3.1 Les premiers pas

Les chômeurs-bénévoles se posent en acteurs et s’engagent dans l’action collective. Dans la recherche des modèles sociologiques susceptibles de pouvoir s’appliquer à l’engagement des chômeurs-bénévoles tel qu’à ce point de l’enquête il semble se dessiner, le premier qui s’impose, car incontournable en sociologie de l’engagement pour la place qu’il donne à l’acteur, est le paradigme de Mancur Olson 86 .

M. Olson aborde l’engagement individuel à la lumière du concept de « l’acteur et son intention » c’est-à-dire en portant l’analyse sur le type de calcul susceptible d’être pouvant être associé à l’engagement. Ce faisant, il se démarque d’une vision dans laquelle l’individu était perçu comme un être en rupture sociale et psychologique, mais jamais comme acteur, c’est-à-dire pourvu de projets et d’intentions. L’engagement était alors conçu volontiers comme la conversion naturelle d’une sympathie en acte, et un tel passage à l’acte comme allant de soi. M. Olson remet en cause cette idée qu’il est naturel pour un individu partageant une sympathie pour un mouvement, de s’engager.

Ayant mis en évidence les contraintes liées à tout engagement, principalement à travers ses coûts, il développe un cadre théorique de la décision rationnelle et pose son fameux concept du « passager clandestin » qui veut que l’individu rationnel privilégie la stratégie qui lui permet de bénéficier du bien collectif produit par d’autres sans en supporter les coûts.

Il pose alors le dilemme de l’action collective qui veut que les individus sympathisant avec les buts et les stratégies d’un mouvement ne vont pas forcément s’engager, que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante. Selon lui, seules les personnes recevant des incitations, qu’il nomme « les incitations sélectives » vont convertir leur sympathie en acte, « une action du groupe ne peut être obtenue que grâce à une incitation qui n’opère pas comme dans le cas du bien collectif sur le groupe tout entier, sans discrimination mais plutôt sélectivement ».

Il définit deux types d’incitations sélectives : celles positives qui correspondent à un bien strictement individuel venant s’ajouter aux bénéfices de l’action collective, et celles négatives, qui par le biais de la coercition et de la répression obligent l’acteur à participer à l’acquisition du bien public. Les premières augmentent les bénéfices individuels de l’action ; les secondes, en revanche, accroissent les coûts de la non-action de l’acteur.

Et donc, selon M. Olson « pour contrecarrer la logique du free-rider, les organisations sont obligées de produire, en sus du bien collectif, des avantages non collectifs pour recruter des militants et compenser le coût du militantisme. Ces avantages sont appelés des « incitations sélectives »

Par la suite, le modèle olsonien sera repris par de nombreux auteurs et développé dans le sens d’un élargissement de la notion d’incitation sélective. Ces auteurs prônent qu’un individu peut obtenir des bénéfices de l’action collective en termes matériels certes, mais pas seulement. Ces bénéfices peuvent être d’une autre nature comme statutaire, relationnelle, morale ou autre.

Cette approche recoupe dans notre étude tout ce qui a été décrit au titre des raisons d’agir, avec d’un côté notre population de chômeurs et ses attentes ( se sentir utile - aux autres et à soi-même - , d’avoir une action qui a du sens , de vivre des relations riches de sens etc.) ; et de l’autre le bénévolat associatif, fort d’incitations sélectives liées, celles liées pour les débutants au statut que lui confère son cadre légitimé , et, celles que les autres ont attaché au degré de satisfaction de leurs attentes lors d’une expérience bénévole associative antérieure.

Indépendamment de la théorie d’Olson, la théorie de la déception d’A-O. Hirschman 87  est une autre référence qui nous a paru susceptible d’être appliquée à notre population. Cette théorie pose que l’individu passe « de la vie contemplative à la vie active » en fonction du degré de satisfaction ou de désenchantement qu’il ressent dans sa sphère privée et dans sa sphère publique.

Ayant fait le constat que l’engagement dans une action collective peut être porteur de bénéfices pour l’individu. Hirschman met en exergue que l’engagement peut être une source de satisfaction et de plaisir et pas seulement de coûtscomme l’affirme M. Olson, dont on voit bien qu’il prolonge les idées.

Désenchantés dans la sphère privée, ces chômeurs bénévoles le sont assurément, l’analyse des témoignages nous a montré combien le fait d’être au chômage était vécu douloureusement. Il est probablement vrai que leur engagement s’enracine en partie dans les satisfactions et le plaisir qu’ils ont tirés d’une expérience antérieure du bénévolat pour les anciens pratiquants ou dans les promesses de l’associatif bénévole et de son cadre légitimé pour les nouveaux venus.

Nous pensons que le modèle olsonien élargi et appliqué à notre population est valide, mais comment ne le serait-il pas ? Il pose l’acteur, interroge sur les mobiles de son action et propose un mécanisme explicatif à base de coûts et d’incitations dans une logique classique de contribution / rétribution.

Mais bien qu’on puisse en tirer éventuellement une classification des engagements en fonction de divers mobiles, ce modèle n’explique de l’engagement que les premiers pas, ceux qui conduisent à la participation agissante et il ne renseigne ni sur cette participation, ni sur l’appartenance et au-delà sur l’engagement proprement dit dans sa forme accomplie.

Notes
86.
Mancur Olson, La logique de l’action collective, 1966, tr. fr., Paris, PUF, 1978.
87.
Voir supra p. 138.