut plus se suffire à lui-même.

Selon P.Charazac,

‘«La conception commune selon laquelle les parents deviennent en vieillissant les enfants de leurs enfants, repose sur une dissymétrie comparable à celle de la relation parents-enfants, l'âge plaçant le parent en position de dépendance vis-à-vis de ses enfants vécus comme forts et puissants.» (P. Charazac, 1998)’

L'enfant revit ce qu'il a déjà connu dans son enfance au moment de la situation oedipienne. L'âgé du fait de sa dépendance au groupe familial, se retrouve dans la position oedipienne du petit enfant vis-à-vis de ses parents.

Les parents deviennent les enfants de leurs enfants et se retrouvent en position de dépendance «archaïque» face à des enfants vécus comme forts et tout-puissants. L'œdipe se réactive.

Ces relations conflictuelles sont bien souvent aggravées lors de la mise en institution qui se présente comme un moment de rupture culpabilisante supplémentaire affectant l'entourage et l'âgé lui-même.

De cette séparation, naît une opposition entre le désir de retenir le parent de son enfance et de se détacher de celui-ci très âgé, dégradé, porteur de mort.

La famille se trouve dans un conflit d'ambivalence qui se révèle d'autant difficile que la décision de placement devra être prise.

Pour l'enfant, l'angoisse de la séparation réactive l'angoisse de perte de l'objet aimé. Le père, la mère sont les derniers remparts contre la fin de la vie, dans le cycle normal. Ils sont la preuve vivante que rien ne peut arriver aux enfants.

Les parents sont tout-puissants et protecteurs et lorsqu'ils disparaissent, l'enfant qui vieillit, se trouve confronté avec sa propre mort. Le placement du parent, réactive le sentiment de culpabilité des enfants qui à la fois, ont le sentiment de le pousser vers la mort et en même temps de se rapprocher de la leur.

L'identification à ce parent devient alors difficile, parfois insoutenable, ce qui fait écrire à J.Maisondieu :

‘« L'identification rappellerait trop cette vérité désagréable que, jeunes ou vieux, tous nous sommes engagés dans le couloir de la mort dès notre premier souffle.» (J.Maisondieu, 1992) ’

Chez le fils, comme chez la fille, la confrontation avec le vieillissement du père et de la mère devient réelle et non plus fantasmatique, ce qui relance l'angoisse de castration et sa nécessaire élaboration.

Ainsi, comme F.Meylan et P.Chapuy l'écrivent,

‘«Lorsqu'il (l'enfant) décide le placement, c'est pour éloigner la mort, la mettre à distance. Et dans ce placement il réalise une petite mort à l'égard de son parent, il le fait un petit peu mourir et il accomplit ce désir de mort en même temps qu'il le camoufle car il est très coupable.» (F.Meylan et P.Chapuy, 1980) ’

Le vieillard est porteur de mort. Le placement peut être une façon de réaliser la mort fantasmatique de son parent, il le fait un peu mourir. Il accomplit ce désir de mort en même temps qu'il le cache car il se sent coupable.

Il répète ce désir d'enfant qu'il a en lui, ce désir de mort qu'il a eu vis-à-vis de son parent lors de la situation oedipienne.

Ainsi, le père vieilli, se trouve dans la position de l'enfant de son fils et son placement peut être compris comme une revanche du fils sur le père.

Pour M.Grotjahn, qui est le premier à avoir employé l'expression «d'Oedipe inversé»

‘«Le vieillissement répète la menace de castration et offre au parent âgé la possibilité d'une élaboration terminale de cette angoisse spécifique»’ ‘«Le père ne doit pas se soumettre à son fils, ni le tuer comme le père d'Oedipe tenta de le faire. Il doit comprendre que sa vie peut se continuer en son fils et par celui-ci» ( M.Grotjahn, 1955)’

P.Charazac reprend cette idée d'œdipe inversé en argumentant sur les rapports de force entre le père et le fils. Il reprend cette nécessité pour le père d'accepter son fils comme étant celui qui lui succède.

L'œdipe du troisième âge réactive aussi les positions affectives de l'enfant et pas seulement la menace de castration. Il a une valeur narcissique positive.

‘«Lorsque nous voyons nos enfants grandir, nous traversons une phase de sentiment œdipien «inversé» au cours de laquelle ce n'est plus le fils qui craint le père mais le père vieillissant qui doit élaborer son sentiment envers son fils plus jeune» (P.Charazac, 1998)’

Pour le parent de l'autre sexe, l'enfant reste très ambivalent, cherche des appuis pour cautionner sa décision de placement et se sent coupable de l'abandonner. Cet abandon que certaines personnes âgées savent maîtriser pour culpabiliser leur(s) enfant(s) lorsqu'il ne vient pas assez souvent lui rendre visite ou qu'il ne s'occupe pas suffisamment de lui.

En résumé, on peut dire que l'âgé doit maîtriser à la fois une crise de sénescence plus ou moins difficile selon la propre résolution des crises antérieures; une jeunesse qui le fuit et qui l’entraîne vers la dépendance; des enfants qui se posent la question de sa possibilité à vivre seul ou non à son domicile.

L'angoisse est de plus en plus sa compagne quotidienne et peut l'amener à perdre l'appétit, à se négliger sur le plan nutritionnel, ses pensées étant toujours tournées vers un avenir angoissant. Le résultat est qu'il précipite son hospitalisation et son institutionnalisation.

Pour l'entourage, il ne peut plus se nourrir correctement et pour y remédier, la seule solution est le placement, lieu le plus adapté pour lui où l'on subviendra à ses besoins.

Pour certains, le placement ne sera que «le plus” qui les précipitera dans le refus alimentaire et le refus de vivre cette existence non choisie.

‘«Condamné à la mort sociale parce qu'il vieillit et que la mort (la vraie) le guette, quand vient l'âge…Sa lutte est difficile mais l'enjeu peut le galvaniser, il sait que si sa vieillesse le trahit c'est la valise pour la maison de retraite ou le cercueil d'une mort volontaire.» (J.Maisondieu, 1992) ’