I. 1. Les chemins de la solitude

I. 1. 1. Ahmed Ben Mostapha, goumier

Le premier roman algérien de langue française, Ahmed Ben Mostapha, goumier, de Mohamed Bencherif date de 1920 et est en grande partie autobiographique. Seule la fin du récit est détachée de ce qu'a réellement vécu l'auteur. Ce dernier, et donc le héros du roman, est caïd dans la tribu des Ouled Si M'Hamed, dans la région des Hauts Plateaux du Centre de l'Algérie. Il s'engage dans l'Armée française pour participer à la pacification du Maroc. Membre d'une tribu de la grande famille des Ouled Naïls, il sera intégré à la formation des goumiers, où il fait le serment de rester fidèle pendant trois mois.

Ahmed Ben Mostapha veut prouver son courage et sa fidélité à la France, c'est pour cette raison qu'il part pour la guerre. Sa réussite au champ de bataille lui vaut une décoration d'honneur. Non seulement il fait preuve de courage, mais il tient tout un discours aux Marocains sur les bienfaits de la France. Lorsqu'on lui demande pourquoi il combat contre ses frères, aux côtés des infidèles, il répond sans hésitation et prend la défense de la France. Pour lui, il ne s'agit pas de quitter sa religion mais de profiter des bienfaits de la France et d'accepter la réalité telle quelle. La différence entre les deux religions est oubliée au profit d'une histoire commune qui avait réussie, à un moment donné à rapprocher les deux communautés dans la guerre.

‘« - Le drapeau que je sers me protège. Il porte dans ses plis la justice, la tolérance, le droit du faible, tout comme les étendards de nos ancêtres. Je considère comme un pieux héritage de continuer par mes faibles moyens leur glorieuse pensée. D’ailleurs les aïeux de ces chrétiens ont servi sous nos bannières en marche vers ces mêmes lumières qui éclairent aujourd’hui le monde nouveau . » 74

L’objet de la quête du héros est en fait l’établissement de relations, de rapports d’amitié avec l’Autre. On est à la recherche d’une entente idyllique où les rapports de dominé / dominant seraient transfigurés par les idées de justice et d’égalité. Ahmed Ben Mostapha est entre deux mondes, deux cultures, et il souffre de l’incompréhension qui sépare les deux communautés. C’est un combattant solitaire qui cherche auprès de chacun un espace accueillant et à l’abri des querelles de pouvoir. Le goumier, à l’image des combattants arabes ou berbères, à l’image de tous les hommes en campagne, cherche une terre de paix où il pourra se reposer en sécurité. Pourtant, lorsque après une campagne héroïque au Maroc il retourne dans sa tribu exercer ses fonctions traditionnelles de caïd, nous le trouvons impatient de pouvoir repartir. Cette partie constitue un temps mort dans l’action d’ensemble du roman : la quête du héros est comme suspendue. C’est un retour aux sources, un repos sur le chemin où l’évolution du récit est figée dans le temps et dans l’espace.

Avec le début de la Première Guerre mondiale, Ahmed Ben Mostapha part pour la France combattre les Allemands. C’est un soldat consciencieux qui n’hésite pas au moment où il faut défendre sa « patrie d’adoption », mais c’est également un homme poussé à l’aventure par ses désirs inassouvis. Nous avons une description pathétique de l'arrivée en France et des premières impressions du héros sur le pays de l’Autre. L’objet de la quête se rapproche et il est matérialisé de nouveau à travers le combat et la guerre : le goumier doit défendre la terre de sa patrie d’adoption contre les ennemis allemands. C'est le court moment sur son parcours où le rapprochement avec les Français semble se réaliser. Mais ce rêve ne dure pas longtemps : il est fait prisonnier par les Allemands, qui lui font maintes propositions pour le forcer à collaborer avec eux. Il résiste avec courage et vaillance, mais finalement, à cause d'une maladie, il est évacué vers la Suisse. C'est là qu'il mourra, solitaire, loin des siens et loin également de sa patrie d'adoption. Il termine sa destinée dans un espace qui n'est ni celui du Même ni celui de l'Autre. Il a pratiquement rompu tout contact avec les siens, il ne reçoit aucune nouvelle de l'Algérie qui disparaît complètement de ses préoccupations. Le titre du dernier chapitre nous laisse penser que Ben Mostapha achève sa destinée «‘ apaisé par la plus délicate amitié française ’ ». En réalité, il s’agit d’un échange épistolaire avec une dame de Paris, qui sera appelée «‘ ma grande amie »’ dès la seconde lettre. Cette correspondance platonique n’apporte qu’une solution illusoire aux problèmes du prisonnier et les barrières qui séparent les deux personnes ne disparaîtront jamais. Cet échange présente d’ailleurs un caractère assez étrange car les réponses ne se suivent pas dans le temps : d’abord plusieurs lettres de la mystérieuse dame restent sans réponse, puis c’est une série de lettres d’Ahmed qui défile devant le lecteur, et enfin, seul le silence de la mort répond aux dernières lettres parisiennes. Le dialogue s’achève en un monologue sans espoir et c’est l’annonce du décès, faite par une tierce personne, qui clôt le roman. Le rapprochement, à plus forte raison la fusion, reste impossible et cette impasse mène à la mort.

Le parcours d’Ahmed Ben Mostapha dans l’espace présente une oscillation constante entre les deux univers antagonistes. Son cheminement vers le monde de l’Autre se fait toujours au prix d’efforts importants, par les batailles de la guerre ou les luttes intérieures. En tout cas, ce n’est jamais naturel, il faut sans cesse recourir à la violence ou se forcer à des séparations qui deviennent pesantes par la suite. Si le rapprochement est toujours le fruit d’un effort personnel, l’éloignement est en revanche comme une fatalité du destin contre lequel on ne peut rien. Cette impression d’impuissance et d’emprisonnement est relatée dans l’une des dernières lettres d’Ahmed.

‘« Depuis quelques jours je suis d’une tristesse que rien ne peut décrire. Je porte sur mes épaules la Suisse tout entière, avec ses montagnes qui ne finissent pas, trop longues, trop larges, trop hautes, et qui n’ont d’autre beauté que la blancheur des neiges qui les coiffent. Oh ! ces escarpements infranchissables, ces murailles qui ferment de toute part mon horizon… qui me séparent de vous. » 75

Ce «vous » reste mystérieux, la personne n’apparaît à aucun moment dans l’action concrète du roman et on ne saura pas la manière dont ils se sont connus. C’est une amitié sincère et touchante à la fois, mais qui ne fait qu’accentuer, de par sa distance, le désespoir du héros. Dans l’espace nord-africain, la rencontre avec l’Autre se fait exclusivement au niveau du monde militaire : à aucun moment il n’est question du monde des colons ou des Français des villes algériennes. Il est donc clair que le rapprochement n’est pas envisagé avec les Français d’Algérie, mais exclusivement avec ceux de la métropole. Cette non-figuration, l’absence totale du monde des colons, constitue un rejet, ou du moins un certain jugement de la colonisation telle qu’elle s’est effectuée en Afrique du Nord. L’occupation militaire est acceptée comme un fait positif pour les peuples concernés. C’est du moins ce qui ressort du discours d’Ahmed Ben Mostapha au troisième chapitre lorsqu’il explique à ses frères du Maghreb pourquoi il se bat contre eux. Ses choix, son parcours romanesque, sont justifiés par la nécessité de cette œuvre de pacification qu’entreprend l’Armée française. Mais la colonisation de peuplement est occultée, c’est-à-dire jugée et rejetée, à travers le parcours du personnage principal. Cette figuration au niveau de la fiction correspond exactement à une réalité historique : au début du siècle, dans les terres intérieures et le Sud, bien des tribus auraient préféré rester sous l’administration militaire qui était sévère mais considérée, contrairement à l’administration civile des colons, comme respectueuse de la justice. Le cheminement du héros dans l’espace se fait selon une loi très simple qui laisse peu de liberté dans les choix : le monde de l’Autre dont il désire s’approcher, avec lequel il aimerait partager ses idées de grandeur, ses recherches intérieures, n’est pas celui qui se trouve à proximité, mais celui qui est de l’autre côté de la Méditerranée. Cependant, en traversant cette mer, il abandonne forcément quelque chose de son identité naturelle, de sa religion, de sa tribu et de ses traditions. A travers son parcours romanesque Ahmed Ben Mostapha n’atteindra pas l’objet de sa quête, il en sera détourné, et il terminera son aventure dans un pays froid et fermé à l’image de son échec et de la mort qui l’attend.

La description très succincte des personnages dans le roman, et leur quasi-absence d’épaisseur psychologique, permettent difficilement d’avancer des hypothèses quant à leur utilité et leur influence réelle sur le parcours du goumier. Nous avons plutôt des clichés rapides sur tel ou tel type de soldat, sur le nomade, les cheikhs ou les étrangers. Visages aux contours toujours trop clairs pour qu’on puisse les considérer en tant que participants actifs au développement de la fiction romanesque. Opposants et adjuvants à la quête du héros ressemblent trop à des figurants figés sur le papier dont le rôle est défini à l’avance, et qui ne dépassent jamais les limites de leur utilité fonctionnelle. Etrangement, au début, l’ennemi est le « frère de religion », 76 c’est-à-dire les tribus insoumises du Maroc. Lors d’une discussion avec des Marocains, Ben Mostapha riposte vivement aux critiques que ces derniers font envers la France. Ces accusations proviennent en grande partie des Allemands qui soutiennent les Marocains contre leurs ennemis et qui font tout pour entacher l’honneur et la réputation de l’autre. Dès le début donc, une opposition s’établit entre la France et l’Allemagne. La premiére est juste et généreuse envers ses enfants, la seconde sera le pays du mal, de l’injustice et du mensonge. La haine du héros se tournera contre l’Allemagne, qui sera la cause de tous ses malheurs et qui finalement l’éloignera de l’objet de sa quête.

Mais le réel opposant à notre héros dès les débuts de l’action est un autre goumier, Ben Kouider, qui se fait remarquer par sa jalousie envers Ben Mostapha. Ce frère jaloux est vite présenté en opposition avec un lieutenant Français qui sera juste, courageux et loyal.

‘« Le goumier avait confiance dans l’impartialité de son lieutenant ; (…) il admirait en lui les qualités qui sont primordiales aux yeux de tout arabe : le courage, la justice, la loyauté.
Les canailleries de Kouider lui semblaient chose méprisable ; il ne voulait pas traiter d’égal à égal avec cet habitué des maisons de femmes ; mis au courant de ses attaques, il avait haussé les épaules, et déclaré : « Les chiens sont faits pour aboyer.» 77

Transposition des traits de caractères positifs des Arabes sur le lieutenant Français, et en même temps dégradation du frère de religion qui est comparé aux chiens. Evidemment, tous les Arabes ne sont pas présentés sous un aspect négatif, mais Kouider est le seul personnage qui réapparaisse plusieurs fois dans le roman, et qui en même temps, soit toujours en opposition avec les aspirations, les idéaux et les projets du héros. Kouider est un peu comme la copie négative d’Ahmed Ben Mostapha : jaloux qui accepte mal la promotion de son compagnon, lâche aux moments critiques des batailles et toujours en train de chercher à plaire aux officiers Français. Lors de l’arrivée du goum en France, nous avons une description du passage de leur train par plusieurs villes et dans l’une des stations une jeune fille fait des signes de la main au convoi transportant les soldats. Kouider pensera que la jeune fille lui envoie des baisers. C’est encore une occasion pour les deux hommes de s’opposer et pour Ben Mostapha de condamner le comportement honteux de son rival. Ce dernier personnifie donc tous les traits de caractère négatifs que notre héros rejette et qu’il condamne chez ses frères de religion. Kouider est en quelque sorte l’exemple de l’indigène sur qui l’influence de la France n’a pas entraîné des changements positifs, mais surtout négatifs.

Nous avons déjà mentionné l’absence de représentation de la société des Français d’Algérie, du monde des colons ou des bourgeois des villes. Dans le récit, le rapprochement entre les deux mondes passe essentiellement par les rapports entre les soldats. Entre les officiers que rencontre notre héros sur son parcours, nous trouvons le stéréotype du bon et du mauvais Français. Dans cette seconde catégorie se classe l’officier qui appelle le héros « Ben Cous-Cous », 78 se moque de lui sans raison, reste sur ses préjugés et ne voudra pas l’écouter. Mais il y a aussi un autre officier, proche ami de notre personnage, qui lui fera un cours sur l’histoire des Arabes et la grandeur de leur civilisation. Il lui expliquera également les causes de leur décadence.

‘« C’est le jour où tes ancêtres, avec leur passion de la liberté individuelle, ont voulu se battre comme tu l’as fait hier, seul, chacun pour soi, c’est lorsqu’ils ont recommencé leurs combats homériques qu’ils ont perdu leur âme collective, abdiqué leur personnalité politique, fait place à d’autres.» 79

C’est ici l’image du Français comme on aimerait qu’ils soient tous : compréhensif, qui s’intéresse à la culture arabe et islamique, qui parle « notre » langue, qui sait écouter et qui n’est pas hautain. Le rôle de cet officier est double, car s’il est là pour démontrer que les rapports amicaux sont possibles entre Arabes et Français, il a également pour fonction de tendre un miroir devant Ben Mostapha. Dans le reflet de ce miroir, le héros contemple l’histoire et l’aventure de ses propres ancêtres : vision paternaliste des rapports entre dominé et dominant s’il en est. C’est pourtant avec des Français de ce type que Ben Mostapha cherche les relations d’amitié, c’est dans leur entourage qu’il aimerait vivre. Extérieurement, sa quête se résume à la rencontre et au rapprochement avec ce bon Français qui doit correspondre à une image préfabriquée. Sa quête intérieure est conditionnée par ce premier aspect extérieur : il voudrait toujours satisfaire aux attentes de ses amis français et aimerait être compris par eux. Mais il reste solitaire tout au long de son parcours. Les rares moments d’entente et d’amitié avec des Français disparaissent rapidement ou restent lointains, sans apporter réellement de solution aux aspirations profondes de partage et de fraternité du héros.

Notes
74.

Ahmed Ben Mostapha, goumier, p. 71

75.

op. cité page 231-232.

76.

Dans cette œuvre, on ne trouve pas le terme de « coreligionnaire » pourtant si fréquent dans le vocabulaire de l’époque pour désigner les frères dans la religion musulmane.

77.

op. cité page 26

78.

op. cité page 89.

79.

op. cité page 51-52.