Observation 40. Alexandra. 83 ans .

Alexandra est âgée de 83 ans lorsqu’elle est admise dans le service, à cause d'une chute. Auparavant, elle se trouvait dans une résidence temporaire, car elle ne supportait plus la solitude. Elle avait peur chez elle et se perdait de plus en plus souvent dans les rues de son quartier. Elle a donc fait la demande de vivre dans une maison de retraite. Dans cette résidence, elle a connu quelques problèmes d’adaptation : séparation de son domicile, vie en groupe mais aussi solitude dans un milieu inconnu.. Elle s’est sentie rejetée par les autres résidents, n’ayant peut-être pas les mêmes centres d’intérêts ou n’ayant plus l’habitude de vivre en communauté c’est-à-dire avec ses règles propres. Les difficultés s’accentuèrent et sa fille dut se résoudre à lui trouver une maison de retraite médicalisée, plus adaptée à sa situation.

Alexandra est une femme aux cheveux épais et blanc. Elle a une assez forte corpulence et ne cache pas son goût pour les sucreries et les gâteaux Elle a toujours un grand sourire bien que son regard soit parfois absent, comme si tout se déroulait sans elle. Elle semble contente de me voir. Est-elle contente ou bien est-elle passive à tout ce qui se passe autour d’elle ?

Elle est veuve depuis une vingtaine d’années. Elle a perdu son mari à la suite d’une longue maladie.

Elle a trois filles nées en Algérie, et a adopté une nièce. Elle a deux sœurs (une est décédée) Ses trois filles vivent à proximité. Deux sont mariées et la troisième est divorcée. Alexandra a neuf petits-enfants et cinq arrière-petits-enfants.

Elle a vécu en Algérie. Elle exerçait le métier de couturière à son domicile. Elle aimait ce métier où elle pouvait montrer sa compétence. Il lui apportait la convivialité, l’estime et une certaine notoriété. Lors de la guerre d’Algérie, elle a été rapatriée en France avec sa famille, au moment de l’indépendance..

La famille se retrouve du jour au lendemain sans repère, sans maison.. Le père qui travaillait à la SNCF a retrouvé un poste un an après. Des problèmes financiers se sont rajoutés à ce traumatisme de l’exil.

Ensuite, Alexandra a retrouvé, dans un atelier de confection un poste de couturière, qu’elle a exercé jusqu’à sa retraite.

La troisième fille est très proche d'Alexandra. Je la reçois dans le bureau de la surveillante. Elle se trouve en grande souffrance. Elle parle assez spontanément de sa mère.

Elle se culpabilise du placement en maison médicalisée car elle se rend compte que sa mère ne s’intègre pas aux autres résidents et semble vivre seul surtout après le décès de la seule résidente avec laquelle elle avait pu lier quelques liens. Elle participe très peu aux activités, et semble de plus en plus rejetée par le groupe. Madame A pense que sa mère s’enfonce peu à peu dans l’isolement. Heureusement, c’est la période où Alexandra se promenait beaucoup dans le parc et avait plaisir à voir les enfants passés et s'amuser dans le square. Cette chute a interrompu ce début d'adaptation.

Madame A me décrit Alexandra qui voulait, lors de son admission dans cette résidence, que tout le monde voit ses travaux. Elle n'a plus été aux activités quand elle s'est rendu compte que les autres faisaient au moins aussi bien qu’elle.

Madame A me livre sa difficulté à vivre la vieillesse de sa mère, surtout que ses sœurs ont pris de la distance avec leur mère et avec elle, ne pouvant assumer ce placement et l’image que leur renvoie Alexandra. Cette décision lui fut très difficile à prendre et elle en garde un fort sentiment de culpabilité même si elle sait qu’elle n’avait pas d’autres choix.

Elle pense l’avoir toujours épaulée, protégée. Pour elle, sa mère était une femme curieuse, qui s’étonnait, s’amusait de tout. Pourtant, elle dit l’avoir toujours connue comme une mère distante, montrant peu son affection, et pensait que son père en souffrait beaucoup. Après la mort de son mari, Alexandra s’est mise à voyager et à voir des amis. La nouvelle image que lui renvoie sa mère, diminution de son activité, ses absences, sa difficulté à être de moins en moins autonome, lui sont de plus en plus difficile à supporter.

Il me sera difficile de retranscrire les paroles d’Alexandra, car il n’y aura pas vraiment de dialogue. Le verbal et le non-verbal auront autant d’importance pour la compréhension et la connaissance d’Alexandra. Nous aurons quatre entretiens à raison d'une fois par semaine.

Dès le premier entretien Alexandra parle, bouge, veut marcher malgré sa difficulté. Elle est vraiment très élégante, bien habillée, bien coiffée. Détails importants qui permettront de voir comment peu à peu Alexandra est en proie à l’angoisse et la souffrance lorsque ces détails n’auront plus aucune importance pour elle.

Je me rends compte qu’Alexandra a beaucoup de mal à s’exprimer sur elle-même, sur son environnement. Elle me dit peu parler aux autres résidents et elle partage de moins en moins les activités organisées. Elle n’aime pas. Elle n’en dit pas plus sur ce sujet. Par contre, les sorties dans le parc de sa maison de retraite, surtout lorsque les enfants jouent dans le square, lui manquent.

Le deuxième rendez-vous avec Alexandra est peu différent du premier. Elle garde cet air enjoué et lorsque je lui demande si elle se plaît ici elle me répond: "oui" Elle ne participe pas aux activités, elle ne lit pas, elle regarde peu la télévision, bien que celle-ci soit éclairée en permanence. L’entretien se terminera là, Alexandra en a assez de rester assise, se lève, me demande l’heure de peur de manquer le repas

Je revois Madame A qui est très inquiète car le comportement de sa mère a changé depuis quelques jours : elle se sent persécutée par une femme qui la suivrait partout, prendrait ses vêtements dans son armoire…Alexandra est très perturbée, angoissée et même agressive. Je lui propose d’aller voir Alexandra et que nous reprenions rendez-vous pour parler de la situation.

Je trouve Alexandra assise dans son fauteuil. Dès mon entrée, elle me parle de cette femme qui la suit partout et qui porte ses vêtements. Je lui demande si elle est là maintenant. Elle me répond avec une grande anxiété qu’elle se trouve sûrement dans la salle de bain.

Elle rentre dans celle-ci et me montre avec angoisse sa propre image dans le miroir. Elle ne reconnaît pas cette image, elle la rejette, la projette sur l’image d’une personne qui lui veut du mal. Une forte angoisse, ajoutée de tremblements sur tout le corps, envahisse Alexandra. Elle s'est calmée en sortant.

Le médecin et Madame A prirent la décision de recouvrir le miroir de la salle de bain. Alexandra se calma peu à peu, au fil des jours.

Peu après, je rencontrai madame A. qui exprima sa difficulté à accepter l’angoisse de sa mère, la renvoyant à sa propre angoisse de mort. Cette situation la faisait vraiment trop souffrir. Cet épisode lui permit d’exprimer sa solitude à assumer la défaillance de sa mère, celle qu’elle a toujours connue aimant son autonomie, entreprenant toujours une activité manuelle, effectuant des voyages. Elle devait aussi faire le deuil de cette femme, de cette mère de son enfance, de son image interne.

Cet épisode du miroir s’estompa peu à peu. Aujourd’hui, Alexandra se regarde de nouveau dans un miroir. Se regarde t-elle vraiment ? Ou est-ce simplement une image superficielle ? Ou a t-elle intégré sa nouvelle image de femme vieillissante ? Durant cet épisode, la prise alimentaire d'Alexandra devint pratiquement nulle.

Malgré tout, Alexandra reste très angoissée. Elle s’isole des autres résidents.. Peu à peu, elle perd la notion du temps, se couche en milieu de journée, réclame les repas, mais ne mange presque rien…

Elle retournera dans sa maison de retraite.