1.1.4 Quelle(s) stratégie(s) pour le modèle de situation ?

La construction d’un modèle de situation cohérent diffère de celle de la base de texte dans la mesure où elle requiert une intégration des informations en cours de traitement à l’ensemble de la représentation mentale préalablement élaborée et stockée en mémoire à long terme (MLT). Tout au long du processus de compréhension, le lecteur est amené à utiliser les informations pertinentes du discours ainsi que les connaissances qu’il a du monde qui ne sont pas actives en MDT. Toutefois, comme la construction de la base de texte, celle d’un modèle de situation est contrainte par les capacités limitées de la MDT et se caractérise alors comme un processus incrémentatif qui consiste à intégrer les informations en cours de traitement à la représentation préalablement construite et aux connaissances du lecteur stockées en MLT. La compréhension d’un texte dépend alors de la facilité et du succès de ce processus classiquement défini sous le terme de processus de mise à jour.

Les modèles de compréhension actuels s’accordent sur l’idée selon laquelle le processus de mise à jour se compose des processus sous-jacents à la construction de la cohérence locale et de la cohérence globale. La cohérence locale implique la création de connexions entre les informations en cours de traitement et celles du contexte qui le précède et est requise à la fois dans la construction de la base de texte et celle du modèle de situation. À l’inverse, la cohérence globale correspond à la construction de connexions entre les nouvelles informations et les éléments pertinents pour la compréhension de celles-ci mais qui ne sont plus actifs en MDT. En d’autres termes, la cohérence globale implique la création de connexions entre des éléments qui sont distants sur la structure de surface d’un texte et est indispensable à l’élaboration d’un modèle de situation cohérent.

Le maintien de la cohérence locale et globale au cours de la lecture a largement été étudié, et engendre une divergence théorique quant à la manière dont les lecteurs établissent la cohérence dans les représentations des textes. Selon les modèles de cohérence linéaires, minimalistes ou locaux (McKoon & Ratcliff, 1992; Kintsch, 1988), les lecteurs sont concernés dans un premier temps par l’établissement de la cohérence locale et tentent donc de relier chaque unité du discours à celle qui précède immédiatement. Toutefois, dans ces modèles, il est tout de même supposé que des connexions sont établies au cours de la lecture entre les informations en cours de traitement et celles stockées en MLT sous des conditions particulières. D’après l’hypothèse minimaliste proposée par McKoon et Ratcliff (1992), les connexions entre les unités non-adjacentes (i.e., connexions globales) d’un texte sont construites lorsque les connexions entre les unités adjacentes (i.e., connexions locales) échouent mais également lorsque les lecteurs accèdent facilement aux informations globales au cours de la lecture. Autrement dit, le lecteur est en mesure d’établir la cohérence globale ainsi que d’intégrer ses connaissances générales aux éléments textuels lorsque ces informations sont disponibles, c’est-à-dire actives en MDT. À l’opposé, les modèles en réseau, maximalistes ou globaux (Glenberg & Langston, 1992; Graesser, & al., 1994 ; Myers & O’brien, 1998; Sanford & Garrod, 1998) émettent l’hypothèse selon laquelle les lecteurs maintiennent à la fois la cohérence locale et la cohérence globale lors de la compréhension, autrement dit que des connexions entre les unités non-adjacentes sont établies même lorsque les connexions locales sont créées avec succès.

De nombreux travaux valident aujourd’hui l’hypothèse selon laquelle le lecteur maintient automatiquement la cohérence locale et globale au cours de la lecture (Albrecht & O’Brien, 1993; Huitema, & al.,1993; Myers, & al., 1994; O’Brien & Albrecht, 1992). Dans la plupart de ces études, les auteurs se sont attachés à mettre en évidence que les lecteurs étaient sensibles à une rupture au niveau de la cohérence globale, même lorsque qu’un texte était cohérent localement. Dans leur étude, Albrecht et O’Brien (1993) ont présenté à des lecteurs des textes dans lesquels des informations cohérentes au niveau local entraînaient une rupture de la cohérence globale. Pour chaque récit, une introduction présentait le cadre général ainsi que le personnage principal. Cette introduction était directement suivie d'une partie élaboration pour laquelle les auteurs ont construit trois versions. Dans les versions ‘« cohérente ’» et ‘« incohérente ’», une caractéristique était attribuée au protagoniste alors que dans une version ‘« neutre ’» des éléments en rapport avec la situation du texte étaient présentés mais n'étaient pas centrées sur une caractéristique spécifique. Dans la version ‘« cohérente ’», la caractéristique était en accord avec des actions réalisées ultérieurement par le protagoniste (Bill est un jeune homme fort, au mieux de sa forme). Cette caractéristique était incompatible avec la réalisation de ces mêmes actions dans la version incohérente (Bill est une personne très âgée et faible). Les deux phrases critiques qui décrivaient les actions du protagoniste apparaissaient après la présentation d'une partie intermédiaire composée d'une ou plusieurs actions du personnage, ne faisant pas directement référence à la caractéristique initiale, qui par conséquent n’était pas maintenue en MDT. Ces deux phrases critiques étaient cohérentes localement avec la partie intermédiaire mais engendraient une rupture de la cohérence globale lorsque la version "incohérente" de la partie élaboration était initialement présentée (Bill courut rapidement et ramassa le petit garçon. Bill le porta de l'autre côté du trottoir). Selon les auteurs, si la construction de la représentation implique uniquement un maintien de la cohérence locale, quelle que soit la version de la partie élaboration, les lecteurs ne devraient pas avoir de difficulté à intégrer les phrases critiques. Par contre, si les lecteurs maintiennent parallèlement la cohérence globale alors le traitement des phrases critiques devrait être ralenti lorsque la partie élaboration est «‘ incohérente ’».Les résultats indiquent que les phrases critiques sont lues plus lentement lorsque la version ‘« incohérente ’» de la partie élaboration était présentée, que lorsque les versions ‘« neutre ’» et ‘« cohérente ’» l’étaient. En d'autres termes, lorsque le protagoniste est impliqué dans une action qui est incompatible avec sa description initiale, les lecteurs présentent des difficultés de compréhension. Aussi, cette étude montre que l'intégration d'une nouvelle information ne s'effectue pas uniquement sur la base des phrases qui précédent immédiatement mais implique également la création de connexions avec des informations préalablement traitées et stockées en MLT. Elle souligne ainsi que la mise à jour d’un modèle de situation requiert la construction simultanée de la cohérence locale et de la cohérence globale.

L’idée selon laquelle le lecteur établit automatiquement la cohérence globale au cours du processus de compréhension implique un accès facile et rapide aux informations nécessaires à cette construction. Les modèles de compréhension qui décrivent le processus de mise à jour ont alors la tâche de rendre compte de l’augmentation et de la diminution des activations des entités discursives et du flux de disponibilité des informations antérieures pertinentes (Garrod, 1995). Parce que la facilité et le succès du processus de mise à jour sont fortement dépendants de la sélection d’une stratégie efficace pour maintenir les informations nécessaires et/ou pertinentes au centre de l’attention ainsi que du ou des critères qui déterminent la création des connexions entre les informations, de nombreux travaux ont été réalisé afin d'examiner le type de stratégies que les lecteurs pouvaient utiliser. Ces études ont conduit à des modélisations du processus de compréhension qui différent quant à la nature des processus qui permettent aux lecteurs d’accéder facilement et rapidement aux éléments pertinents pour l’interprétation des informations en cours de traitement. Plus précisément, dans certains modèles, le maintien de la cohérence globale résulte de l’intervention de processus stratégiques qui mettent à disposition les informations nécessaires pour la compréhension. Les modèles de Construction de structures (Gernsbacher, 1990, 1995) et d’Indexage d’événements (Zwaan, Langston, & Graesser, 1995 ; Zwaan & Radvansky, 1998) ainsi que le modèle « ‘Landscape ’» (van den Broek & al., 1996) présentés ci-après, appartiennent à ces modélisations qui confèrent au lecteur un rôle ‘« actif ’» dans la mesure où il est engagé dans une recherche en mémoire des informations pertinentes et nécessaires à l’établissement de la cohérence à la fois aux niveaux local et global. À l’inverse, le modèle d’Attention focalisée et d’Appariement de scénario (Sanford & Garrod, 1981, 1998), le modèle de Construction-Intégration (Kintsch, 1988, 1998) et le modèle de Résonance (Myers & O'Brien, 1998) attribuent au lecteur un rôle ‘« passif ’» dans l’accès aux informations requises pour l’intégration des nouvelles informations textuelles. Dans ces modèles, que je détaillerai dans un second temps, il est supposé que le lecteur ‘« travaille ’» seulement avec les informations actuellement disponibles en mémoire dont l’activation résulte de l’intervention de processus automatiques.