1.2.1.2 Le processus d’appariement

Une fois que les fondations de la structure sont posées, les nouvelles informations entrantes qui sont cohérentes avec les informations précédentes, sont appariées à la structure en cours de construction. Gernsbacher définit l’appariement comme ‘« something like creating an object out of ’ ‘papier-mâché’ ‘. Each strip of papier-mâché is attached to the developing object, augmenting it. ’ »(1997, p. 269). Dans ce modèle, plus les informations en cours de traitement présentent de chevauchements avec les informations antérieures, plus il est probable qu’elles activent des nœuds similaires et par conséquent qu’elles soient appariées à la structure en cours de développement. C’est pourquoi, les informations cohérentes sont plus facilement appariées et plus souvent représentées au sein d’une même structure ou sous-structure. Mais qu’est-ce qui détermine l’appariement ? Gernsbacher (1996) émet l’hypothèse selon laquelle l'appariement est déterminé par des indices variés de cohérence, de coréference et de continuité que l’individu utilise. Ces indices sont acquis par l’individu à travers ses expériences avec le monde et le langage (Gernsbacher & Givon, 1995) et ils sont interprétés par l'individu comme des signaux ou des consignes. Selon Gernsbacher (1996), ces indices de cohérence appartiennent à un continuum, certains indices sont explicitement fournis par le texte, par exemple le fait de savoir que ‘« she ’ » réfère à un individu féminin alors que d’autres indices sont implicitement suggérés par les informations discursives sur la base des processus inférentiels. Le processus d’appariement reposerait sur la présence d’indices de cohérence issus de cinq principales sources : référentielle, temporelle, spatiale, causale et structurale. Ces cinq sources ne sont pas indépendantes mais contribuent ensemble à déterminer la cohérence d’une information. Ce principe est alors défini sous les termes de cohérence ou continuité situationnelle.

La cohérence référentielle correspond à la personne ou ce qui est impliqué par le texte. Deux informations sont considérées comme référentiellement cohérentes si elles réfèrent à la même personne ou à la même chose. Un des premiers indices de cohérence référentielle est la répétition. En effet, les travaux de Haviland et Clark (1974) indiquent que les lecteurs mettent plus de temps à lire la phrase ‘« La bière est chaude ’» lorsqu’elle suit la phrase ‘« Nous avons vérifié les provisions pour le pique-nique ’» que lorsqu’elle est précédée de la phrase ‘« Nous avons pris de la bière en sortant du camion ’». Toutefois, la simple répétition d’un mot ne suffit pas à l’établissement de la cohérence référentielle, il faut également que le mot réfère exactement au même concept. Par exemple, le mot ‘« bière ’» ne constitue pas un indice de cohérence référentielle dans l’exemple suivant : ‘« Nous avons pris de la bière en sortant du camion, John aime particulièrement la bière. ’ ». Les anaphores pronominales constituent un second type d’indices référentiels utilisé par le lecteur. Dans la phrase ‘« La tante mangeait de la tarte et elle était sénile ’» le pronom ‘« elle ’» indique aux lecteurs que la phrase ne réfère qu’à une seule personne alors que la phrase ‘« La tante mangeait la tarte, et Alice était sénile ’ » implique probablement deux personnes différentes. Cependant, bien que cruciale, la cohérence référentielle ne garantit pas à elle seule l’appariement de deux informations au sein d’une même structure, ce processus mettant en jeu d’autres sources de cohérence.

La cohérence temporelle correspond au cadre temporel dans lequel les événements et actions décrits se produisent. Deux événements sont cohérents temporellement lorsqu’ils se produisent dans un cadre temporel identique. L’indice le plus simple quant à cette cohérence est l’adéquation entre le temps ou l’aspect des verbes des phrases d’un texte. Le lecteur utilise également les groupements adverbiaux comme indice temporel de cohérence. Les travaux d’Anderson, Garrod et Sanford (1983) montrent que les lecteurs utilisent les groupements adverbiaux comme indices temporels afin de construire leur représentation. En effet, après avoir recueilli des estimations de cadres temporels typiques, ces auteurs ont présenté à des lecteurs des couples de phrases dont la seconde comportait un groupe adverbial soit, en adéquation soit, en inadéquation avec la période du cadre temporel typique. Par exemple, la phrase «‘ John était assis à la table du restaurant ’ » était suivie soit de la phrase «‘ cinq minutes plus tard le serveur arriva ’ » , soit de la phrase ‘« cinq heures plus tard le serveur arriva ’ ». Anderson et al. (1983) ont observé que les phrases qui débutaient par le groupement adverbial adéquat (cinq minutes plus tard…) étaient lues plus rapidement que celles dont le groupement adverbial ne correspondait pas au cadre temporel typique (cinq heures plus tard…). Ainsi, en accord avec le modèle de construction de structures, cette étude montre que les lecteurs prennent en compte les indices temporels, tels que les groupements adverbiaux, comme signaux pour apparier l’information nouvelle à la structure ou substructure en cours de développement.

La cohérence spatiale constitue la troisième source de cohérence. Elle réfère au fait que les événements et actions décrits se déroulent dans un même lieu. Le lecteur utilise également les groupements adverbiaux comme indices de cohérence spatiale. Toutefois, l’adéquation au point de vue du narrateur semble constituer un indice plus subtil. En 1979, Black, Turner et Bower ont présenté à des sujets des couples de phrase dans lesquels la première phrase établissait le point de vue du narrateur : ‘« Bill, assis dans le salon, lisait le journal du soir ’». Ils ont pu observer que les temps de lecture de la seconde phrase étaient plus longs lorsqu’elle modifiait le point de vue du narrateur ‘« Avant que Bill eût terminé de lire son journal, John alla dans la pièce ’» que lorsqu’elle impliquait un point de vue similaire ‘« Avant que Bill eût terminé de lire son journal, John entra dans la pièce ’». Ainsi, la présence d’indices de cohérence spatiale guide également le processus d’appariement.

La cohérence causale est également définie comme une source importante de cohérence dans ce modèle. Plus l’action décrite dans une première phrase implique une conséquence présente dans la phrase suivante, plus ces phrases seront cohérentes causalement. Par exemple, la phrase ‘« Le docteur arriva ’» est lue plus rapidement après la phrase ‘« Georges appela le docteur ’» qu’après la phrase ‘« Georges apprécie le docteur ’» (Haberlandt & Bingham, 1978). De façon similaire, Keenan, Baillet et Brown (1984) ont observé que plus les phrases contextuelles induisaient la conséquence, plus les phrases conséquences étaient lues rapidement. En d’autres termes, les lecteurs utilisent des graduations très fines de cohérence causale comme indices d’appariement. L’importance de la causalité comme source de cohérence se dégage également des études sur la conjonction ‘« parce que ’». En effet, les expériences de Deaton et Gernsbacher (in press)montrent premièrement, que deux phrases qui décrivent des événements modérément reliés causalement sont lues plus rapidement lorsqu’elles sont reliées par la conjonction ‘« parce que » ’que par les conjonctions ‘« ensuite ’» et ‘« et ’». Deuxièmement, la présence de la conjonction « parce que » facilite le rappel de la seconde phrase lorsque la première est présentée en amorce. Enfin, cet effet facilitateur de la conjonction ‘« parce que ’» disparaît pour les temps de traitement comme pour les performances de rappel lorsque les phrases présentées n’ont pas de relation causale. Ainsi, selon Deaton et Gernsbacher (in press), le lecteur utilise la conjonction ‘« parce que ’» ainsi que ses connaissances sur la causalité comme indices d’appariement.

La cohérence structurale qui correspond à la forme de la description des événements dans le texte constitue la dernière source majeure de cohérence. Elle permet au lecteur d’interpréter la ressemblance de formes comme indices pour le processus d’appariement. Plus spécifiquement, les lecteurs utiliseraient la forme syntaxique et conceptuelle de la phrase précédente comme indices. Gernsbacher et Robertson (1999) ont mis en évidence qu’une seconde phrase dont le sujet est ambigu (d’un point de vue grammatical) lorsqu’il est présenté hors contexte comme ‘« visiting relatives ’» est jugée plus précisément et plus rapidement comme grammaticalement correcte lorsque la première phrase contient également un groupe nominal similaire comme ‘« washing clothes ’» ou ‘« whining students ’». Ainsi, la forme conceptuelle en plus de la forme syntaxique facilite la compréhension et donc l’appariement d'une nouvelle information à la structure en cours de développement.

En résumé, dans le modèle de construction de structures (Gernsbacher, 1990, 1995), le processus d'appariement est guidé par des indices de différentes natures que le lecteur est capable d'interpréter comme des signaux de cohérence. En d'autres termes, l'intégration des nouvelles informations à la structure en cours d'élaboration s'effectue principalement sur la base des connaissances linguistiques, temporelles, spatiales et causales du lecteur.