1.2.3.1 Le processus de lecture : un paysage d'activations fluctuantes

Selon van den Broek et al. (1996), lorsque le lecteur lit dans le but de comprendre, il tend à maintenir la cohérence tout au long du traitement du texte mais il doit le faire sous les contraintes des ressources attentionnelles limitées. En d'autres termes, le lecteur accède seulement à une partie de l'ensemble des mots, concepts ou relations du texte à chaque moment de la lecture (Kintsch & van Dijk, 1978). La question des concepts activés à chaque cycle de traitement est donc cruciale dans ce modèle dans la mesure où la représentation finale est le reflet des fluctuations des patterns d'activation au cours de la lecture.

Afin de rendre compte de la manière dont l’activation des concepts fluctue au cours de la lecture, les auteurs émettent des hypothèses fortes quant à la nature de l'activation et la répartition des ressources de traitement lors du processus de compréhension. Dans ce modèle, l'activation d'un concept n'est pas de l'ordre du tout ou rien. Les concepts peuvent être activés à différents degrés (Just & Carpenter, 1992) : certains seront fortement activés au centre de l'attention alors que d'autres, plus en périphérie, seront moins activés mais resteront accessibles. De plus, les auteurs postulent que la quantité d'activation dont le lecteur dispose est certes limitée mais qu'elle est distribuée sur l'ensemble des concepts. À chaque cycle de traitement, les ressources attentionnelles ne sont pas réparties sur un nombre déterminé de concepts mais au fur et à mesure que le lecteur traite et accumule les informations textuelles, il a la possibilité soit, de répartir sélectivement ou par petites couches les ressources disponibles soit, d'augmenter la quantité de ressources attentionnelles. Par exemple, le lecteur peut être amené à fortement activer un petit nombre de concepts et ainsi restreindre le nombre ou le degré d'activation des autres concepts, ou à l'inverse tendre à répartir équitablement les ressources disponibles sur l'ensemble des éléments activés.

Parallèlement, il est supposé qu’à chaque cycle de traitement, les concepts activés sont issus de quatre sources d'activation potentielles. La première source correspond à la phrase en cours de traitement : les concepts qui sont explicitement mentionnés sont activés ainsi que les éléments de la mémoire sémantique et/ou de la représentation épisodique fortement associés à ces concepts (Albrecht & O'Brien, 1993; Kintsch, 1988; van den Broek & Lorch, 1993). Le cycle de traitement précédent constitue la deuxième source potentielle d'activation. Les concepts qui ont la probabilité la plus importante d'être maintenus actifs sont les informations explicites du cycle précédent. De plus, le modèle "Landscape" incluant la cohérence référentielle et la cohérence causale comme critères de cohérence adoptés automatiquement par les lecteurs, les concepts qui ont une importance d'un point de vue référentiel (Kintsch & van Dijk, 1978), ceux qui décrivent les buts du protagoniste (Trabasso & Suh, 1993) ou des événements qui ont des antécédents mais pas de conséquence (Fletcher & Bloom, 1988) possèdent également une forte probabilité de maintien. Si les informations issues de ces deux premières sources d'activation permettent directement le maintien de la cohérence référentielle et causale ou fournissent les explications nécessaires au traitement de la nouvelle information, le processus de compréhension se déroule automatiquement sans que le lecteur ait recours à des traitements additionnels. Dans le cas contraire, des processus plus coûteux en termes de ressources attentionnelles et de temps se mettent en place pour pallier à l'absence de cohérence. Ces processus vont permettre au lecteur d'accéder à des concepts dérivés de deux autres sources : les parties du texte antérieurement traitées et ses connaissances générales. Dans la plupart des situations, l'intervention de ces processus inférentiels engendre l'activation des informations requises pour l'établissement de la cohérence.

La récupération des concepts au sein des différentes sources d'activation s'effectue grâce à une activation de cohorte qui accompagne le traitement d'un concept. Les auteurs proposent que l'activation d'un concept engendre l'activation des concepts avec lesquels il est en relation, ces derniers constituant alors sa cohorte d'activation. La quantité d'activation allouée à chaque concept de la cohorte dépend de la force de la relation préexistante avec le concept initialement activé ainsi que de la quantité d'activation reçue par ce dernier. De plus, l'activation des concepts secondaires est également fonction d'un paramètre de la cohorte d'activation qui définit l'étendue sur laquelle le transfert d'activation s'effectue du concept initial vers les membres de sa cohorte. Ce paramètre se situe entre une absence d'activation (0) et une activation maximale (1) des concepts de la cohorte. Dans la perspective d'une construction dynamique et graduelle de la représentation épisodique, le modèle ‘« Landscape ’» prévoit que la cohorte d'activation d'un concept varie au cours de la lecture. En effet, lorsque le lecteur progresse dans le texte, de nouveaux concepts et de nouvelles connexions se créent, ce qui modifie les conditions d'activation des membres de la cohorte d'un point à l'autre du texte. De cette manière, la représentation émergente exerce une influence importante sur les processus mis en jeu au cours de la lecture qui, en retour, déterminent les changements qui s'opèrent au sein de la représentation.

Une partie des membres de la cohorte correspond au concept lui-même. Ainsi, un concept peut maintenir sa propre activation par la cohorte d'activation. Lorsque le paramètre de la cohorte d'activation n'est pas maximal (inférieur à 1), l'activation d'un concept décroît graduellement à travers les cycles de traitement. Le maintien du concept pour les cycles subséquents, comme celui des membres de sa cohorte, dépend de son activation dans le cycle précédent et de sa propre force de connexion au sein de la représentation. Un concept avec une force de connexion importante participera probablement à plusieurs cycles de traitement alors qu'un concept avec une faible force de connexion disparaîtra plus facilement suite à son activation initiale. Plus important encore, cette dynamique d'activation des concepts à travers les cycles de traitement s'applique aux membres de la cohorte que le concept initial reste ou non activé dans les cycles subséquents. En d'autres termes, un concept récupéré à partir des connaissances générales ou des parties antérieures du texte peut être maintenu pour un cycle de traitement subséquent, son activation dépassant alors sa simple fonction de réactivation par appartenance à une cohorte.

Ainsi, à chaque cycle de traitement un ensemble de concepts est activé, cet ensemble décrivant un pattern d'activations représenté par un vecteur d'activation. A la fin du processus de lecture, la représentation rend compte de l'ensemble de ces patterns d'activations et se présente alors sous la forme d'un paysage d'activations fluctuantes. Dans ce paysage, l'augmentation d'activation d'un concept est représentée par un pic tandis que la diminution de son activation est représentée par un creux.