INTRODUCTION

Les recherches réalisées dans cette thèse s’inscrivent dans le cadre de travaux récents menés dans le domaine de la compréhension de texte. Comprendre un texte est une activité cognitive complexe qui résulte de la construction d’une représentation mentale du texte en mémoire. Les chercheurs dans le domaine de la compréhension s’accordent sur deux principales caractéristiques de la représentation élaborée par les lecteurs durant le traitement des informations textuelles. D’une part, la représentation construite n’est pas une collection d’éléments d’information discontinus mais un ensemble cohérent au sein duquel les informations sont connectées entre elles. D’autre part, elle se compose de trois niveaux que sont le niveau de surface, le niveau sémantique, et le modèle de situation (van Dijk & Kintsch, 1983) ou modèle mental (Johnson-Laird, 1983). Ce dernier niveau résulte de l’intégration des informations du texte aux connaissances du lecteur et se définit comme ‘« une représentation cognitive des événements, des actions, des individus et de la situation en général qu’évoque un texte ’» (van Dijk & Kinsch, 1983). Pour comprendre un texte, l’individu doit se représenter la situation décrite par le texte et doit être capable de visualiser mentalement la manière dont évoluent les individus dans le cadre de la situation présentée.

L’étude du modèle de situation a été abordée sous deux angles principaux. Certains auteurs se sont attachés à examiner le contenu et l’organisation interne du modèle de situation (Blanc & Tapiero, 2000 ; Trabasso, van den Broek, & Suh, 1989 ; Zwaan, Langston, & Graesser, 1995 ; Zwaan, Magliano, & Graesser, 1995 ; Zwaan, Radvansky, Hilliard, & Curiel, 1998) quand d’autres ont porté leur intérêt sur les processus impliqués dans son élaboration (Albrecht & Myers, 1995, 1998 ; Albrecht & O’Brien, 1993, de Vega, 1995 ; Hakala & O’Brien, 1995 ; Morrow, Bower, & Greenspan, 1989 ; O’Brien & Albrecht, 1992). Nos travaux s’inscrivent dans la lignée de ces derniers et notre principal objectif est d’étudier les processus sous-jacents à l’élaboration d’un modèle de situation cohérent en mémoire.

La construction d’une représentation cohérente d’un texte est contrainte par les capacités attentionnelles et mnésiques limitées d’un individu. Au cours de la lecture, le lecteur ne traite pas le texte dans son intégralité mais de façon séquentielle, au travers d’une série de cycles de traitements. La construction d’un modèle de situation consiste alors à intégrer le contenu des informations textuelles en cours de traitement à la représentation qui s’élabore progressivement en mémoire à long terme. Cette mise à jour de la représentation nécessite qu’à chaque moment de la lecture, l’individu dispose des informations qui lui permettront d’intégrer facilement les nouveaux éléments rencontrés dans un texte. Alors que les modèles de compréhension s’accordent sur l’idée selon laquelle le lecteur utilise les informations du cycle de traitement précédent, encore en mémoire de travail, pour relier les nouvelles informations à la représentation stockée en mémoire à long (cohérence locale), une première divergence théorique apparaît sur la tendancedes lecteurs à intégrer les nouveaux concepts aux éléments textuels qui ne sont plus en mémoire de travail (cohérence globale). Ainsi, les modèles de cohérence linéaires, minimalistes ou locaux (McKoon & Ratcliff, 1992 ; Kintsch, 1988, van den Broek, 1990) postulent que la représentation se construit par la création de connexions entre les unités adjacentes dans un texte. Le lecteur cherche à établir la cohérence globale uniquement lorsque les connexions locales échouent. À l’inverse, les modèles qui s’inscrivent dans une approche maximaliste ou globale (Glenberg & Langston, 1992, Graesser, Singer & Trabasso, 1994 ; Myers & O’Brien, 1998 ; Sanford & Garrod, 1981, 1998) proposent que le lecteur cherche systématiquement à relier les informations contenues dans la phrase en cours de traitement avec celles de la phrase qui précède immédiatement mais également aux éléments de la représentation stockée en mémoire à long terme. À chaque moment du processus de compréhension, le lecteur établit des connexions entre les concepts distants dans un texte même lorsque les connexions locales sont créées avec succès. La validité de cette approche maximaliste ou globale a été mise en évidence expérimentalement dans de nombreuses études (Albrecht & Myers, 1995, 1998 ; Albrecht & O’Brien, 1993 ; Huitema, Dopkins, Klin, & Myers, 1993 ; Myers, O’Brien, Albrecht, & Mason, 1994). L’ensemble de ces travaux permet d’envisager la construction d’un modèle de situation cohérent comme le résultat de la capacité des lecteurs à apparier l’information à traiter avec l’information active en mémoire mais également avec l’information pertinente qui n’est plus active en mémoire. Aussi, la mise à jour d’un modèle de situation requiert que le lecteur accède facilement et rapidement aux éléments pertinents stockés en mémoire à long terme qui permettront l’intégration des informations en cours de traitement.

Rendre compte de la manière dont les lecteurs mettent à jour leur modèle de situation nécessite alors de définir les conditions d’accès aux informations pertinentes, c’est-à-dire la manière dont s’opèrent les changements constants de disponibilité des informations pertinentes au cours de la lecture. C’est l’objectif de la présente thèse.

Le premier chapitre sera consacré à la présentation des principaux modèles de compréhension de textes qui rendent compte, soit de façon automatique, soit de façon stratégique, de la manière dont les lecteurs élaborent et mettent à jour progressivement une représentation mentale cohérente à partir d’informations textuelles. La description de ces modèles permettra d’illustrer la divergence théorique actuelle relative à la nature des processus qui permettent aux lecteurs d’accéder facilement aux informations pertinentes tout au long du processus de compréhension. Pour certains auteurs (Gernsbacher, 1990, 1995 ; van den Broek, Risden, Fletcher & Bloom, 1996 ; Zwaan & Radvansky, 1998), les lecteurs ont à disposition un ensemble de stratégies qui leur permettra d’accéder aux éléments nécessaires à l’intégration des nouvelles informations alors que pour d’autres (Kintsch, 1988, 1998 ; Myers & O’Brien, 1998 ; Sanford & Garrod, 1981, 1998), et nos recherches s’inscrivent dans ce cadre théorique particulier, l’accès à ces informations est automatique et est guidé par un processus passif de résonance.

Dans le deuxième chapitre, nous présentons quatre expériences que nous avons menées dans le but d’étudier l’accès aux éléments antérieurs d’un texte au cours du processus de compréhension. L’ensemble de ces expériences repose sur l’hypothèse selon laquelle le lecteur accède automatiquement aux informations pertinentes de la représentation épisodique par l’intervention d’un processus passif de résonance que nous décrivons dans le chapitre précédent (Myers & O’Brien, 1998). L’automaticité renvoie à trois caractéristiques de ce processus auxquelles nous nous sommes intéressées.

Premièrement, le processus de résonance est guidé par les chevauchements de traits sémantiques et contextuels en mémoire (Expériences 1 et 2). Au cours de la lecture, la probabilité de réactivation d’une information est déterminée par le degré de chevauchement entre les éléments en cours de traitement et les informations stockées en mémoire à long terme. Tout changement du contenu de la mémoire de travail entraîne alors un changement des informations qui résonnent au sein de la représentation épisodique et des connaissances du lecteur. Deuxièmement, le processus de résonance est également défini comme un processus non restreint et autonome ou ‘« dénué d’intelligence ’». En effet, dans le modèle de résonance proposé par Myers et O’Brien (1998), la récupération des informations de la représentation épisodique se décompose en deux phases. Une phase de résonance ou d’activation au cours de laquelle tous les concepts reliés avec les informations en cours de traitement résonnent. Le caractère non restreint du processus de résonance implique alors que lors de cette phase, toutes les informations qui partagent des traits en commun avec les éléments actuellement en mémoire de travail sont activées indépendamment de leur pertinence pour l’interprétation de la phrase en cours de traitement. La seconde phase est une phase d’intégration qui consiste à intégrer en mémoire de travail une partie des éléments activés lors de la précédente phase. La caractéristique autonome du processus de résonance renvoie alors à l’hypothèse selon laquelle toute information qui résonne suffisamment lors de la première phase est intégrée en mémoire de travail, que cette information facilite, interfère ou n’ait aucun impact sur les traitements subséquents. En d’autres termes, la pertinence d’une information ne serait pas davantage prise en compte lors de la phase d’intégration. Les expériences 3 et 4 ont pour objectif d’étudier ces deux caractéristiques du processus de résonance.

Selon les théories causales, rendre compte de la représentation mentale élaborée à partir de récits requiert de s’intéresser aux catégories sémantiques des événements décrits dans un texte. Il a été montré, par le biais de différentes épreuves, que certaines catégories sémantiques (i.e. but) avaient un statut particulier dans la représentation mentale des lecteurs. L’approche du traitement de texte basé sur les explications (Graesser & al., 1994 ; Langston & Trabasso, 1998 ; Lutz & Radvansky, 1997 ; Magliano & Radvansky, 2001), propose que la réactivation des informations relatives au(x) but(s) d’un protagoniste résulte de l’intervention de processus stratégiques guidés par le principe de recherche des explications. En accord avec les modèles de structuration des connaissances causales en mémoire (Trabasso & van den Broek, 1985, van den Broek, 1990), les informations relatives aux buts du protagoniste occupent une place fondamentale et spécifique, et leurs changements de disponibilité au cours de la lecture dépendraient principalement de leur statut (i.e., satisfait ou non satisfait) au sein de la hiérarchie des buts. Contrairement à cette approche, l’approche du traitement de texte basé sur la mémoire (Greene, Gerrig, McKoon, & Ratcliff, 1994 ; Myers & O’Brien, 1998) ne postule aucune différence dans la disponibilité des informations en mémoire en fonction du statut de l’information à récupérer. L’étude de l’accès aux informations but au cours du processus de compréhension constitue l’axe principal du troisième chapitre. Après avoir présenté les modèles RTN (Trabasso & van den Broek, 1985) et l’approche constructionniste proposée par Graesser, Singer et Trabasso (1994) qui confère aux informations relatives au(x) but(s) d’un protagoniste une place fondamentale et spécifique, nous décrivons un ensemble de trois expériences qui ont pour objectif principal de tester la validité de ces deux approches en lien avec les changements de disponibilité des informations but en mémoire.