Observation 17 : Emile. 88 ans.

Emile est un monsieur de 88 ans, marié. Il a une fille, mariée qui n'a pas d'enfant. Emile accepte les entretiens sans trop oser ou trop fatiguer pour s’y opposer. Nous aurons six entrevues à raison d’une fois par semaine, parfois plus selon l’état d’Emile. Leurs durées seront aussi en fonction de sa santé.

Il est dans le service après une hospitalisation en cardiologie où il a subi plusieurs examens qui n'ont révélé rien d'anormal. Il est arrivé dans le service dans un état de fatigue extrême. Il refuse de s’alimenter.

Emile était infirmier. Il aime parler de son métier. Lorsqu’il se remémore son passé, une nouvelle énergie l’habite. Il se redresse dans son fauteuil, ses yeux brillent et un sourire se dessine sur ses lèvres. La retraite lui a été très difficile à supporter, car elle a marqué l’abandon d’un métier qu’il a énormément investi.

Il raconte ses nombreux postes dans différents hôpitaux. Depuis sa retraite,

-"Je ne fais rien et je n'ai rien envie de faire"

Ce terme "rien" est prononcé avec une colère contenue qui surprend. Il laisse plutôt apparaître d'ordinaire de la lassitude. Cependant, il raconte qu'il y a encore deux ans, il allait à la campagne, il faisait son jardin tout doucement. Cela l'occupait. Il jouait aux cartes avec des amis. Peu à peu, il a perdu ses forces, ce qui le met en colère. Il n'accepte pas de se sentir diminuer, lui qui a été si actif. Son épouse confirme ses propos en rajoutant que c'est à partir de ce moment qu'il a commencé à décliner.

Jeanne, sa femme vient tous les jours, à l'hôpital pour l'obliger à manger un peu

- "en le cajolant ou le secouant un peu lorsqu’il refuse."

Elle prend le rôle de mère avec Emile, si bien que l’on est à peine étonné lorsqu’il appelle sa femme, maman pour qu’elle le mette au lit.

Elle a 86 ans. Ils sont mariés depuis 60ans. Elle dit découvrir un autre homme:

- "Il n'était pas ainsi, c'était un battant. Vous savez, il a perdu son père à l'âge de 3 ans, puis sa mère quand il en avait 13. Il a grandi chez sa sœur, puis un peu de droite et de gauche. Il a eu une jeunesse difficile."

Elle a elle-même été hospitalisée pour un infarctus, il y a cinq ans. Avant d'être hospitalisé, Emile vomissait la nourriture que Jeanne lui mettait de force dans la bouche:

-"c'était très pénible. Maintenant, ça va mieux, il ne vomit plus, mais il ne mange presque rien. A ce propos, il a perdu son dentier."

D'après l'infirmière, Emile mange plus ou moins bien selon les jours. C'est très variable d'une fois sur l'autre. Il est très angoissé et très énervée la nuit.

La semaine suivante, il est couché, trop faible pour être assis. Cependant, il semble plus apte à converser. Il dit ne pas avoir faim mais il essaye de manger tout ce qu'on lui donne, malgré la prise de nombreux médicaments qui lui coupent l'appétit.

Il parle de sa jeunesse. Il a commencé à travailler à l'âge de 13 ans dans une ferme, chez une famille d'accueil. Il en garde un souvenir douloureux car c'était un métier dur pour un enfant.

Il pense que c'est difficile actuellement pour sa femme de venir ainsi tous les jours et d'être obligé de s'occuper de tout:

-"elle n'a pas l'habitude.".

A la demande d'Emile, une permission pour le jour de Noël lui est donnée A ce propos, je rencontre Jeanne et sa fille.

Jeanne apparaît comme une petite dame craintive et timide. Elle exprime pourtant avec force, qu'elle ne veut pas que son mari rentre à la maison, même un seul jour. Elle ne veut pas rester seule avec lui. Elle a peur. Sa peur vient du fait qu'Emile est devenu violent verbalement et parfois physiquement:

-"il voulait même, que j'appelle les pompiers pour qu'ils l'attachent."

Elle est très angoissée, terrorisée à l’idée que son mari pourrait rentrer chez eux :

-"Je n’y arriverai pas, il est trop difficile."

Elle pense aussi que la sortie d'Emile sera une épreuve, surtout lorsqu'il devra revenir à l'hôpital. Sa fille est restée silencieuse face à la colère de sa mère. Elle la comprend mais se sent très coupable de ne pas exaucer le vœu de son père le jour de Noël. Il pourra tout de même rentré chez lui, pour passer les fêtes en famille.

Après sa permission de Noël, Emile refuse l'entretien. Il est très fatigué. Il ne veut pas parler de sa journée chez lui. Il fait un signe de la main signifiant que la journée se serait plus ou moins bien passée. Emile aura eu tout de même la joie de connaître son dernier Noël avec sa famille puisqu’il est mort quelques jours après. Après ce Noël tant attendu, il a lâcher prise.