1.2.2.2 Architecture générale du traitement

Zwaan et Radvansky (1998), dans une version plus développée du modèle d'indexage d'événements précisent les étapes et les processus sous-jacents à l'élaboration d'une représentation multidimensionnelle. Ils proposent deux types de modèles de situation mis en jeu au cours du processus de compréhension : le modèle courant qui est le modèle construit pendant que le lecteur traite une phrase particulière et le modèle intégré, défini comme le modèle global élaboré au fur et à mesure de la lecture et qui prend en compte le modèle courant. De plus, les auteurs décrivent un troisième type de modèle de situation, qui correspond au modèle stocké en mémoire à long terme, une fois le traitement de toutes les informations textuelles terminées : le modèle complet. Ce dernier n'équivaut pas nécessairement au modèle intégré final, le lecteur pouvant le modifier, notamment par l'ajout d'inférences. Parallèlement, Zwaan et Radvansky (1998) distinguent quatre processus qui opèrent sur ces modèles. Le processus de construction réfère à l'élaboration du modèle de la situation décrite dans la phrase en cours de traitement (i.e., le modèle courant). Le processus de mise à jour sous-tend l'intégration du modèle courant au sein du modèle intégré des situations décrites dans les propositions antérieures. Le processus de récupération permet de ramener au sein de la mémoire de travail à long terme et à court terme (Ericsson & Kintsch, 1995), une partie des informations du modèle intégré ou final stocké en mémoire à long terme. Enfin, le processus de mise au premier plan assure le maintien, dans le ‘« buffer ’» de la mémoire de travail à court terme, des indices de récupération pour des éléments du modèle intégré en mémoire de travail à long terme.

Cette architecture de traitement repose sur trois principes issus de modélisations antérieures du processus de compréhension de texte. Premièrement, le principe de continuité situationnelle (Gernsbacher, 1990 ; Zwaan, & al., 1995a), deuxièmement la distinction entre une mémoire de travail à court terme (MDT-CT) et une mémoire de travail à long terme (MDT-LT) proposée par Ericsson et Kintsch (1995), et enfin l’idée d’une mise au premier plan des informations pertinentes introduit par Sanford et Garrod (1981; Garrod & Sanford, 1990). Ces deux dernières notions seront définies plus précisément lors de la description des modèles dont elles sont issues (i.e., modèle de construction-intégration (Kintsch, 1988, 1998), et modèle d’appariement de scénario et d’attention focalisée (Sanford & Garrod, 1981, 1998), respectivement). Toutefois, une brève description de celles-ci est nécessaire pour rendre compte de la manière dont elles s'articulent au sein de cette architecture de traitement.

Selon Ericsson et Kintsch (1995), l'individu étendrait les capacités limitées de la MDT en maintenant disponibles des informations stockées en MLT lors d'activités pour lesquelles il a un statut d'expert. Lors de l'activité de compréhension de texte, la MDT-LT serait donc mise en jeu et permettrait le maintien actif des informations pertinentes de la représentation épisodique en MLT. Dans le cadre du modèle d'indexage d'événements, la MDT-LT assurerait au lecteur un accès rapide et non coûteux aux informations pertinentes du modèle intégré. Ainsi, selon Zwaan et Radvansky (1998), une partie du modèle intégré est maintenue en MDT-LT pendant que le modèle courant se construit en MDT-CT. Pendant le processus de construction, des indices de récupération de la MDT-CT engendrent l'activation d'une partie du modèle intégré. La mise à jour se produit alors par la création de connexions entre les éléments récupérés du modèle intégré et le modèle courant. Une fois le modèle courant intégré et le modèle intégré mis à jour, un nouveau modèle courant peut être élaboré en MDT-CT.

La mise au premier plan correspond à la deuxième notion sur laquelle s'appuie l'architecture de traitement proposée par Zwaan et Radvansky (1998). Cependant, alors que Sanford et Garrod (1981,1998) intègrent la notion de mise au premier plan dans le but de rendre compte de la manière dont le lecteur intègre les informations textuelles à ses connaissances générales, dans cette architecture, le processus de mise au premier plan est défini afin de restreindre le contenu de la partie active du modèle intégré. En effet, sur la base du modèle d’indexage d’événements décrit auparavant, Zwaan et Radvansky (1998) émettent l’hypothèse selon laquelle les aspects actuellement pertinents de la situation correspondent aux cinq dimensions situationnelles. Par exemple, pour la dimension intentionnelle, cela revient à supposer un maintien du dernier but non satisfait comme indice de récupération alors que pour la dimension temporelle, cet indice correspondrait à l’événement le plus récent. Ainsi, dans cette conceptualisation du processus de compréhension, la mise à jour d’un modèle de situation implique la création de connexions entre le modèle courant et les aspects pertinents du modèle intégré en MDT-LT, la pertinence d’une information étant définie par le principe de continuité situationnelle. La facilité d’intégration des nouvelles unités traitées dépend de la capacité du lecteur à mettre au premier plan, c’est-à-dire à maintenir dans la portion active du modèle intégré, les informations garantissant une continuité sur chacune des dimensions.

L’idée selon laquelle la continuité situationnelle guide le processus d’appariement (Gernsbacher, 1990, 1995) ou la stratégie de sélection des informations maintenues actives (Zwaan & Radvansky, 1998) place le modèle de construction de structures ainsi que le modèle d’indexage d’événements dans la perspective d’un appariement basé sur le point de vue ‘« ici et maintenant ’» de la situation. L’idée selon laquelle le lecteur adopte le point de vue du protagoniste comme stratégie pour maintenir activées les informations pertinentes et nécessaires à la mise à jour du modèle de situation a été proposée par Morrow et al. (Bower & Morrow, 1990 ; Morrow, & al., 1989 ; Morrow, Greenspan, & Bower, 1987). Selon ces auteurs, tout changement de localisation, d’action ou de pensée du protagoniste entraîne un déplacement des informations qui sont en focus afin de ‘« mettre à jour ’» et de maintenir les points ‘« ici et maintenant ’» de la situation. La mise à jour est alors envisagée comme un processus immédiat qui implique de la part du lecteur de maintenir activé, tout au long de la lecture, un modèle de situation entièrement mis à jour de la situation dans laquelle le protagoniste est impliqué. À chaque fois qu’une nouvelle information est traitée, le lecteur l’intègre à la portion active du modèle de situation en cours d’élaboration et c’est sur la base de cet ensemble d’informations activé et mis à jour que les informations subséquentes seront intégrées. Ainsi, tant que les informations en cours de traitement peuvent être intégrées au modèle de situation actuel, les éléments des parties antérieures du texte ne sont pas réactivés.

O’Brien et Albrecht (1992) ont réalisé une étude afin de tester l’idée selon laquelle le lecteur adopterait automatiquement la perspective du protagoniste au cours de la lecture. Selon les auteurs, cette hypothèse implique que les lecteurs maintiennent activées les informations pertinentes du point de vue du protagoniste lorsqu'ils lisent un texte. Dans ces expériences, la première phrase des récits introduisait le personnage principal ainsi que sa localisation actuelle (Kim était à l’extérieur/à l’intérieur du club de remise en forme). Puis un second personnage était décrit comme se déplaçant dans une direction qui pouvait être soit cohérente soit incohérente avec la perspective du premier personnage (lorsqu’elle vit l’instructeur entrer par la porte). Deux consignes différentes de lecture ont été données aux participants : une consigne de lecture normale ou une consigne dans laquelle il était explicitement demandé au participant d’adopter le point de vue du personnage principal. Si les lecteurs adoptent automatiquement le point de vue du protagoniste, ils devraient remarquer les incohérences que le personnage principal devrait ‘« ressentir »’ et ceci indépendamment de la consigne. Les données montrent que les participants lisent plus lentement la phrase dans laquelle le déplacement du personnage secondaire est incohérent avec la perspective du personnage principal mais uniquement lorsqu’il leur a été explicitement demandé de lire en adoptant la perspective de ce dernier. Ainsi, cette étude met en évidence que le lecteur ne semble pas traiter automatiquement les informations textuelles selon le point de vue du protagoniste impliqué. Toutefois, les auteurs soulignent que deux autres interprétations pourraient rendre compte de ces résultats. Premièrement, l’introduction du second personnage aurait pu pousser les lecteurs à adopter la perspective de celui-ci. Deuxièmement, il est possible que les incohérences insérées dans les textes soient trop subtiles pour que les lecteurs les détectent automatiquement au cours de la lecture.

Sur la base de cette étude, O’Brien, Rizzella, Albrecht, et Halleran (1998) ont testé plus spécifiquement l’hypothèse selon laquelle le lecteur intègrerait les informations en cours de traitement à une partie active et entièrement mise à jour du modèle de situation. Dans cette étude, les auteurs ont examiné dans quelle mesure une caractéristique attribuée au personnage au début d’un récit, puis restreinte ou niée, influençait le traitement d’une action subséquente réalisée par ce personnage. Les textes utilisés dans ces expériencesprésentaient trois versions une version ‘« cohérente ’», une seconde «‘ incohérente »,’ et enfin une version ‘« conditionnelle »’. Dans la version ‘« cohérente ’», la caractéristique attribuée au protagoniste était cohérente avec l’action cible réalisée par la suite par le protagoniste alors que dans la version ‘« incohérente ’» cette action était incompatible avec la caractéristique préalablement présentée. La troisième version ‘« conditionnelle ’» a été créée en ajoutant à la version ‘« incohérente ’» soit, une phrase qui restreignait (expériences 1 et 2) ou précisait (expériences 3 et 4) les conditions dans lesquelles la caractéristique était effective soit, une phrase qui niait explicitement cette caractéristique en indiquant qu’elle était fausse (expérience 5). Ainsi dans la version « conditionnelle », l’action cible décrite ultérieurement n’était plus incohérente. Si au cours du processus de compréhension, le lecteur maintient activée une partie mise à jour du modèle de situation, lors du traitement de l’action cible, dans les versions ‘« conditionnelle ’», la caractéristique initiale attribuée au protagoniste ne devrait plus être active. Ainsi, seules les versions incohérentes devraient affecter le traitement de l’action cible. Les lecteurs ne devraient pas rencontrer de difficultés de compréhension et l’intégration devrait s’effectuer aussi facilement et rapidement dans les versions «‘ cohérente ’» que dans les versions ‘« conditionnelle »’. Les résultats mettent en évidence que les lecteurs lisent plus lentement les informations relatives à l’action cible lorsque les textes sont présentés dans la version ‘« conditionnelle »’ que dans la version ‘« cohérente »’ mais plus rapidement que dans la version ‘« incohérente ’». Ainsi, ces données indiquent que lors du traitement de l’action cible, la caractéristique initiale est active, même lorsqu’elle a été contredite ultérieurement et montrent que l’intégration des informations en cours de traitement met en jeu des éléments antérieurement traités et stockés en MLT. De plus, cette étude souligne le fait que la caractéristique initiale ainsi que l’information la restreignant ou la contredisant sont toutes les deux représentées au sein du modèle de situation et que le lecteur les utilise conjointement pendant la compréhension. Ce dernier résultat est difficilement interprétable dans le cadre des modèles qui envisagent le processus de compréhension comme un processus de résolution de problèmes dans lequel le lecteur cherche continuellement les explications et tente d’établir des relations causales entre les événements décrits dans un texte. En effet, dans cette étude, les textes stipulent explicitement que la caractéristique attribuée au protagoniste n’est plus opérationnelle, ne l’a jamais été, ou l’est seulement sous des conditions spécifiques. Or, dans toutes ces conditions, la caractéristique non opérationnelle affecte le traitement des phrases cibles. Cette recherche étend ainsi les travaux de Johnson et Seifert (1993,1994) ou encore ceux de van Oostendorp (1996) qui montrent qu’une information discréditée est maintenue au sein de la représentation et peut influencer les traitements subséquents. Aussi, elle souligne l’idée d’une implication permanente de l’ensemble de la représentation épisodique dans l’interprétation des informations en cours de traitement.Le modèle ‘« Landscape » ’proposé par van den Broek et al. (1996) décrit précisément cette interaction permanente entre les nouveaux éléments et la représentation mentale qui se construit progressivement en mémoire au cours du processus de compréhension.