2.1.1 Accès aux informations de la représentation épisodique et chevauchement d’arguments

L’idée selon laquelle sans chevauchement, aucune réactivation ne se produit a été testée par Albrecht et Myers (1995). L’objectif des auteurs était de mettre en évidence le rôle fondamental joué par les chevauchements de traces entre les éléments en cours de traitement et les informations antérieurement traitées dans l’intervention du processus de résonance. Dans cette étude, les auteurs ont manipulé le degré de chevauchements entre une proposition cible et les informations préalablement traitées et stockées en MLT. Ils émettaient l’hypothèse selon laquelle l’accessibilité aux informations qui ne sont plus actives en MDT dépendrait de la présence ou non de chevauchement d’arguments entre les informations textuelles traitées. Chaque texte décrivait un personnage qui devait atteindre deux buts (i.e., but initial et second but). Dans une première version, le second but était introduit une fois le but initial atteint (condition But satisfait), alors que dans une seconde version, le second but interférait avec l’atteinte du but initial (condition But non satisfait). Immédiatement après la réalisation du second but, une phrase pouvait soit, fournir un chevauchement d’arguments (i.e., indice contextuel) avec le but initial sans que cela ne soit une référence directe au but (condition Réintroduction du contexte) soit, ne pas impliquer de chevauchement (condition Contrôle). Afin de tester si le chevauchement d’arguments introduit dans la condition Réintroduction du contexte engendrait la réactivation des informations relatives au but initial, deux phrases cibles étaient présentées. Elles étaient cohérentes lorsque le but initial était satisfait et contradictoires lorsqu’il ne l’était pas. Cependant, quelle que soit la version du texte (condition But satisfait vs. condition But non satisfait) ces phrases permettaient au lecteur d’établir la cohérence à un niveau local. Voici un exemple de récit utilisé par Albrecht et Myers (1995) dans la condition Réintroduction du contexte. La condition contrôle des récits a été créée en ôtant la phrase soulignée.

Mary était agent publicitaire dans une grande entreprise de la ville de New York. Ce soir, elle était chez elle en train de travailler sur une publicité pour une compagnie de blue-jean. C’était son dernier projet avant qu’elle ne parte en vacances. Elle devait faire une réservation pour un vol avant ce soir minuit. Si elle ne le faisait pas avant minuit, elle ne bénéficierait pas du prix spécial et pourrait ne pas avoir de place sur le vol. Elle s’installa dans son fauteuil en cuir et chercha dans l’annuaire téléphonique.
Condition But satisfait : Juste après avoir confirmé sa réservation, elle reçut un appel de son patron. Apparemment, la compagnie de blue-jean voulait la publicité pour le lendemain matin. Mary devait terminer le projet ce soir et elle rangea donc les informations de sa réservation.
Condition But non satisfait : Cependant, avant qu’elle ne confirme sa réservation, elle reçut un appel de son patron. Apparemment, la compagnie de blue-jean voulait la publicité pour le lendemain matin. Mary devait terminer le projet ce soir et elle confirmerait sa réservation plus tard.
Elle devait décider des couleurs pour la mise en page. Elle posa une esquisse de la publicité en noir et blanc sur son bureau. Ensuite, elle sortit plusieurs échantillons de couleurs. Au début, elle essaya différentes nuances de vert et de rouge. Toutefois, elle savait que la compagnie n’aimerait pas ces couleurs. Après plusieurs essais, elle sélectionna un bleu royal et un jaune clair. [Maintenant, la publicité était terminée. [Épuisée, Mary s’assit un moment dans son fauteuil en cuir .]
Phrases cibles : Elle était fatiguée et décida d’aller se coucher. Elle se mit en pyjama et se lava le visage.
Elle était certaine qu’elle n’aurait pas de difficulté à trouver le sommeil.

Selon les auteurs, si le processus sous-jacent à la réactivation des informations de la représentation épisodique est guidé par les chevauchements d'arguments, le traitement des phrases cibles devrait être ralenti lorsque le but initial est non satisfait uniquement dans la condition Réintroduction du contexte Les résultats montrent que les lecteurs détectent les incohérences uniquement dans la condition Réintroduction du contexte, les temps de lecture des deux phrases cibles étant plus longs uniquement en présence de l’indice contextuel (i.e., chevauchement d’arguments). Autrement dit, le traitement de l’indice contextuel dans la phrase de réintroduction du contexte engendre la réactivation des informations relatives au but initial et permet ainsi aux lecteurs de détecter les contradictions. La simulation réalisée par Myers & O’Brien (1998), à partir du modèle de Résonance décrit précédemment, sur un des récits utilisés dans cette étude fait émerger des patterns d’activation en accord avec ces résultats. D’une part, les données issues de la simulation confirment que les informations relatives au but initial n’étaient pas actives en mémoire avant le traitement de la phrase de réintroduction du contexte mais qu’elles font parties du contenu de la MDT immédiatement après la présentation de cette dernière. D’autre part, lorsque la phrase de réintroduction du contexte est remplacée par la phrase contrôle, aucune combinaison entre les différents paramètres ne conduit à la réactivation des informations relatives au but initial. Ainsi, l’ensemble de ces données conforte l’idée selon laquelle un chevauchement entre les traces en mémoire est nécessaire à la réactivation des informations antérieurement traitées. En d’autres termes, le processus de résonance est guidé par les chevauchements de traces en mémoire. Outre le rôle fondamental joué par les chevauchements d’arguments, cette étude souligne parallèlement que cette réactivation du but ne découle pas directement de la mention de celui-ci mais de la relation établie antérieurement entre l’indice contextuel et le but initial. La présentation explicite d’un indice contextuel relié à un épisode but augmente la probabilité que les lecteurs accèdent aux informations relatives au but et par conséquent permet aux lecteurs d’avoir accès à ces informations lors du traitement des deux phrases cibles.

Dans leur étude, McKoon, Gerrig et Greene (1996) ont testé précisément l’hypothèse selon laquelle l’intervention d’un processus mnésique passif guidé par des indices discursifs permet aux lecteurs d’avoir à disposition les informations requises pour la compréhension avant le traitement des éléments pour lesquels elles sont nécessaires. Dans cette perspective, ces auteurs ont examiné le traitement des anaphores pronominales ‘« non annoncées ’» et ils émettaient l’hypothèse selon laquelle le référent d’un pronom était rendu accessible non pas par le traitement du pronom lui-même mais par un processus mnésique de récupération guidé par d’autres indices textuels. Les textes expérimentaux utilisés par ces auteurs se composaient de trois parties. Dans une partie introductive, deux personnages principaux étaient décrits et discutaient d’un troisième protagoniste. Cette introduction était suivie d’un épisode intermédiaire qui présentait deux versions. Dans une première version, cet épisode décrivait un événement dans lequel un des deux personnages et le troisième étaient impliqués (condition ‘« présent ’») alors que dans la seconde version, seulement un des deux personnages principaux participait à l’événement (condition ‘« absent ’»). Enfin, la partie conclusion débutait par une phrase ‘« réunion ’» qui relatait une nouvelle rencontre des deux personnages principaux. Après celle-ci, une phrase dite ‘« pronominale ’» faisait soit, explicitement référence au troisième protagoniste par l’utilisation d’un pronom (condition ‘« sans allusion ’») soit, implicitement sans la présence du pronom (condition ‘« allusion ’»). Selon ces auteurs, dans la condition ‘« absent ’», le pronom est ‘« non annoncé ’» (‘« unheralded ’») dans la mesure où son référent ne figure pas dans l’environnement linguistique immédiat. Les théories classiques de résolution de pronom (Clark & Sengul, 1979 ; Fodor, 1989 ; Matthews & Chodorow, 1988)n'envisagent pas une telle situation de résolution de pronom et par conséquent ne peuvent rendre compte de ce type de situation. À l'inverse, l'approche du traitement du texte basé sur la mémoire permet d'expliquer la résolution de ces pronoms ‘« non annoncés ’». En effet, les auteurs émettent ici l'hypothèse selon laquelle, dans la condition "absent " le référent devient disponible non pas par le traitement du pronom mais par un processus mnésique de récupération, non spécifique au mécanisme de compréhension, et guidé par des indices discursifs. Plus spécifiquement, lorsque les deux personnages principaux sont mentionnés dans la partie conclusion, ils devraient servir d'indices de récupération pour les informations en MLT et par conséquent le troisième protagoniste devrait être disponible pour le lecteur avant le traitement de la phrase pronominale. Ainsi, les lecteurs devraient être en mesure de traiter cette phrase sans difficulté et ceci que la référence au troisième protagoniste soit explicite (condition ‘« sans allusion ’») ou implicite (condition ‘« allusion ’»). Afin de tester plus précisément l’accessibilité à l’information relative au troisième protagoniste, les auteurs ont mis en place une épreuve de reconnaissance de mots que les lecteurs effectuaient avant la phrase réunion, immédiatement après la phrase réunion, ou après la phrase pronominale.

Les données ne révèlent aucune différence dans les temps de lecture de la phrase ‘« pronominale ’» quelle que soit les versions des textes présentés et sont ainsi en accord avec les prédictions des auteurs. De plus, l’épreuve de reconnaissance de mots met en évidence une accessibilité constante au troisième protagoniste dans la condition ‘« présent ’» alors que la disponibilité de cette information varie au cours de la lecture dans la condition ‘« absent ’». Précisément, les données montrent que les lecteurs accèdent aussi facilement à l’information relative au troisième protagoniste quelle que soit la position de l’épreuve de reconnaissance dans la condition ‘« présent ’». Par contre, dans la condition ‘« absent ’», l’accessibilité à cette information décline lors du traitement de l’épisode intermédiaire puis augmente à nouveau lors de la description de la seconde rencontre des deux personnages principaux (i.e., phrase ‘« réunion ’») et le traitement de la phrase ‘« pronominale ’». Ainsi, ces premiers résultats sont en faveur de l'hypothèse émise par les auteurs selon laquelle l'information relative au troisième protagoniste est disponible pour le lecteur avant le traitement du pronom. De plus, les données révèlent que cette variation de disponibilité de l’information relative au troisième protagoniste se manifeste que la phrase ‘« pronominale ’» fasse explicitement ou implicitement référence au troisième protagoniste. En d’autres termes, même en l’absence du pronom, les lecteurs accèdent plus rapidement à l'information relative au troisième protagoniste après la phrase ‘« réunion ’» et la phrase ‘« pronominale ’» ce qui renforce l'idée selon laquelle l'augmentation de disponibilité du référent précède le traitement du pronom et dépend d'indices textuels autres que le pronom lui-même. Enfin, les résultats indiquent que ce pattern de disponibilité se produit pour l’ensemble des informations de l’introduction et pas seulement pour l'information relative au troisième protagoniste. Ce résultat rend alors compte de l’hypothèse d’une récupération des informations en MLT par une activation passive et parallèle, comme postulé dans le modèle de Résonance et l’approche du traitement du texte basé sur la mémoire.

Parallèlement à l’étude des activations au cours de la lecture, McKoon et al. (1996) ont également étudié la représentation textuelle finale stockée en MLT à partir d'un paradigme d'amorçage composé d'une épreuve de reconnaissance. Les auteurs émettent l'hypothèse selon laquelle les associations encodées au sein de la représentation reflètent les interactions en MDT entre les informations textuelles au cours de la lecture. Sur la base des résultats présentés ci-dessus (McKoon & al., 1996), les associations en mémoire entre les informations de l'introduction et la partie conclusion devraient être équivalente quel que soit l'épisode intermédiaire (condition ‘« absent ’» versus condition ‘« présent ’») alors que les associations entre l'épisode intermédiaire et la partie conclusion devraient être plus importantes pour la version ‘« présent ’» par rapport à la version ‘« absent ’». Les résultats montrent un effet d'amorçage facilitateur plus important dans la condition ‘« présent ’» que dans la condition ‘« absent ’» lorsque le mot amorce appartient à l'épisode intermédiaire alors qu'aucune différence d'amorçage n'apparaît lorsque le mot amorce est issu de l'introduction.

Ainsi, cette étude (McKoon & al., 1996) souligne l’importance des chevauchements d’arguments dans les changements de disponibilité des informations en mémoire au cours de la lecture. En effet, la disponibilité en mémoire d’un concept, avant le traitement du pronom lui faisant référence et même en l’absence du pronom met en évidence que ce dernier n’est pas essentiel à la récupération en MLT de son référent. Selon McKoon et al. (1996, p. 930), ‘« les pronoms confirment plutôt que provoquent l’accès à leur référent ’ », le lecteur utilisant d’autres indices de récupération qui sont dans le cas de ces expériences les deux personnages principaux. Ces travaux confirment ceux d’Albrecht et Myers (1995) dans la mesure où ils indiquent qu’un concept présenté au début d’un texte devient accessible pour le lecteur à un point ultérieur du texte lorsque les concepts avec lesquels il est associé sont mentionnés, cette disponibilité résultant de l’intervention d’un processus mnésique de récupération. En accord avec le modèle de Résonance (Myers & O’Brien, 1998), cette activation passive et parallèle en MLT, initiée par les concepts en MDT, permet au lecteur d'avoir ‘« à disposition ’» certaines informations potentiellement pertinentes pour les traitements subséquents. De plus, les données des épreuves testant la représentation construite à l’issue du processusindiquent que les connexions établies entre les informations au sein de la représentation suivent les changements d’activation observés au cours de la lecture. Ainsi, l’ensemble de ces travaux montrent qu’un aspect crucial dans le processus de compréhension est la configuration des indices textuels qui initient les processus mnésiques qui conduisent aux connexions appropriées entre les différentes parties d’un texte.