Observation 32: Solange 82 ans

Solange est une femme de 82 ans, admise en court séjour dans un premier temps, puis en moyen séjour à l’hôpital suite à un ulcère variqueux important à la jambe droite.

Des chutes fréquentes, à son domicile, dues à une mauvaise alimentation, (elle perd huit kilos en un mois) et à un état de somnolence provoqué par la prise de médicaments, amènent les enfants, principalement, à la prise de décision de l’hospitalisation de la patiente.

Solange est une personne toute menue, les cheveux teints, le regard droit. Elle est assise dans son fauteuil dans une position très digne, presque rigide. Elle a une très mauvaise audition et articule les mots avec beaucoup de difficultés, selon les moments. Cette déficience auditive sera très gênante dans la communication dans la mesure où je ne saurai jamais si elle feint de ne pas entendre ce qui la dérange ou si réellement elle n’a pas entendu. Ces problèmes auditifs et phonétiques se manifesteront surtout pendant une période de confusion et de très grande agitation.

Elle est veuve depuis huit ans. Elle a quatre enfants: une fille et trois garçons. Sa fille et le dernier des garçons l’entourent beaucoup par leur présence et par leur prise en charge des problèmes courants. Les autres sont plus distants, l’un parce qu’il habite à cent kilomètres et qu’il a un métier avec des horaires difficiles à concilier avec les visites (il est pâtissier) et l’autre semble peu enclin à investir la relation avec sa mère (d’après les paroles de son frère et du beau-frère)

Je saurai plus tard, par le gendre de Solange, que ce fils aîné n’était pas d’accord avec les prises de décision de son frère, de sa sœur et du beau-frère. Ce dernier semble tenir une place importante dans les prises de décision familiale.

En ce qui concerne l'histoire de vie de Solange, je n’ai pu découvrir que très peu d’éléments, si ce n’est son origine espagnole, langue qu’elle emploiera pendant sa période de confusion. Elle parle peu de son mari, celui-ci était cheminot. Les rares fois où elle essaye d’exprimer ce qu’elle ressent depuis sa mort, des larmes apparaissent, annulant toutes paroles.

Je n’ai pas pu connaître la fratrie de Solange, ni son histoire étant enfant. A t-elle vécu en Espagne? Est-elle venue en France étant enfant ou est-elle née en France? Les questions restent sans réponses.

Les entretiens se déroulent dans la chambre de la patiente. En effet, celle-ci du fait de sa plaie à la jambe a des difficultés à se mouvoir.

Solange se tient sur un fauteuil, face à face avec moi, dans sa chambre d’hôpital. La distance entre nous est réduite afin qu’elle puisse m’entendre. Nous déterminons d'un commun accord, d’une séance par semaine.

L’observation de cette patiente a eu lieu en cinq séances car elle est décédée dans la semaine qui a suivi le cinquième entretien. J'ai pu contrairement à d'autres entretiens, prendre des notes pendant ceux-ci, après son accord.

Elle exprime très vite ses anxiétés, ses peurs, sa tristesse en pleurant beaucoup.

En rentrant dans la chambre, je me présente comme psychologue chercheur et lui demande si nous pouvons avoir un entretien. Son fils est présent.

Solange: "Non, je suis trop fatiguée!"

Fils: "Je crois que c’est en effet important que vous passiez un moment avec elle. Il faut se mettre très près d’elle car elle est sourde d’une oreille et elle entend très mal de l’autre. Maman, je vais te laisser avec cette dame qui est psychologue."

Solange: "Où vas - tu?"

Fils: "Je reviens, je vais me promener."

Tout en approchant une chaise, je m’enquiers de sa jambe malade.

Psy: "Comment allez-vous aujourd’hui? Votre jambe, vous fait-elle beaucoup souffrir?"

Solange: "Cela va mieux, sauf la nuit où je souffre beaucoup. Mais vous savez, tout le monde est gentil ici et je ne veux pas déranger! Vous savez les gens qui me parlent, comme vous, je ne répète à personne ce qu’elles me disent, ça ne regarde personne. Vous savez même à mes enfants, je ne dis pas ce qu'on me dit. "

Psy: "Qu’est-ce qu’ils vous demandent, vos enfants?"

Solange: "Ils disent que je pleure tout le temps et que je suis connue comme celle qui pleure tout le temps! C’est vrai que je pleure beaucoup. C’est ma jambe, j’ai eu d’autres examens ce matin, c’est pourquoi je suis fatiguée. Le docteur dit que je n’ai rien, mais je suis sûre qu’il me dit pas la vérité pour ne pas m’inquiéter. Vous savez ce que j’ai, vous?"

Psy: "Non, il m’a simplement dit que votre appétit n’était pas très bon."

Solange: "Ah, oui! Je n’ai pas faim! Même mes enfants me disent qu’il faut que je mange, mais cela ne passe pas."

Psy: "Avez- vous perdu l’appétit lorsque vous avez été hospitalisée, du fait de votre maladie?"

Solange: "Oh, non! L’hôpital n’a rien à voir la dedans! Ils sont tous tellement gentils et puis la cuisinière elle me donne ce que je veux, elle cuisine vraiment très bien! Non, non l’hôpital n’a rien à voir, vous comprenez ? "

Psy: "Oui, oui je comprends. Mais, à votre avis, depuis quand n’avez-vous plus eu faim?"

Solange: "Mais je vous l’ai dit, depuis que ma jambe me fait mal. De la voir ainsi, m’a beaucoup inquiétée, je n’avais plus envie de manger. Mais depuis quelque temps, je mange mieux. A midi, j’ai tout mangé les haricots verts que je n’aime pas."

Psy: "Mangez-vous dans la salle à manger avec les autres personnes?"

Solange: "Oh! Non! Je mange dans ma chambre, je ne veux pas déranger car on doit m’aider avec ma jambe pour descendre et remonter. C’est embêtant! Une fois, je suis allée écouter les vieux chanter, c’était bien mais je préfère rester dans ma chambre pour ne pas déranger!"

Psy: "Que pensez-vous faire une fois que votre jambe sera guérie?"

Solange: "Je pense aller dans une maison, pas de retraite mais une maison, vous savez?"

Psy: "Une maison de repos."

Solange: "Oui, une maison de repos, si Dieu le veut! Vous savez, je suis très croyante. Plus je lui parle, plus il m’obéit. Je sais qu’il m’attend."

Psy: "Nous allons arrêter pour aujourd’hui, je reviendrai vous voir dans huit jours, si vous êtes toujours d’accord. "

Solange: "Oui, venez quand vous voulez."

La semaine suivante, quand je rentre dans la chambre de Solange, son fils et sa fille s’y trouvent déjà. Solange semble assez perturbée mais paraît contente de me voir, après une légère hésitation. Les enfants sortent de la chambre.

Elle pleure beaucoup, manifeste à la fois de la colère et de la tristesse. Elle finit par m’expliquer que ses enfants viennent de lui apprendre qu’ils ont trouvé une maison de retraite et qu’elle va bientôt quitter l’hôpital.

Solange: "Je pleure car mon fils veut que je parte d’ici. Ils veulent que je parte, mais je ne veux pas car ma jambe n’est pas guérie. Je suis bien ici, mais la patronne (le médecin) veut que je parte. Elle ne sait pas que je souffre, que je ne peux pas partir, ma jambe n’est pas guérie."

Solange parle de sa souffrance physique mais aussi morale. Elle ne comprend pas ce changement. Pourquoi doit-elle tout abandonner: sa maison, son chien, pour aller vivre dans un endroit inconnu où ils ne sauront pas la soigner ?

Pour la première fois elle exprime sa souffrance depuis le décès de son mari mort depuis huit ans.

Solange: "C’était le pilier. Et vous, êtes-vous mariée?"

Psy: "Oui."

Solange: "Alors vous me comprenez. Vous savez, là-bas, il y a un médecin mais il ne pourra pas me guérir, soigner ma jambe. Je ne peux pas marcher, j’ai peur de tomber."

Elle pleure.

L’entrée des enfants arrête l’entretien. Le fils semble très en colère contre sa mère qui ne fait aucun effort pour marcher, pour manger.

La fille de Solange paraît plus distante. Elle parle de sujets anodins tel que le temps, les nombreuses grippes... Elle évite tout ce qui se rapporte à sa mère. L’angoisse générée par la vieillesse et la dépendance de sa mère lui semble difficilement soutenable.

Dans les entrevues suivantes, Solange après une visite dans la future maison de retraite, a beaucoup changé.

Elle est devenue agitée, agressive, elle refuse tous les soins, la nourriture (elle la jetterait dans les WC), angoissée, confuse, avec des hallucinations.

Les soignants m’ont rapporté que la patiente voyait des insectes dans sa chambre. Je n’ai pour ma part, jamais entendu Solange parler de ceux-ci.

Elle est assise dans son lit, avec les barrières du lit qui sont relevées. Son autre fils est présent (le pâtissier) Il ne comprend pas pourquoi sa mère est couchée, "enfermée dans les barrières".

Je demande au fils s’ils sont allés voir la maison de retraite la semaine dernière. Il me répond que non. Je suis étonnée mais voyant Solange couchée, je me demande si son état physique ne s’est pas aggravé.

Le changement est brutal et j’ai beaucoup de peine à comprendre la patiente qui a beaucoup de difficultés à s’exprimer et à supporter un fils qui ne semble pas du tout d’accord que je reste seule avec sa mère.

2 ème Fils : "Il ne faut pas l’écouter, il ne faut pas tenir compte de ce qu’elle dit, elle ne se rend pas compte de ses paroles."

Elle est très agitée. Elle entend très mal et par moments je me demande si elle n’entend pas ce qu’elle veut. Elle finit par exprimer ses peurs.

Solange : "Il ne faut rien dire, ne rien demander, je dois partir, ils m’en veulent."

Lorsque je lui demande qui sont les personnes qui lui en veulent, après beaucoup d’efforts de ma part pour qu’elle comprenne ma question, elle me répond que c’est la patronne. Un délire de persécution s’est développé.

Elle parle beaucoup, sans prononcer ou à voix basse, en jetant des regards vers la porte de sa chambre. Elle n’écoute pas, un véritable flot de paroles se déverse, entrecoupées de rires nerveux.

Elle me dira que contrairement à l’autre fois où elle pleurait, cette fois-ci elle rit.

Ce rire est porteur d'une profonde angoisse, elle est perdue dans sa peur. Est-ce due aux médicaments donnés contre les hallucinations qui provoquent ce rire peu naturel?

J’apprendrai par le médecin, qu'elle est alitée pour un risque de phlébite. Et, lorsque je m’enquiers de la visite prévue dans la maison de retraite, on me dit qu’elle a bien eu lieu et que depuis son retour elle est très agitée, têtue, et qu’elle refuse tous les soins.

Que s’est-il passé en elle, depuis cette sortie?

A t-elle eu l’impression que l’on ne voulait plus d’elle dans le service?

Veut-elle nous montrer son désaccord face à la prise de décision de la mettre dans une maison de retraite?

Solange est de plus en plus angoissée et se sent persécutée par le personnel. La « patronne » lui en veut; elle est au courant de tout, elle veut la tuer, l’empoisonner par les médicaments, la nourriture, la boisson. Elle tremble de peur..

Solange: "que vais-je devenir? Mon Dieu, protégez-moi."

Elle ne mange plus, ne boit plus, se débat à chaque soin, devient très agressive avec l’équipe. Les infirmières, les aides-soignantes sont de plus en plus mal à l’aise. Elles attendent le médecin pour les soins. En effet, Solange ne se laisse soigner que par le médecin dont elle a très peur. Je suis la deuxième personne de l’équipe qu’elle ne refuse pas, mais aussi la seule à ne pas porter de blouse blanche.

Pendant cet entretien, Solange n'est pas agressive. Au contraire, elle se confie, se plaint, exprime son angoisse de mourir, mort projetée sur le personnel.

Solange: "Regardez ma bouche, ils ont mis de la colle. Je ne parle plus comme avant."

Effectivement, elle a beaucoup de mal à prononcer les mots et semble déshydratée. Lorsque je lui propose un peu d’eau, elle refuse. Elle a peur. Pendant cet entretien 'elle mélangera des mots de français et d’espagnol.

Après l’entretien, je verrai le fils et le gendre. Ce dernier parle beaucoup de sa belle-mère. Il m’explique qu’avec sa femme, ils s’occupaient de faire ses courses et ses repas et qu'elle n’a jamais été facile à vivre. Ainsi, elle a toujours refusé des aides à domicile.

Le fils est vraiment très inquiet pour sa mère et exprime son angoisse de la voir ainsi. Il pensait avoir trouvé la meilleure solution avec cette maison de retraite située près de son domicile, mais maintenant, il ne sait plus.

Lorsque j’arrive dans sa chambre, elle est assise dans son fauteuil, elle semble moins agitée. Elle me fait signe de m’asseoir.

Elle est en train d’enfiler un pantalon. Je lui propose de l’aider. En s’appuyant sur moi, elle arrive à se mettre debout et à le remonter. Puis, elle se rassoit, recroquevillée sur elle-même, fatiguée, avec des yeux implorants. Elle continue de parler, sa diction est de plus en plus mauvaise et j’essaye de comprendre, en me rapprochant le plus possible.

Elle se met à parler avec beaucoup de difficulté, en s’excusant de parler aussi mal. Elle fait des gestes pour compenser le manque de mots, son regard essaye d’expliquer lui aussi. J’ai vraiment du mal à percevoir ce qu’elle veut me faire comprendre, et je me sens impuissante face à un tel désarroi.

Puis elle me montre la salle de bain, elle essaye de se lever. Je l’aide. Elle se coiffe devant le miroir. En sortant de celle-ci, je la soutiens, elle s’arrête, me regarde et me dit distinctement:

Solange : "Vous savez, je vais mourir."

En se rasseyant, elle essaye de parler, mais le son ne sort plus de sa bouche. Il n’y a que les lèvres qui prononcent les mots. Elle me tient les mains, en les trouvant chaudes, me caresse la joue avec des yeux expressifs. Puis, elle fait le signe de croix et met ses mains sur son cœur.

Elle semble plus calme, presque résignée, moins persécutée mais plus mutique..

L'entretien suivant n'aura pas lieu car Solange a été hospitalisée en géronto-psychiatrie pour cause d’extrême agitation. L’équipe ne savait plus comment la soigner car elle était extrêmement agressive.

J’apprendrai aussi que son transfert s’est mal passé, car personne n’a pu lui expliquer ce qui se passait et où elle allait. Elle est arrivée très agitée, a été mise sous contention et calmants. Le lendemain, elle a été retrouvée morte, dans son fauteuil, en milieu de matinée. Le médecin du service a appris le décès de celle-ci par téléphone