3.1.3.2 Modèle de traitement

Le modèle de traitement proposé par Graesser et al. (1994) décrit les processus cognitifs sous-jacents à la production des inférences au cours du processus de compréhension. Toutefois, les auteurs précisent que ce modèle de traitement n’est pas complet dans la mesure où il capture uniquement les inférences générées sur la base du maintien de la cohérence globale et de la recherche des explications.

Ce modèle de traitement est construit à partir de la plate-forme computationnelle du modèle Lecteur présenté par Just et Carpenter (1992). Ainsi, il comprend un ensemble de règles de production qui scanne et opère sur le contenu de la MDT à chaque cycle de traitement, c’est à dire au cours du processus de lecture. La taille d’un cycle de traitement correspond à une action, un événement ou un état explicite du texte sur lequel l’attention du lecteur est actuellement focalisée. Les règles de production se déclinent sous la forme SI(condition, processus cognitif). Autrement dit, si les conditions spécifiques sont rencontrées alors le processus cognitif se met en place. Toutes les règles de productions sont évaluées et exécutées en parallèle. Les auteurs proposent des règles molles plutôt que des règles strictes c’est à dire qu’une condition est satisfaite lorsque le contenu de la MDT présente une configuration qui correspond ou qui dépasse un certains seuil d’activation. Les valeurs d’activation du contenu de la MDT sont modifiées lorsque les processus ont été exécutés. Bien que les auteurs ne tiennent pas directement compte des contraintes imposées par les ressources de traitement limitées de la MDT, ils apportent quelques précisions sur la quantité de ressources consommée par l’intervention de certains processus. Selon ce modèle, le processus permettant l’accès et utilisant les sources d’informations génériques est peu coûteux parce que ces informations sont ‘« surapprises ’» et automatisées. L’accès aux informations génériques stockées en MLT est par conséquent très rapide et exécuté en parallèle. Par contre, l’accès aux informations spécifiques en MLT est plus lent et l’utilisation de ces informations spécifiques demande du temps et consomme les ressources de la MDT. Par conséquent, il faut un certain temps pour réintégrer une information apparue plus tôt dans le texte une fois qu’elle a quitté la MDT. Enfin, la vitesse d’exécution des processus mis en place lors de la compréhension, dont ceux nécessaires à la production des inférences, ralentit à mesure que les demandes de la MDT atteignent le seuil limité des ressources de traitement.

Graesser et al. (1994) proposent six règles de production afin de rendre compte du maintien de la cohérence globale ainsi que de la recherche des explications. Ces règles de production sont décrites dans le tableau ci-dessous dans lequel sont précisées pour chacune d’entre elles, les conditions d’application et une description succincte et détaillée des processus.

Tableau 2. Règles de production qui modélisent les processus d’explication et d’établissement de la cohérence globale (extrait et traduit de Graesser et al., 1994, p. 381)
Règle de production Conditions Description succincte du processus cognitif Description détaillée du processus cognitif
A L’énoncé actuellement dans le focus attentionnel est une action intentionnelle (A) ou un but du protagoniste (B) Expliquer pourquoi le personnage réalise l’action A ou a ce but B 1-Chercher en MDT et MLT une information plausible pour les buts superordonnés de A ou B
2-Augmenter l’activation des buts superordonnés en MDT (a) si ils proviennent de sources d’informations multiples et (b) si ils sont compatibles avec les contraintes imposées par le contenu de la MDT au niveau du seuil d’activation
B L’énoncé actuellement dans le focus attentionnel est une action intentionnelle (A), un but du protagoniste (B) ou un événement (E) Expliquer pourquoi le personnage réalise l’action A, pourquoi il a ce but B ou pourquoi l’événement (E) se produit 1-Chercher en MDT et MLT des antécédents causaux plausibles de A, B, ou E
2-Augmenter l’activation des antécédents causaux en MDT (a) si ils proviennent de sources d’informations multiples et (b) si ils sont compatibles avec les contraintes imposées par le contenu de la MDT au niveau du seuil d’activation
C Tout énoncé explicite (S) actuellement en focus Expliquer pourquoi l’écrivain mentionne (S) 1-Chercher en MLT des schémas textuels qui pourrait s’adapter à (S)
2-Augmenter l’activation du schéma (a) si il est compatible avec les contraintes de (S) et les contraintes imposées par le contenu de la MDT au niveau du seuil d’activation
D L’énoncé actuellement dans le focus attentionnel est une action intentionnelle (A) ou un événement (E) Trouver les réactions émotionnelles des personnages 1-Chercher en MDT et MLT les réactions émotionnelles des personnages pertinentes pour A ou E
2-Augmenter l’activation des réactions émotionnelles en MDT (a) si elles proviennent de sources d’informations multiples et (b) si elles sont compatibles avec les contraintes imposées par le contenu de la MDT au niveau du seuil d’activation
E La MDT contient une configuration particulière (C) de buts, actions, événements, émotions et/ou dépassent le seuil d’activation Créer des structures globales 1-Chercher en MLT les informations qui s’apparient à C
2-Augmenter l’activation des informations de la MDT en fonction des contraintes imposées par le seuil d’activation
F Un énoncé implicite ou une structure en MDT dépasse le seuil d’activation Construire les inférences qui reçoivent une forte activation en MDT L’énoncé implicite ou la structure est inféré au sein du modèle de situation

Comme l’indique le tableau 2 ci-dessus, les conditions d’occurrence des règles A, B, C et D correspondent au type d’énoncé sur lequel se porte actuellement l’attention du lecteur. Quant aux règles E et F, elles se mettent en place lorsque le contenu de la MDT est particulier et présente un niveau d’activation qui atteint un certain seuil. Lorsqu’une règle est enclenchée, divers processus opèrent : un processus de recherche des sources d’informations en MDT et en MLT, un processus de recherche des informations nécessaires à l’intérieur de ces sources, une augmentation des valeurs d’activation du contenu de la MDT et enfin un processus de vérification afin de déterminer si les inférences potentielles sont compatibles avec les contraintes d’activation déjà élevée du contenu de la MDT. À chaque cycle de traitement, toutes les règles sont évaluées et peuvent être enclenchées. Les règles de production A, B, C et F sous-tendent les inférences basées sur les explications ou les faits. Ces inférences sont nécessaires pour expliquer pourquoi les personnages exécutent telles actions, pourquoi les événements se produisent et pourquoi cette information est explicitement mentionnée dans le texte. La règle de production A génère les buts superordonnés sous-jacents aux actions et buts des personnages. Les antécédents causaux des actions, des buts et des événements sont produits par la règle de production B alors que la règle C fournit les informations expliquant pourquoi un énoncé est explicitement présenté dans le texte. Selon la règle F, ces inférences sont encodées au sein du modèle de situation si leur valeur d’activation atteint un certain seuil. Par ailleurs, l’établissement de la cohérence globale résulte de l’intervention de l’ensemble des règles de production. La règle de production E prévoit l’activation de structures globales quand la MDT contient une configuration particulière d’activation des buts, des événements, des états et des émotions. Ce contenu particulier de la MDT peut émerger des informations explicitement mentionnées dans le texte mais également de certaines inférences : les inférences buts à partir de la règle A, les inférences relatives aux actions, aux états et aux événements à travers la règle B et enfin les réactions émotionnelles générées à partir de la règle D. De façon analogue aux inférences, une structure globale ou un schéma résultant de l’application de la règle C est encodé au sein de la représentation lorsque sa valeur d’activation atteint un certain seuil.

Selon les auteurs, ces six règles de production permettent de conceptualiser les stratégies actives de compréhension que les lecteurs mettent en place lors de la lecture d’un texte narratif. Ainsi, ce modèle constructionniste prévoit une recherche permanente, au sein des sources d’informations génériques et spécifiques, des antécédents causaux, des actions, des événements et des buts explicitement mentionnés dans un texte. Les changements de contenu de la MDT au cours du processus de compréhension sont le résultat de cette recherche constante des explications.

Bien que les trois principes de la théorie de recherche de la signification ne soient pas adoptés par l’ensemble des auteurs pour lequel la construction des relations causales dans l’activité de compréhension occupe une place majeure, ils s'accordent néanmoins sur l'idée qu'au cours de la lecture, l’individu tente continuellement d'expliquer pourquoi les événements et les actions présentés dans un texte se produisent. Par opposition à l’approche du traitement du texte basé sur la mémoire, cette conceptualisation est alors plus largement définie sous les termes d’approche du traitement du texte basé sur les faits ou les explications. Dans cette approche, les informations relatives aux buts d’un protagoniste occupent un rôle crucial et spécifique. D’une part, les buts déterminent les différents épisodes qui composent un récit et d’autres part, ils sont les causes principales des événements et actions qui s’y déroulent (Trabasso & van den Broek, 1985, van den Broek, 1990). En d’autres termes, les buts constituent très souvent la réponse aux questions de type ‘« pourquoi ’» et correspondent alors aux informations auxquelles le lecteur attache une attention particulière au cours du processus de compréhension. L’importance qu’accorde l’approche du traitement du texte basé sur les explications aux informations relatives au(x) but(s) d’un protagoniste ainsi qu’aux actions et événements qui lui sont reliés, implique en retour une conception du processus de compréhension au sein de laquelle les effets résultants des processus de bas-niveau sont rapidement et dans la plupart des situations supplantés par ce qui résulte de l’intervention de processus de plus haut niveau. Ainsi, selon cette approche, les changements de disponibilité des informations but souvent requises pour l’interprétation des éléments en cours de traitement dépendent du raisonnement causal qui permet d’organiser hiérarchiquement les buts en fonction de leur rôle dans le récit ainsi que de leur statut, c’est-à-dire le fait qu’il soit atteint ou non (Suh & Trabasso, 1993 ; van den Broek, 1988). À l'inverse, l’approche du traitement du texte basé sur la mémoire confère un rôle prépondérant aux processus automatiques au cours de la lecture et postule que l’accès aux informations relatives au(x) but(s) d’un protagoniste s’effectue de façon similaire à l’accès à toute autre information textuelle ou issue des connaissances du lecteur. En d’autres termes, les changements de disponibilité de ces informations au cours de la lecture résultent de l’intervention d’un processus passif de résonance. L’accès aux informations but est alors guidé par les chevauchements de traits entre les traces en mémoire. L’étude des processus sous-jacents aux changements de disponibilité des informations relatives au(x) but(s) d’un protagoniste au cours de la lecture constitue par conséquent un axe de recherche adéquat pour différencier plus distinctement ces deux approches actuelles du processus de compréhension et ainsi déterminer la nature de ces processus (i.e. automatique ou stratégique).