La première nouvelle écrite par un algérien musulman dans la langue de Voltaire est publiée en 1891 17 . Athman Ben Salah, guide et ami d’André Gide, écrit ses premiers vers en 1896 et le recueil de poèmes de Kassem Sidi est édité en 1910. Un an plus tard, Ahmed Bouri commence à publier un roman-feuilleton, Musulmans et Chrétiennes, dans la revue oranaise El-Hack , mais qui n’a jamais été terminé. Généralement, tous les critiques acceptent pour date de naissance de la littérature algérienne de langue française l’année 1920 quand est publié à Paris, un roman en grande partie autobiographique, Ahmed Ben Moustapha, goumier, de Mohammed Ben Si Ahmed Ben Cherif. A la veille du centenaire de la prise d’Alger par les troupes françaises un groupe d’intellectuels musulmans, arabes ou berbères, dont les membres sont passés par le système scolaire français, commence à se dire et à s’exprimer dans la langue du colonisateur. Cette voix, qui fait une entrée en sourdine dans l’espace littéraire maghrébin du début du XXe siècle, s’amplifiera progressivement et acquerra une certaine audience dans la métropole et également sur le plan international au moment de la guerre d’Algérie. L’éclosion de cette littérature au cours des années cinquante n’est pas le fruit du hasard et nous pensons que pour une compréhension globale du phénomène « littérature algérienne de langue française » nous ne pouvons nous permettre d’occulter l’existence des œuvres de la première heure.
Nous l’avons déjà dit, si la littérature algérienne de langue française de l’entre-deux-guerres est si peu étudiée, c’est dû, en partie, à la difficulté d’accéder aux œuvres de cette époque. En effet, jusqu’à la réédition pendant les années quatre-vingt-dix de certains des romans 18 de cette période, la majeure partie de la production en question était introuvable tant chez les libraires que dans les bibliothèques. Lorsqu’en 1990 nous avions commencé un travail de D.E.A. sur cette période, celui qui possédait la meilleure documentation sur le sujet était Jean Déjeux. Nous avons trouvé chez lui des œuvres qui étaient alors absentes des rayons de la Bibliothèque Nationale. Depuis, avec les rééditions mentionnées et le fond Déjeux disponible à la Bibliothèque de l’IREMAM à Aix-en-Provence, la situation s’est beaucoup améliorée. Mais il reste indéniable que cette partie de la littérature algérienne est en général beaucoup moins accessible que les œuvres qui suivent ces premiers balbutiements.
Nous avons limité notre corpus aux romans écrits exclusivement par les Algériens arabes ou berbères entre 1920 et 1945 19 . Plusieurs segments de cette phrase nécessitent des précisions qui doivent se faire dès le début. La production littéraire des Algériens indigènes pendant cette période ne se limite pas aux seuls romans : des nouvelles, des contes, des récits de voyages et des témoignages divers sont publiés en français et présentent un grand intérêt en ce qui concerne leur position face aux questions de l’assimilation et de l’identité, mais nous ne les avons pas retenus car nous voulions avoir un corpus homogène dans son expression littéraire. Ainsi, nous avons écarté du corpus le recueil de contes de Ben Gharbit 20 qui est illustré avec des miniatures, mais aussi l’œuvre de Saïd Gennoun 21 , bien que portant la mention roman, mais qui est plutôt une présentation ethnographique de certaines tribus berbères du Maroc. Le roman, à travers sa force créatrice d’un espace fictionnel, nous dévoile les orientations profondes de la vision du monde des auteurs et participe ainsi à l’élaboration de l’identité nationale. Ce sont les mécanismes de fonctionnement de cette création littéraire particulière qui nous intéressent en premier lieu. Nous laisserons également de côté les poèmes écrits en français pendant cette période par les Algériens arabes et berbères 22 .
L’adverbe exclusivement a été introduit car cette époque a vu la publication de plusieurs romans écrits en collaboration entre des Français et des Musulmans 23 . Ces œuvres ne sont pas dénuées d’intérêt mais il est souvent difficile de savoir dans quelle mesure la plume était tenue par l’un ou l’autre des auteurs. Nous avons également écarté du corpus les écrits d’Isabelle Eberhardt et d’Etienne Dinet que certains placent parmi les écrivains algériens de langue française ou leur créent, comme Jean Déjeux dans Littérature algérienne contemporaine 24 , une catégorie spéciale appelée « précurseurs enracinés ». Malgré leur enracinement et leur attachement sincère à l’Algérie des indigènes, leurs œuvres littéraires ne peuvent nous intéresser au moment où nous entreprenons d’étudier l’identité algérienne à travers la fiction romanesque.
La délimitation temporelle du corpus a été choisie, avant tout, à cause de l’homogénéité que présentent les romans écrits entre ces deux dates. Homogénéité dans le parcours romanesque des héros, dans la structure du récit et le plus souvent dans leur discours sur l’assimilation. Mais les deux dates limites correspondent aussi, à quelque chose près, à des moments forts de l’histoire de l’Algérie. Le loyalisme des indigènes lors de la Première Guerre mondiale où 25000 soldats musulmans tombèrent sur les champs de bataille fit naître des espérances quant à l’évolution de leurs droits politiques. Les lois et décrets de février-mars 1919 qui réalisaient l’égalité fiscale entre Musulmans et Européens et qui accordaient une représentation élue plus importante aux Musulmans furent jugés trop timides par l’ensemble des intellectuels et la déception générale eut une influence jusque dans le monde des lettres. Mais les épreuves de la guerre, les différentes privations et les pertes humaines partagées pendant ces quelques années de douleurs et de souffrances ont entraînés chez certains la naissance d’une vision différente sur les rapports qui pouvaient exister entre les différents peuples en présence sur le sol algérien. Ce n’est pas le fruit du hasard si le premier roman de notre corpus a été écrit par un officier de spahis qui a combattu en Europe pendant la guerre de 1914-18.
La date de 1945 reste gravée dans la mémoire collective algérienne à cause des manifestations de Sétif et Guelma et de la répression sanglante qui suivit. Ces émeutes du Constantinois sont restées beaucoup plus présentes dans l’esprit de la population que la Deuxième Guerre mondiale même. Tout le monde sentit, dès ce moment-là, qu’un point de non-retour avait été franchi. Ces évènements qui apparaîtront également dans la fiction littéraire avec Nedjma de Kateb Yacine, projettent en avant la guerre de libération et tarissent du même coup la littérature algérienne de langue française qui se camoufle sous le discours de l’assimilation acceptée ou désirée, de l’allégeance sans conditions. Bou-El-Nouar, le Jeune Algérien, de Rabah Zenati, publié en 1945, est le dernier roman de cette littérature de la résistance-dialogue 25 . Entre ces deux dates, nous trouvons 7 romans qui correspondent aux critères ci-dessus énumérés, mais un n’a pas été publié et nos recherches sont malheureusement restées vaines pour retrouver le manuscrit auquel a été attribué le 11 février 1942 le grand prix littéraire de l’Algérie 26 . C’est donc six romans, écrits par cinq auteurs différents qui constituent le corpus de cette thèse.
BEN RAHAL, Si M’Hamed, La vengeance du Cheikh, in Revue algérienne et tunisienne littéraire et artistique, 4e année, n°13, 1891.
BENCHERIF, Mohammed, Ahmed Ben Moustapha, goumier, Paris, Payot, 1920, réédition chez Publisud, 1997, Collection « Espaces méditerranéens ».
KHODJA, Chukri, Mamoun, l’ébauche d’un idéal, Paris, éd. Radot, 1928, réédité avec El Euldj à Alger, OPU, Collection "Textes anciens", 1992, 137p, Présentation de BOUZAR KASBADJI Nadja.
KHODJA, Chukri, El Euldj, captif des barbaresques, Arras, éd. de la Revue des Indépendants, INSAP, 1929, réédité à Paris, Sindbad, 1991, 127p, préface d'Abdelkader DJEGHLOUL.
Voir la liste du corpus dans la bibliographie.
BEN GHARBIT, Si Kaddour, Abou Nouas ou l’art de se tirer d’affaire, Argenteuil, R. Coulouma, 1930, 109p.
GUENNON, Saïd, La voix des monts, mœurs de guerre berbères, Rabat, Omnia, 1934, 317 p. Préface de L. Bénazet
Une douzaine de recueils de poèmes furent publiés pendant cette période : Jean Amrouche déjà cité, mais aussi KASSEM, Sidi, Les Chants du Nadir, Paris, H. Daragon, 1910, 107 p., OULD CHEIKH, Mohammed, Chants pour Yasmine, Oran, Fouque, 1930, et surtout vers la fin de la période plusieurs recueils de ABA, Noureddine.
Nous pensons entre autres, aux romans d’Etienne Dinet avec Ben Ibrahim Baâmer, et de René Pottier avec Saad Ben Ali.
Paris, PUF, Que sais-je, n°1604, 2e éd. 1979.
DJEGHLOUL, Abdelkader, La résistance-dialogue d’un romancier algérien au début du siècle, préface à la réédition de El-Euldj, captif des Barbaresques, Paris, Sindbad, 1991.
SIFI, Mohammed, Souvenirs d’enfance d’un bledard, SIFI est le pseudonyme de Ali BELHADJ.