Observation 26: Marthe. 92 ans.

Marthe a 92 ans. Elle est admise dans le service pour une décompensation cardiaque et une embolie pulmonaire. Elle a perdu un œil mais elle ne donnera aucune explication à ce sujet.

Pour elle, elle est hospitalisée à cause de la goutte qui ne veut pas disparaître.

Marthe aime parler de sa vie. Nous aurons trois entretiens ensemble.

Elle a cinq enfants et des larmes montent en pensant à son fils qui est mort, il y a quatre ans d’une maladie.

- "J’ai enterré mon gone."

Elle en a beaucoup souffert et elle en souffre encore. Elle a eu quatre filles et une belle-fille qu’elle a gâtée comme les autres. Elle pense qu'elle a bien rempli son rôle.

Elle raconte la période de la guerre, des deux guerres, mais finalement elle parle surtout de la dernière. Les longs chemins à parcourir pour trouver de la nourriture. Ses enfants ont toujours eu à manger. Elle a élevé ses gones et d’autres enfants comme Annie qu'elle a recueilli.

- "Annie s’est suicidée avec des médicaments et c’est mon fils qui l'a trouvée."

De nouveau des larmes remplissent ses yeux.

Elle a passé son enfance en Italie. Elle est née dans le sud de l’Italie, à San Severo en 1908, puis elle est partie à l’âge de 14 ans pour fuir Mussolini. Son frère qui était "rouge" est parti le premier, puis a fait venir à Lyon, ses deux frères, sa sœur et elle.

- "Vous savez, Mussolini, il a quand même permis que les cabinets soient dans les maisons et qu’il y ait le tout à l’égout. Et puis, il permis d’amener l’eau dans les maisons, avant on allait le chercher dans la montagne."

Ces montagnes où elle allait se promener. Son visage s’éclaire, elle les nomme toutes et semble revivre les beaux moments de sa jeunesse:

-"J’ai eu une belle jeunesse."

Pour elle, ces moments lui font oublier toutes les difficultés qu’elle a eues pendant cette jeunesse. Au moins, elle vivait, alors que maintenant… "je ne sers plus à rien!"

Les parents sont restés en Italie car le père avait une maladie de la vessie et ne pouvait pas faire le voyage.

Elle est partie en train et lorsqu’elle est arrivée à Lyon, elle a logé

"dans un appartement qui était petit et sale. Il y avait trois autres familles italiennes. J’ai trouvé du travail chez Carnot. Ce n’était pas comme maintenant on trouvait du travail."

Elle travaillait dans la fonderie.

-"Un métier d’homme! Mais il le fallait!"

Elle est retournée deux fois en Italie. La deuxième fois, c’est après la mort de sa mère, car le jour même il n’y avait pas de train.

Depuis qu’elle est ici, elle a perdu l'appétit, son estomac se serre. Elle ne comprend pas. Sa fille vient la faire manger mais

- "elle me force et ça m’énerve! D’ailleurs avec ma fille on s’engueule souvent à cause de ça."

Elle semble triste Elle est cafardeuse mais elle ne sait pas pourquoi. Elle parle de son fils, de ses trois filles, de ses quatorze petits-enfants et de ses arrière-petits-enfants.

-"L’appétit va mieux, mais aujourd’hui rien ne passe, maman" dit-elle. "J'ai hâte de rentrer chez moi ou du moins chez ma fille qui habite un rez-de-chaussée, je pourrais vivre au-dessus, maman. Depuis que je suis ici mes jambes ne me portent plus et je n’ai plus faim"

Toutes ses phrases finissent par "maman" Une infirmière lui aurait dit qu’elle n’était pas sa mère. Elle ne comprend pas cette réponse. Cela la chagrine autant que cela l’énerve. Ce sont tous mes gones, (en parlant des soignants)

- "Pourquoi elle me dit cela?"

Elle évoque la mort de son fils avec des larmes. Elle n’arrive pas à oublier et elle raconte comment le jour de sa mort s’est passé:

-"Ma fille est venue, elle m’a dit, viens, il faut que l’on rentre. (Elles étaient à la campagne) Je me suis dit qu’il y a quelque chose qui cloche. Arrivée, il y avait le médecin, mes filles, mon neveu. J’ai demandé au médecin ce qu’il faisait là, il m’a répondu qu’il voulait me connaître. J’ai regardé tout le monde et j’ai compris, j’ai demandé à le voir mais c’était trop tard."

"Je suis très triste quand je pense à tout cela et je n'ai pas faim et puis vous savez ce n’est pas bon, ils mélangent tout. Ils me disent de trier mais je ne vois pas.

Je mâche à droite, puis à gauche puis à droite et je n’arrive pas à avaler. Enfin, bientôt je pars chez ma fille, celle qui habite à Châtillon, mais je suis inquiète car je ne suis pas quelqu’un qui ne fait rien et qu’est-ce que je peux faire maintenant que je n’y vois rien! Je ne peux plus tricoter, ni coudre, ni faire la cuisine!"

Marthe n’a pas fait le deuil de son fils. Elle est très angoissée le soir, se met à crier, réclame pour un rien.

Elle pleure, dit qu’elle n’est bonne à rien. Elle souffre de se sentir dépendante, elle qui a toujours été habituée à prendre les autres en charge.

Marthe était en long séjour dans le service. Elle pourra obtenir d'aller vivre chez sa fille.