C’est dans cette perspective qu’il s’agit de replacer et d’étudier le rôle des premiers écrivains algériens de langue française, trop souvent et trop vite relégués au statut de « chantres de l’assimilation », sans une réelle connaissance ou une lecture approfondie de leurs œuvres. Ces auteurs sont issus de cette mince couche des intellectuels francisés de la société algérienne dont nous venons de tracer les contours et de définir les préoccupations. Leur existence est profondément marquée par leur dépendance des structures socio-économiques mises en place par l’état colonial pour reproduire sa domination. Cette dépendance, particulièrement évidente pour les intellectuels francisés, est également présente, du moins en partie, pour les lettrés sortis du moule islamique. Administration, magistrature, enseignement et armée sont les espaces privilégiés où évolue cette mince couche qui sert de relais au pouvoir colonial en place. Le Dictionnaire des Auteurs maghrébins de langue française 51 de Jean Déjeux donne un bref résumé de la biographie des auteurs soumis à l’étude. Mais pour notre travail, nous avons essayé de trouver des informations plus détaillées sur les auteurs en question, et également de rechercher les ressemblances significatives entre eux ou, le cas échéant, leurs spécificités dans le contexte culturel et littéraire de l’époque.
Ben Cherif Mohammed Ben Si Ahmed (1879-1921) est fils de la tribu des Ouled Si M’Hamed des Hauts Plateaux du Centre de l’Algérie, dans la région de Djelfa. Il est le premier musulman algérien à publier intégralement un roman en français. Son grand-père avait d’abord servi Abdelkader, puis s’était rallié à la France et la famille est restée fidèle à cet engagement. Etudiant au Lycée d’Alger, puis à Saint-Cyr, officier d’ordonnance du Gouverneur Jonnart, lieutenant de spahis puis caïd de sa tribu, le parcours de Mohammed Ben Cherif est celui d’un privilégié du système colonial. Il exprime sa reconnaissance envers la France non seulement à travers ses œuvres, mais aussi par toute sa vie. Après avoir participé à la guerre au Maroc en 1908, il n’hésite pas à partir pour le front au moment de la Première Guerre mondiale. Rapidement, il est fait prisonnier de guerre et se voit déporté en Allemagne, puis interné en Suisse. Pendant tous ces péripéties, il reste fidèle à son engagement aux côtés de la France, et après la guerre, de retour en Algérie, il retrouve ses fonctions de caïd des Ouled Si M’Hamed. Il meurt en 1921 dans une épidémie de typhus qui ravage la région et au cours de laquelle il vient au secours des hommes de sa tribu, avant d’être lui-même contaminé par la maladie.
Pendant la Première Guerre mondiale, l’importance du nombre des musulmans engagés dans les rangs de l’Armée française avait favorablement surpris les responsables de l’Algérie. Au total on dénombre 173 000 Musulmans dans l’armée, dont 87 500 engagés. 25 000 soldats Musulmans et 22 000 Français d’Algérie tombèrent sur les champs de bataille 52 . Ces chiffres expriment l’importance de cette partie de la société algérienne qui avait choisi, de gré ou de force, les voies de l’assimilation, ou du moins de la collaboration avec les forces de l’Etat colonial. Il ne faut donc pas s’étonner que le premier roman algérien de langue française soit édité par un militaire, car l’armée constitue le premier lieu de contact privilégié entre Arabes, Berbères et Européens de diverses origines de la colonie. Et ce roman n’est ni le premier, ni le dernier des écrits intellectuels publiés en français par les musulmans algériens engagés dans l’Armée française : Ismaël Hamet 53 , Abdallah Boukabouya 54 , Saïd Guennoun 55 ou plus tard l’Emir Khaled, pour ne citer que quelques noms, ont écrit et pris la parole dans une situation similaire de dépendance au sein de l’armée. Pour la plupart d’entre eux, le but évident de leurs écrits est de présenter le musulman avec sa religion, ses traditions et ses revendications aux Français. Non plus selon les clichés utilisés par la représentation coloniale, mais de l’intérieur, selon le regard que l’on porte sur soi-même ou selon ce qu’on aimerait montrer à l’Autre. Ainsi, la première publication de Mohammed Ben Cherif est un récit de voyage qui s’inscrit dans cette logique, et dont le but est de présenter le pèlerinage à La Mecque et son importance pour les musulmans 56 . Il est évident, par sa vie et par son œuvre, que notre auteur reste fortement attaché aux valeurs de l’Islam, et que son engagement au côtés de la France et de son armée ne remettent jamais en cause les fondements de son identité arabe et musulmane.
L’auteur du second roman de notre corpus est également fils d’une famille de grande tente, les Hadj Hamou de Miliana. Contrairement à la famille de Mohammed Ben Cherif, ce n’est pas dans l’armée que la famille de Abdelkader Hadj Hamou (1891-1953) s’illustra, mais dans le domaine de la religion et du droit musulman. Parmi ses ancêtres on trouve, entre autres, un marabout à Mascara, et un malik à Mazouna. Son le père était cadi de Miliana et avait présenté en 1893 un projet de réforme de la justice musulmane en Algérie devant la commission sénatoriale. Le fils suit les traces du père, et après des études à la Medersa d’Alger, il poursuit une carrière professionnelle dans la justice. Parfait bilingue, il est également professeur d’arabe et diplômé d’interprétariat judiciaire. En 1930, lors des célébrations du centenaire de la présence française en Algérie, il prononce un discours à Sidi Ferrouch « au nom des écrivains français d’origine arabo-berbère ». Abdelkader Hadj-Hamou est l’écrivain algérien de langue française de l’entre-deux-guerres qui a le plus de contacts avec les auteurs contemporains de la littérature coloniale. Franc-maçon, ami de Robert Randau et de Jean Pomier, il occupe une place importante au sein du mouvement algérianiste. Après la Seconde Guerre mondiale il est même invité à devenir vice-président de l’Association des écrivains algériens. Il débute dans la vie littéraire avec une nouvelle 57 publiée en 1925 dans un recueil dont la préface est écrite par Louis Bertrand. L’année suivante il publie le roman qui fait partie du corpus de notre étude, puis quelques années après, sous un pseudonyme et avec Robert Randau, un dialogue sous forme de récit 58 , considéré comme la « bible de la coexistence entre les communautés européennes et indigène » 59 . On lui doit également plusieurs articles dans les journaux et revues littéraires de l’époque, ainsi qu’une série de contes publiés dans les années quarante. Pour ses publications, il a plusieurs fois utilisé des pseudonymes (El Arabi ou Abdelkader Fikri), et en conséquence possédait deux adresses différentes à Alger.
Fidèle à l’Islam, il rêvait d’une Algérie à jamais française, d’une assimilation totale où la religion de l’autre serait respectée et connue de chacun. A travers son dialogue avec Robert Randau ou à travers ses publications dans les revues, se dessine une vision idéalisée de la coexistence entre les différentes parties de la population de l’Algérie. Beaucoup d’ambiguïtés, une occultation de la réalité coloniale et une très forte acculturation caractérisent ses écrits, qui étonnent et qui interpellent le lecteur d’aujourd’hui sur l’intégrité de ses prises de position. Pour mesurer la profondeur de cette assimilation qui veut tout accomplir pour correspondre au discours idéologique dominant de l’époque, citons juste quelques passages étonnants d’un article paru dans le Mercure de France 60 :
‘La France étant par le cœur la plus grande puissance musulmane du monde, tout Français a pour devoir de connaître l’Islam et les Musulmans.’Ou en parlant de l’influence de la France sur les pays musulmans :
‘Ils commencent, en Algérie et au Maroc, depuis que le drapeau français y flotte, à comprendre leur religion qu’ils ignoraient. (…)On comprend qu’Abdelkader Hadj-Hamou ne soit pas apprécié par les nationalistes algériens et que ses œuvres soient rapidement oubliées par les historiens de la littérature algérienne de langue française. Si son roman Zohra, la femme du mineur, a été accueilli avec beaucoup de critiques à cause des maladresses dans l’expression et des lourdeurs de style, c’est surtout le dialogue avec Robert Randau, Les compagnons du jardin qui a soulevé une critique violente et acerbe, essentiellement à cause de son idéalisme abstrait occultant les réalités du système colonial et de la vie quotidienne des Musulmans dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres. L’itinéraire intellectuel d’Abdelkader Hadj-Hamou et sa cohérence interne en font sans nul doute le plus problématique de tous les auteurs de notre corpus. En effet, comment lire et comprendre aujourd’hui un discours qui est tellement empreint des ambiguïtés nécessaires et des illusions inévitables de l’époque ? Comme nous le verrons, c’est l’espace de la fiction littéraire qui se révèle être en mesure de libérer l’auteur des contraintes extérieures et intérieures qui emprisonnent sa vision du monde dans un cadre déterminé par le discours colonial de l’époque.
Chukri Khodja (1891-1967), de son vrai nom HASSEN KHODJA Hamdane, est l’auteur de deux romans qui font partie de notre corpus. Certains le considèrent comme le « franc-tireur » de la littérature algérienne de langue française de la période. En effet, il ne participe pas aux différentes revues littéraires et culturelles de l’époque, et mis à part les deux romans que nous allons étudier, on ne lui connaît pas d’autres publications. Pourtant, ses antécédents familiaux et son parcours scolaire puis professionnel ne sont pas très différents de ceux d’Abdelkader Hadj-Hamou. Il est né dans une famille de petits commerçants possédant un capital intellectuel non négligeable, avec par exemple un grand-père maternel qui fut président du Tribunal d’Alger et écrivain. Son parcours scolaire commence dans l’école primaire de Soustara pour indigènes, où il obtient le diplôme de fin d’études primaires. A l’âge de 16 ans, il perd son père et la nécessité le pousse à commencer de travailler, d’abord comme vendeur chez un commerçant juif du centre ville d’Alger, puis dans l’administration. En 1916, à l’âge de 25 ans il est admis à la Medersa d’Alger où il obtient d’abord le Certificat des Medersas, puis en 1922 le Diplôme d’Etudes Supérieures des Medersas. Il maîtrise parfaitement l’arabe et le français, et après avoir réussi au concours, il est nommé en tant qu’interprète judiciaire dans différentes localités de l’algérois. Ce fonctionnaire calme et consciencieux est apprécié par ses supérieurs, et en 1933 on le nomme examinateur de toutes les classes d’interprètes judiciaires. Il ne participe pas activement aux mouvement des Jeunes Algériens, mais on devine que ses opinions doivent se rapprocher des leurs, et on sait que l’échec politique de ces derniers et l’engrenage de la violence de la guerre de libération l’ont beaucoup affecté 61 . Il est intéressant de noter que cet intellectuel bilingue qui a publié deux romans en français, a aussi activement participé à une association culturelle musulmane à Blida, et à une association d’entraide sociale à Médéa. Ceci illustre bien ce que nous disions sur les liens unissant les intellectuels francisés à leurs homologues de la mouvance des Oulémas. Chukri Khodja fait partie de ces intellectuels qui essayent de réaliser à travers leur œuvre et leur vie une synthèse entre islamité algérienne et modernisme social français, entre leur identité culturelle algérienne et leur éducation française. Situation de plus en plus inconfortable, et probablement source de tourments intérieurs dont le résultat sera une grave crise nerveuse quelques années avant sa mort, et au cours de laquelle il détruit tous ses écrits. Chose rare pour les auteurs de cette époque, au début des années 90, ses deux romans furent réédités à Alger par l’Office des Publications Universitaires.
Mohammed Ould Cheikh est né le 23 février 1906, dans le sud oranais, à Colomb Béchar. Parmi les cinq auteurs de notre corpus, il est le seul qui n’ait pas fait de carrière professionnelle dans l’une des structures de l’appareil colonial où évoluaient les intellectuels francisés de l’époque. Il est issu d’une grande famille du sud oranais dont l’influence sur l’évolution historique de la région a été déterminante. Il est intéressant de noter comment le rôle historique de cette famille, les Ouled-Sidi-Cheikh, est interprété différemment suivant le regard que l’on porte sur les intellectuels algériens de l’entre-deux-guerres. Voyons la présentation de cette famille selon Jean Déjeux, puis selon Ahmed Lanasri, auteur de plusieurs travaux sur la période en question.
‘« Il est le fils de l’Agha Cheikh Ben Abdallah qui travailla à répandre l’influence française sur la région de Colomb Béchar. » 62 ’ ‘« L’auteur appartient de surcroît à la grande famille maraboutique des Ouled-Sidi-Cheikh qui joua un rôle éminent dans l’affirmation de l’identité algérienne. De l’insurrection de 1864 à celle de 1881 (…), ils opposèrent un refus hautain à la colonisation. Héritier de cette fière aristocratie maraboutique, l’auteur conservera en lui un profond attachement à l’Islam. » 63 ’Sans vouloir entrer dans une polémique idéologique et historique, retenons juste qu’il s’agit bien de la même famille dont parlent les deux citations, mais qu’elles ne recouvrent pas la même période historique. En empruntant les termes techniques utilisées par Abdelkader Djeghloul, on pourrait dire que nous voyons ici le passage, au sein d’une famille, de la politique de résistance-refus à celle de la résistance-dialogue 64 . En tout cas, Mohammed Ould Cheikh accomplit le parcours scolaire classique des privilégiés de l’aristocratie algérienne : études primaires dans une école française de Bechar puis études secondaires au lycée d’Oran, qu’il devra quitter pour causes de santé en classe de seconde. Atteint d’une maladie pulmonaire que le climat d’Oran ne fait qu’aggraver, il se voit obligé de rentrer dans le sud sans terminer le lycée. Malgré plusieurs cures à Vichy, à Bou Hanifa et à Tlemcen, sa santé ne s’améliore pas et il meurt à l’âge de 32 ans, en janvier 1938. Contrairement aux autres écrivains de notre corpus, du fait de sa maladie, il n’a pas travaillé dans les structures de l’administration, de la magistrature ou de l’enseignement colonial, et la seule occupation que nous lui connaissons a été l’écriture et la publication de ses œuvres. En fait, cette indépendance reste relative, car la famille, sa base financière pour cette courte vie d’aristocrate lettré et pour les cures de santé probablement inaccessibles à la majorité de la population locale, restait tributaire de son rapport au pouvoir colonial .
Outre le roman soumis à l’étude, Mohammed Ould Cheikh a écrit plusieurs nouvelles, des contes et des poèmes publiés dans la revue Oran , et un recueil de poèmes en prose édité sous le titre de Chants pour Yasmine 65 . Il est également l’auteur de deux pièces de théâtre dont la seconde, Le Samson algérien, fut traduite en arabe dialectal et mise en scène par Mohammed Bachtarzi, une première fois en 1937, puis une deuxième fois en 1947, mais alors interdite par les autorités. Myriem dans les palmes est le premier roman algérien de langue française de l’entre-deux-guerres qui fut réédité dans l’Algérie indépendante, en 1985, avec une introduction détaillée d’Ahmed Lanasri sur les conditions historiques et culturelles de la période. On peut dire qu’aujourd’hui, de tous les auteurs de notre corpus, Mohammed Ould Cheikh est le plus accepté, et le mieux reconnu en Algérie. Contrairement à la majorité des auteurs francographes qui ont été ses contemporains, il a été réintégré au sein du patrimoine littéraire national et officiel.
Rabah Zenati (1877-1952) est le dernier écrivain algérien de langue française qui publie un roman tellement empreint du discours sur l’assimilation. On pourrait dire qu’il est le dernier représentant de cette tendance de la résistance-dialogue. En effet, après la publication en 1945 de Bou-el-Nouar, le Jeune Algérien, on ne verra plus paraître de nouveaux romans dans ce style typique des années coloniales, où l’œuvre de fiction est tellement soumise au discours idéologique dominant, et où s’exprime en surface un désir d’assimilation apparent, cachant au même moment toute l’ambiguïté de la tentative. Rabah Zenati est né en Grande Kabylie dans une famille ordinaire, plutôt pauvre, qui n’avait pas les mêmes privilèges sociaux et économiques que les familles des quatre autres écrivains de notre corpus. En 1871, son père avait participé, armes à la main, à la révolte de Mokrani ; leur maison fut brûlée pendant les représailles, et la famille a dû se réfugier dans les grottes du Djurdjura. Pendant les années de la tendre enfance, le jeune Rabah, comme tous les enfants kabyles de son âge, garde les chèvres à longueur de journée. Ce n’est qu’à douze ans qu’il prend le chemin de l’école française, accompagné de la désapprobation de son père qui aurait aimé le «‘ soustraire au contact des roumis »’ 66 . Malgré ce début tardif, le jeune homme réussit bien dans les études, et chose aussi importante pour son avenir, il épouse l’idéal d’une France juste et civilisatrice. Il décroche un diplôme d’instituteur, et en 1903, il est naturalisé français. Mais c’est son expérience faite au sein de l’armée pendant la Grande Guerre qui fait de lui un fervent partisan de l’assimilation et qui le décide à choisir pour vocation le rôle d’intermédiaire entre les Européens et les Musulmans. Dans la préface déjà citée, il parle de lui-même à la troisième personne du singulier.
‘« Les quatre années de guerre lui ouvrirent les yeux sur bien des choses et surtout sur la valeur morale des hommes. (…) Une meilleure connaissance de la mentalité de tous les milieux français, leur vie saine et équilibrée lui ont fait concevoir la possibilité d’y introduire, prudemment, par étapes, ses coreligionnaires souvent déclassés et désaxés. De là, sa décision de jouer le rôle d’intermédiaire, de trait d’union, pour assurer la fusion de deux peuples désormais appelés à vivre en communauté d’intérêts et d’idées. » 67 ’Après la guerre, il est instituteur puis directeur d’école dans le Constantinois, jusqu’à sa retraite en 1934. C’est l’époque où il s’engage dans la vie culturelle et intellectuelle : il commence à écrire des articles de journaux, participe en 1922 à la création de la Voix des humbles, qui s’appelait d’abord « Organe de l’Association des instituteurs d’origine indigène d’Algérie », puis en 1929 fonde à Constantine son propre journal, La voix indigène. A travers tous ses écrits, il milite pour l’assimilation et l’émancipation de ses coreligionnaires, pour l’enseignement généralisé de la population et pour ses droits politiques. Parfait représentant du courant des Jeunes Algériens, il est d’abord très proche de la Fédérationdes Elus indigènes, puis avec le temps qui passe, les échecs politiques qui s’accumulent et la radicalisation des positions, il se retrouve de plus en plus seul avec ses idées. Malgré toutes les déceptions qui touchent les Jeunes Algériens et la Fédération des Elus, il persévère dans ses positions et continue son action en y consacrant ses propres ressources et toute son énergie. A part le roman qui fait partie de notre corpus, on ne lui connaît pas d’autres œuvres littéraires. Il s’exprime donc essentiellement à travers son journal, auquel il donne en 1947 le titre de La Voix libre, Journal d’Union franco-musulman, et à travers deux essais politiques publiés en 1938, à quelques mois d’intervalle, l’un à Paris, l’autre à Constantine sous un pseudonyme 68 . Une présentation nationaliste et idéologique des écrits des partisans de l’assimilation ne voudrait voir dans ces œuvres que des couplets à la gloire de la France et de son œuvre civilisatrice en Algérie. En fait, le lecteur qui prend le temps de parcourir avec objectivité les écrits de Rabah Zenati pourra découvrir chez cet homme l’expression d’une lutte intellectuelle sincère et parfois désespérée, qui ne ménage pas le pouvoir colonial en place et qui ne renie pas ses racines culturelles et religieuses. Pour preuve, voyons quelques passages d’un article mi-satirique, mi-tragique, paru en première page de La Voix indigène en 1933, et qui est selon toute vraisemblance de la plume du directeur.
Les dix commandements du Colonisé
Certifié conforme, LE BICOT FRANÇAIS‘ 69 ’
A lire ses articles de presse de plus en plus désespérés, à voir le titre de l’essai politique publié sous un pseudonyme à Constantine en 1938 (Comment périra l’Algérie française), on se demande pourquoi cet homme est resté fidèle jusqu’à sa mort aux idées assimilationnistes ? Idées que la majorité de ses amis, la plupart des intellectuels francisés avaient déjà progressivement abandonnées au cours des années trente, surtout après l’échec du projet Blum-Violette. La publication en 1945 du roman que nous allons étudier, et qui est une parfaite illustration des idées de la mouvance Jeune Algérien, semble également être « en retard » par rapport aux événements et aux évolutions de l’ensemble des cercles intellectuels et littéraires de l’Algérie musulmane. De même, si nous lisons les écrits de Rabah Zenati de la fin des années trente, ou si nous pensons à son essai Comment périra l’Algérie française, on comprend difficilement pourquoi sept années plus tard il publie encore un roman censé démontrer la possibilité de l’assimilation. Nous essayerons dans la suite de ce travail de trouver des réponses à ces questions. Ce qui est certain c’est qu’avec l’année 1945, avec les émeutes du Constantinois et la répression qui a suivi, une page est définitivement tournée dans l’histoire de l’Algérie, et des deux côtés les partisans de l’assimilation réalisent l’échec définitif de leurs espoirs, le caractère utopique de leurs rêves. En littérature, ce réveil aux réalités se traduit par la fin de la série des romans qui louent les possibilités et les bienfaits de l’assimilation, ou qui entreprennent une tentative de représentation de l’Algérie coloniale mais multiculturelle, française mais respectueuse des droits de la population musulmane.
Sur les six romans de notre corpus, quatre sont édités en France, et deux seulement en Algérie, dans des maisons d’édition appartenant à des Français de la colonie. Cette constatation laisse entrevoir un aspect non négligeable de la dépendance des cercles culturels algériens par rapport au système colonial en place. La faiblesse logistique des intellectuels algériens se révèle à tous les niveaux de la publication et de la diffusion de leurs écrits. Malgré quelques tentatives à Alger et à Constantine, aussi bien la presse que l’édition des livres resteront tributaires des circuits de la colonisation pour ce qui est de la fourniture de papier, de l’impression et de la diffusion. La domination des cercles coloniaux sur l’imprimerie et la diffusion influence évidemment les auteurs dans leurs écrits et limite la liberté de leur expression à cause de la censure réelle, mais aussi à cause de l’auto-censure. A voir le nombre important des préfaces allographes qui introduisent les romans du corpus et leur caractère paternaliste, on comprend encore mieux la dépendance de nos auteurs par rapport aux éditeurs et aux cercles culturels coloniaux.
En parlant des problèmes de publication et de diffusion, l’autre question importante que l’on doit se poser est de savoir qui était le destinataire principal de ces œuvres littéraires, écrites dans une langue et une idéologie étrangères, et qui plus est dans un genre étranger aux écrivains. Nous avons déjà mentionné au début de ce chapitre le taux important d’analphabétisme de la population indigène de l’Algérie de l’entre-deux-guerres et le nombre restreint des intellectuels lisant et écrivant le français. Cette réalité des chiffres vient confirmer le sentiment qui naît après la lecture des romans : ces œuvres sont écrites essentiellement pour les Français en général, et ceux de la métropole en particulier. Après un siècle de colonisation, le colonisé commence à se dire, à se présenter à l’autre en adoptant la langue, la forme et l’idéologie imposées par le conquérant. C’est l’époque où les Algériens maîtrisent déjà suffisamment le français pour pouvoir créer des œuvres littéraires en imitant leur écrivain préféré, et par là, influencer la vision que l’Européen s’est formée du peuple conquis. L’histoire de la littérature algérienne de langue française commence avec cette période d’acculturation et de mimétisme où la fascination de l’Autre participe pour une part non négligeable dans les motivations des écrivains.
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Idem. p. 10.
ZENATI, Rabah, Le problème algérien vu par un indigène, Paris, Publications du Comité de l'Afrique française, 1938, 182 p. et ZENATI, Rabah, (pseudo: Hassan), Comment périra l'Algérie française , Constantine, Attali, 1938, essai, 140 p.
La Voix indigène, Constantine, jeudi 20 juillet 1933.