I. 2. Les chemins de la débauche

I. 2. 1. Mamoun ou l’ébauche d’un idéal

Le parcours de Mamoun, principal personnage du premier roman de Chukri Khodja 90 , ressemble à beaucoup d’égards à celui de Bou-El-Nouar. Dans les deux cas, la fiction romanesque donne lieux à la représentation des réalités de la vie des intellectuels francisés de l’époque. Mais si les études et la fréquentation des milieux français ont poussé Bou-El-Nouar vers la recherche du savoir et ont fait naître en lui le désir sincère de servir la cause de ses compatriotes et du rapprochement entre les deux peuples, il n’en est pas de même chez Mamoun. Son parcours romanesque est le type même du désastre causé par l’influence du monde occidental sur les habitudes, les mœurs et les comportements traditionnels de l’Algérie. Les problèmes de débauche liés à l’alcoolisme, la toxicomanie et la prostitution sont très importants pendant cette époque, et la lutte à leur encontre se mène sur plusieurs fronts : par tous les canaux disponibles des médias, à travers des conférences, des cercles amicales ou religieuses, mais aussi à l’aide de la fiction littéraire en représentant les dégâts causés par la débauche 91 .

Initialement, la formation intellectuelle suivie par ce fils unique d’un caïd campagnard remplit le même rôle que dans le roman de R. Zenati : elle éloigne le protagoniste de son milieu naturel et le propulse dans un monde qui refuse de l’accueillir, qui sera incapable de l’intégrer. L’enseignement traditionnel, c’est-à-dire l’école coranique, est présenté dès le début sous un aspect très négatif, ce qui n’était pas le cas dans le roman précédent. Contrairement à Bou-El-Nouar, qui poussa ses études islamiques jusqu’à l’Université de la Zitouna, Mamoun ne sera jamais intéressé par ces études «‘ ennuyeuses et combien fastidieuses »’ 92 . Son attention sera captivée, déjà pendant la tendre enfance, par la civilisation occidentale et la richesse matérielle. Le roman s’ouvre sur l’image du train qui s’engouffre dans la campagne algérienne et qui fascine les enfants des fellahs. Intrusion violente de la machine dans un monde de pauvreté et souvent de misère, dont les habitants ne peuvent que rêver de monter un jour dans un train qui les mènera vers les richesses de la ville. Le train, visualisation de la présence de l’Autre, vient bouleverser le milieu tranquille du village et emporte l’enfant encore innocent vers la ville. Cette image baigne tout le début du livre jusqu’à l’arrivée de Mamoun à Alger, « gouffre de la civilisation ». Son départ est un événement violent, un peu comme un arrachement de l’enfant du milieu maternel. A vrai dire, au début, seul le père est satisfait de ce départ. La mère s’oppose catégoriquement à cet éloignement. Quant à Mamoun, il hésite entre le désir de fuir le « bled » et l’affection qu’il porte à une cousine. Mais comme cette dernière n’est qu’une simple bergère de condition inférieure, les parents la jugeront indigne de leur fils. Si Bou-El-Nouar partait à l’école avec le pur désir du savoir et sans espérer aucun bénéfice matériel de ses études, Mamoun en revanche recherche essentiellement la possibilité de quitter la misère et la condition déplorable de son entourage. Ce n’est pas la recherche intellectuelle, mais bien le désir de la richesse matérielle, qui est à la base de son départ.

‘« Et Mamoun, qui croîssait (sic) comme une herbe sauvage, se vit un jour véhiculé vers l’inconnu, par cette même machine infernale, qui avait tant obsédé sa pensée ; il abandonna donc le gourbi de ses aïeux, il se sépara de Zahira, sa cousine pauvre, et s’en alla vers le gouffre de la civilisation. »  93

La quête se situe donc sur deux plans : quitter la misère matérielle du village et rejoindre la société et la culture de la ville, c’est-à-dire des Français. Le savoir et la science moderne ne remplissent pas le même rôle que dans le roman précédemment étudié, car ils ne sont aux yeux du héros que des outils qui l’aideront à sortir de la pauvreté du village. Le rôle du père est également différent, puisque cette fois, c’est lui qui prend l’initiative de mettre son fils en pension à Alger. Son rêve est d’en faire un avocat qui pourra gagner beaucoup d’argent. La mère en revanche, voudrait retenir son fils dans le milieu villageois, et le départ se fera contre sa volonté. Dans ce processus d’éloignement de la famille, des traditions et des coutumes, Bou-El-Nouar était un participant actif qui prenait des décisions, et s’il le fallait pliait son entourage à ses vœux. Mamoun, lui, ne fait que subir son sort, c’est un participant passif à sa propre aventure qui se laisse ballotter par la volonté de ses proches. C’est donc, dès le début, un héros qui manque de caractère et qui part avec un lourd handicap : celui de ne pas être en mesure d’exprimer clairement l’objet de sa quête et d’être incapable de mettre en œuvre les moyens nécessaires à sa réalisation. Cette faiblesse intérieure du personnage de Mamoun se traduit également au niveau physique, notamment à travers une comparaison avec son père :

‘« Bouderbala avait un visage mâle, une barbe grisonnante, une carrure imposante et une démarche fière, qui lui donnaient un certain prestige aux yeux des passants. Son fils, chétif et malingre, paraissait comme un pygmée à ses côtés ; c’est ce qui fit d’ailleurs que de Lussac lui disait, après l’avoir vu en compagnie de son père : « Dis, Mamoun, T’as l’air d’un avorton à côté de ton père. » 94

Dans le caractère de Mamoun, on trouve deux éléments fixes qui déterminent essentiellement son parcours : sa révolte contre tout ce qui le rattacherait à ses origines, et son engouement pour l’alcool et les femmes. Révolte contre le père et tout ce qui est sa volonté, révolte contre l’islam et ses prescriptions : rien n’est sacré aux yeux de Mamoun. C’est vraiment l’histoire du fils prodigue, avec la différence encore une fois que notre héros se trouve placé sur ce chemin un peu indépendamment de sa volonté. Du bref passage à l’école, on ne retiendra pas grand-chose, si ce n’est que c’est là qu’il abandonne les prescriptions islamiques en mangeant du jambon et en buvant du vin. Le rôle de l’école française serait d’une part de l’aider dans son apprentissage pour en faire un avocat qui rapporte beaucoup d’argent à la maison, et d’autre part de l’engager sur le chemin de l’assimilation. Mais l’école ne remplit aucune de ces deux fonctions : Mamoun ne terminera jamais ses études, le savoir ne l’intéressant pas outre mesure et, en plus, il dilapidera l’argent de son père. Quant à l’assimilation, elle reste un désir inassouvi. Le héros tourne le dos à son milieu d’origine et renie sa foi, sa culture et sa race, sans pour autant parvenir à se faire accueillir dans la société de l’Autre. Cet échec du rôle de l’école dans le roman est un peu à l’image de l’échec de toute la colonisation, ou du moins de toute idée d’assimilation des musulmans par les Européens vivant en Algérie. Parmi les romans étudiés, c’est l’un des rares où la société des Français d’Algérie est représentée avec une certaine épaisseur, où apparaissent plusieurs types de personnages issus de cette société. Mais pour Mamoun, l’intégration dans le monde de l’Autre se fait essentiellement dans l’espace de la consommation des biens matériels, où il se perdra. Il fréquente les brasseries, des soirées brillantes et même l’opéra, mais les amis qu’il se fait dans ces endroits l’oublie rapidement lorsqu’il tombe malade. L’intégration devient vite illusion et les déceptions le précipitent toujours plus bas dans le gouffre de la consommation effrénée. Il arrive rapidement aux drogues et aux prostituées. Le rejet par la société dominante se concrétise encore au moment où il cherche du travail, quand ses origines arabes ne lui valent que des refus.

Dans ses relations superficielles avec les Français, deux rencontres font exception. D’abord avec Madame Robempierre, qui répond à ses avances amoureuses et avec laquelle il semble trouver le bonheur. Mais leur rapport sera révélé au mari par une lettre anonyme et Mamoun sera abandonné par son amante. Cette relation amoureuse entre un Musulman et une Chrétienne, ici comme dans plusieurs romans de notre corpus, devrait démontrer la possibilité de l’assimilation, devrait permettre au héros de s’approcher de l’objet de sa quête. Mais c’est tout le contraire qui se passe car cette relation, née dans l’interdit, se poursuit dans la méfiance et se termine par le suicide de Madame Robempierre, qui ne peut plus supporter la jalousie de son mari et de son entourage. Cette union mixte, qui devrait être l’un des éléments constituants de l’entreprise de démonstration de l’assimilation idéale, est frappée d’un double interdit : celui de l’adultère et celui de la religion qui sépare les deux amants. De plus, il s’avère que Mme Robempierre n’est pas une vraie Française, mais une Kabyle chrétienne, donc quelqu’un qui a également abandonné la foi de ses ancêtres. A travers leur union, ce n’est pas une synthèse du « Même » et de l’ « Autre » qui se produit, mais bien un jeu de miroir où le regard de Mamoun tourné vers la femme de son choix ne fait finalement que lui refléter son propre visage.

‘« -Eh bien, mais nous sommes, en tous points comme frères et sœurs. Nous sommes arabes de naissance, mais toi française authentique et moi français de cœur. » 95

Le parcours de cette femme est significatif dans la mesure où elle trompe son mari avec quelqu’un de ce milieu qu’elle avait renié. D’ailleurs, son mari considère que sa faute capitale n’est pas de l’avoir trompé, mais de l’avoir fait avec un Arabe. Donc, là encore, déception sur tous les plans et impossibilité de rejoindre l’Autre. L’union mixte, qu’elle soit légale ou non, est vouée à l’échec : le fossé qui sépare les deux communautés ne pourra être comblé ni dans le cadre du mariage ni dans celui de l’adultère. Et le mari furieux de lancer son jugement sans appel :

‘« Ignores-tu, femme perfide, que les arabes sont nos plus irréductibles ennemis, à nous chrétiens, … et c’est avec cette race, qui donne le jour à des gueux et des bandits, que… que tu es allée souiller mon honneur. (…) C’est la honte. Ça ne m’étonne pas d’ailleurs de ta part, m’tournia tu es, m’tournia tu resteras. » 96

Le cheminement de cette dame est à l’image de celui de Mamoun et des autres héros des romans algériens de langue française de l’entre-deux-guerres. Sa tentative d’intégration à la société française de l’Algérie reste un échec qui se termine dans la mort. Même en reniant sa religion et en devenant chrétien, l’Arabe ou le Kabyle n’arrivera pas à intégrer le monde de l’Autre.

La relation de Mamoun avec un de ses anciens professeurs, M. Rodomsky, constitue également une ébauche des rapports idéaux qui pourraient s’établir entre Arabes et Français. Ce dernier intervient pour faire sortir Mamoun de prison, il discute longuement avec lui des problèmes de l’incompréhension entre les deux communautés et c’est le seul qui sache vraiment écouter et entendre les paroles désespérées du jeune « musulman évolué ». Selon le projet narratif explicite, sa fonction serait d’aider Mamoun à intégrer le monde européen et à trouver sa place dans l’espace de la ville. Mais cet ami sincère, probablement le seul parmi tous les personnages, ne l’introduira pas dans le champ de l’Autre. Il le prend par la main et le ramène au village, chez son père, où il mourra en bon musulman. Tout se passe comme s’il n’y avait aucune possibilité d’échange sincère entre les deux mondes et que si quelqu’un essayait de franchir la frontière, il sombrait fatalement dans la débauche et/ou la mort. A mesure qu’on avance dans la lecture, il s’avère que toutes les cartes sont fausses et que le parcours romanesque du héros ne mène nullement vers l’objet de la quête : M. Rodomsky, qui pourrait servir d’exemple du « bon Français » est en fait d’origine polonaise et Mme Robempierre n’est pas une vraie Française, puisqu’elle vient d’une famille kabyle convertie au christianisme par le cardinal Lavigerie 97 .

Si les Français qui remplissent un rôle positif dans l’histoire font plutôt exception, ceux qui sont présentés négativement sont bien plus nombreux. Mamoun l’ébauche d’un idéal est avec Zohra, la femme du mineur, le roman de notre corpus qui donne probablement la description la plus détaillée de la communauté européenne de l’Algérie des années vingt. En arrière-plan du discours sur l’assimilation, le narrateur développe une entreprise de dépréciation de la communauté de l’Autre. Les nombreux opposants sur le chemin de Mamoun servent tous au narrateur à exprimer un jugement négatif sur la société algérienne de l’époque. Dans cette société on trouve difficilement de vrais Français, et un discours théorique sur les termes comme « Française de cœur » et « Français de sang » revient consatemment. Les deux conditions se trouvent rarement réunies et en fait, les opposants à Mamoun qui aiment s’afficher en tant que Français, se révèlent eux aussi être, comme dans le cas des adjuvants, pratiquement toujours d’origine étrangère. Les parents de Monsieur Robempierre sont arrivés de Sicile, et celui-ci avait changé son nom italien lorsqu’il avait obtenu la nationalité. Celui qui dénonce l’amour interdit entre Mamoun et Madame Robempierre, et qui restera l’ennemi juré, est d’origine espagnole et s’appelle Barcelonard. L’indicateur de la police qui trahit les participants de la soirée où tout le monde fume du kif, du hachisch et de l’opium s’appelle Boucebsi 98 et donc c’est encore quelqu’un qui certainement n’est pas originaire de la métropole. Le seul Français d’origine qui est représenté et qui a droit à l’appellation de « bon Français » est un ami des brasseries, un certain de Lussac, qui aide Mamoun à trouver du travail et dont on nous dit qu’il était «‘ animé des meilleurs sentiments pour les indigènes ».’ ‘ 99Mais de Lussac reste lointain dans le récit et on ne sait pas très bien qui il est et ce qu’il fait. Les « bons Français », les « vrais Français », ceux qui le sont de « cœur et de sang », sont pratiquement absent de la représentation. Dans toute cette production littéraire, ils sont très présents au niveau du discours, au niveau des idéaux exprimés et désirés, mais leur non-représentation constitue un jugement sévère porté à l’encontre de la société française de la colonie. La quête des héros se résume souvent à une attente de cette rencontre tant désirée avec quelqu’un qui les comprenne, qui les accepte sans préjugés, dans la confiance et l’égalité.

Mais Mamoun non plus, n’est pas un héros positif ; il est à l’image de cette société dans laquelle il évolue. Ayant perdu tout contact avec sa famille, sa culture et sa religion, il est sans point de repère dans cette société mondaine qui ne l’accueille que tant qu’il peut payer ses consommations. Les idées de Mamoun sur le monde se révèlent à travers ses discussions avec M. Rodomsky. Ce sont des débats théoriques sur les grandes questions de la vie qui sont d’une part présentées sans cohérence interne, et qui n’ont d’autre part, aucune crédibilité, ou si l’on veut aucune cohérence au vu des actions de celui qui les prononce. Dans Mamoun, et comme dans plusieurs romans de notre corpus, on constate vers la fin de l’histoire une primauté du discours théorique sur l’action vers la fin de l’histoire. C’est un peu comme si l’on voulait démontrer quelque chose à travers le parcours romanesque, mais comme on n’y arrive pas et que le chemin du héros se termine dans l’échec, on profite encore de sa présence pour mettre dans sa bouche des idées, des rêves ou souvent des mythes, qui représentent certainement une vision du monde du narrateur, mais pas toujours celle des acteurs. Vers la fin du roman les questions que Mamoun se pose tournent toujours de plus en plus autour de l’identité, mais le raisonnement est souvent maladroit et les concepts ont du mal à prendre forme.

‘« Toutefois, en dépit de ma sincérité, croira-t-on mes raisonnements véridiques ou les entourera-t-on d’une suspicion, les châtrant de leur charme naïf ? Vous direz tous, je l’entrevois, que mes raisonnements sont en tire-bouchon. Qu’importe. L’essentiel, c’est d’extérioriser mes idées. Le temps se chargera de les imposer à mes compatriotes ou à leur postérité . » 100

Mamoun, qui évolue vers un certain scientisme, n’arrive pas à exprimer clairement ses idées. Son échec n’est pas seulement au niveau du parcours romanesque, mais aussi au niveau de l’expression, de la cristallisation des idées qui naissent dans le subconscient du personnage. Ses idées sont trop loin de la réalité et du possible, et la chute est inévitable : son retour dans le village paternel, sa réaffirmation de la profession de foi islamique en répétant la chahada après son père, et finalement sa mort, signifient sans équivoque l’échec de l’entreprise. L’assimilation culturelle et intellectuelle, c’est-à-dire son évolution vers le scientisme où il excluait la religion le mène finalement sur un terrain neutre où il est impossible de vivre, ni même de survivre. Son retour est inévitable. L’assimilation matérielle de la civilisation occidentale l’a mené vers la débauche et la dégradation physique, qui débouchent sur la mort. La boucle est bouclée et le monde du « Même » se réapproprie l’enfant prodigue.

Notes
90.

KHODJA, Chukri, Mamoun, l’ébauche d’un idéal, Paris, éd. Radot, 1928, 184 p.

91.

Dans Mamoun, évidemment, mais aussi dans Zohra, la femme du mineur.

92.

Mamoun, l’ébauche d’un idéal, p. 17.

93.

op. cité p. 24.

94.

op. cité p. 55

95.

op. cité p. 111.

96.

op. cité p. 102.

97.

A propos des kabyles convertis par le cardinal Lavigerie et sa tentative de répandre le christianisme en Kabylie, on peut consulter avec bénéfice, RENAULT, François, Le Cardinal Lavigerie, Paris, Fayard, 1992, 698 p.

98.

Nom évocateur, car « Cebsi » signifie narguilé.

99.

op. cité p. 125.

100.

op. cité p. 171