I. 3. Le chemin de la folie

I. 3. 1. El Euldj, Captif des Barbaresques

Le deuxième livre de Chukri Khodja, El Euldj Captif des Barbaresques, constitue une originalité dans la production romanesque de l’époque. Sur les six œuvres étudiées, elle est la seule où l’action ne se déroule pas dans l’Algérie coloniale du XXe siècle, mais se trouve transposée au XVIe siècle. Du point de vue spatial, l’intrigue est toujours située à Alger, mais au temps des corsaires, et ainsi les données du problème de l’assimilation sont inversées. Un chrétien français est capturé par les corsaires d’Alger et, à travers son parcours, il se trouvera confronté au problème du changement de religion. C’est le seul roman de l’époque où la question de la religion et de son abandon au profit de la religion de l’Autre occupe la place centrale de l’intrigue, et où l’apostasie est consumée dans la fiction. Dans les autres œuvres de notre corpus, l’appartenance religieuse n’est jamais mise directement en cause : idéologiquement, on considère qu’il n’est pas nécessaire d’être chrétien ou athée pour s’engager sur la voie de l’assimilation. Méliani est bien traité de « chrétien » par sa femme et par ceux qui le condamnent à cause de sa vie de débauche, mais il s’agit d’une appellation péjorative de la part de ceux qui émettent le jugement et non d’un désir volontaire du personnage qui aimerait changer de religion. Contrairement aux autres œuvres de notre corpus, dans ce second roman de Chukri Khodja, le narrateur s’exprime avec beaucoup de liberté sur les oppositions et les différences qui existent entre le monde musulman et le monde chrétien. Cette liberté est due essentiellement au fait de la transposition de l’intrigue dans le temps, et du changement de perspective quant à l’assimilation.

Le parcours romanesque de Bernard Ledieux, cet esclave français capturé par les corsaires d’Alger au XVIe siècle, est tout aussi tragique que celui de Mamoun ou des autres héros de notre corpus. Contrairement à ces derniers, Bernard Ledieux est beaucoup moins libre de ses mouvements, ou du moins, sa captivité est bien plus apparente que dans les cas précédents. L’Alger des barbaresques est dépeint comme un lieux sauvage et sans loi, où les prisonniers croupissent dans la plus grande misère et n’ont aucun espoir de recouvrer la liberté. Le héros du roman est esclave dans une riche famille turque de la ville lorsque la fille de son maître tombe amoureuse de lui. Situation dangereuse aussi bien pour l’esclave que pour la jeune fille. Le premier risque tout simplement sa vie, quant à la seconde, elle joue avec son honneur et celui de toute sa famille. Dans cette position critique, le manque essentiel de Ledieux reste sa soif de liberté et sa quête se situera sans cesse sur le plan du désir de rejoindre les siens en Europe. Comme il ne peut satisfaire ce manque, il choisit de combler d’autres manques : celui de la sécurité physique de sa personne et un mieux être matériel, qui sont directement accessibles à condition d’accepter les règles du jeu dictées par sa nouvelle famille d’adoption. Il accepte la proposition du père de la jeune fille, Ismaïl Hadj : embrasser l’Islam et ensuite épouser sa fille. Ainsi, les rumeurs susceptibles de porter atteinte à l’honneur de la famille seront dissipées et Ledieux retrouvera une certaine liberté de mouvement.

‘« - Eh bien ! Tu vas te faire musulman et tu sais que, musulman, tu redeviendras libre, sans chaîne ni marque distinctive. Tu retravailleras, tu feras ce que tu voudras, tu seras enfin mon pair. (…)
- Baba Hadji, c’est pénible de changer de religion, chez nous un apostat est méprisable, chez vous aussi… je verrai, je verrai. »  113

Par cette solution de facilité, Bernard Ledieux arrive à sortir de sa situation misérable d’esclave et entreprend de combler son manque à un niveau purement matériel et physique. L’objet de sa quête véritable, la liberté de mouvement, se situe en fait à un niveau beaucoup plus intérieur et, loin de se rapprocher, ne fait que s’éloigner avec cette entreprise. Cette fausse direction, cette solution de surface, ne fera qu’accentuer par la suite son désir irrésistible de repartir et de rejoindre l’Europe, son monde à lui. A l’exemple de Mamoun et de Méliani, il pourra s’assimiler au monde de l’Autre exclusivement à un niveau superficiel, celui de la consommation et des biens matériels. Mais ce rapprochement extérieur ne sera pas suivi par un changement intérieur sincère. Ledieux, qui franchit l’étape décisive du reniement de sa religion au profit d’une autre, sera rapidement rejeté par ses amis chrétiens. Comme toujours, l’apostasie a pour conséquence le rejet inévitable de la part des deux communautés en présence. Ce choix, comme l’ensemble du parcours romanesque du héros, déclenchent un jugement négatif généralisé envers cet homme : mépris de la part des autres esclaves chrétiens de la ville, révolte et pitié de sa propre conscience contre cette action où il a dû se forcer, et finalement désaccord explicite du narrateur qui fera le « procès » de cette tentative d’assimilation.

En fait, Bernard Ledieux est présenté dès le début comme un caractère faible qui n’est pas cohérent dans ses idées et dont les actions sont essentiellement dictées par la peur des supplices que les maures font subir aux captifs chrétiens. Dans son discours, ce héros au parcours négatif laisse régulièrement entendre l’importance de la destinée de chaque être humain et se justifie en rappelant que personne ne peut fuir cette destinée. En opposition avec lui, on trouve son ami Albert Cuisinier, qui rejette toute idée d’apostasie ou même de collaboration avec les musulmans et qui est prêt, s’il le faut, à subir le martyre pour ses convictions religieuses.

Au niveau du récit, le nom du héros subit un changement superficiel à l’image du revirement effectué : Bernard Ledieux devient Omar Lediousse, ce qui est un simple jeu de mots avec la prononciation du nom original. La transformation peu sérieuse et à caractère ridicule de –dieux en –diousse constitue un jugement en soi sur la personne et son acte. D’ailleurs, cette appréciation négative est aggravée par le nom donné au héros dans le titre. En effet, en arabe ‘ilj signifie « âne sauvage », « rustre », et ce terme fut utilisé dans le contexte maghrébin de l’époque des corsaires pour désigner les renégats. Cette appellation fortement péjorative est donc appliquée à Ledieux qui devient ‘ilj (un renégat), et pour garder une marque de son nom original sera appelé Euldj. A plusieurs reprises, le narrateur émet un jugement négatif sur le personnage principal du roman et sur l’ensemble de son parcours narratif. Il va même parfois, jusqu’à ridiculiser le héros, comme au moment de sa circoncision.

‘« Cette scène avait d’ailleurs un comique outré, Lediousse ayant opposé une certaine résistance avant de se laisser faire par le ventouseur, chargé de l’opération chirurgicale. Un incident burlesque, sur lequel il serait vain d’insister se produisit à ce moment-là. »  114

S’il en était besoin, ces passages prouvent suffisamment que le parcours de Ledieux n’est pas présenté comme un exemple positif d’assimilation, mais bien comme un chemin à éviter pour celui qui souhaite éviter de sombrer dans la folie. D’après ce roman, celui qui renie son identité religieuse ne pourra jamais s’intégrer, se fondre, dans la communauté de l’Autre. D’une part, sa conscience lui rappellera toujours ses origines et d’autre part, il sera tôt ou tard rejeté par ceux auxquels il voulait se joindre. Le récit s’accélère et on voit Omar Lediousse bien des années plus tard, père d’un enfant musulman qui est devenu mufti à la mosquée. L’identité refoulée du héros ressurgit sans cesse, et il a de plus en plus de mal à le contenir : il n’oubliera jamais sa famille française et sa religion initiale. Le narrateur insiste sur cette situation conflictuelle du personnage et porte de nouveau un jugement sur les actes de son héros.

‘« Et, de fait, Omar Lediousse ne pouvait plus juguler les rebondissements de sa foi rejaillissante. Sa conversion à l’Islam ne fut qu’une parade, (…) Son retour à la religion première était d’une brûlante nécessité, … » 115

La démence dans laquelle il sombre signifie l’échec de toute tentative de changement de religion. Le côté spirituel de l’assimilation reste impossible, et celui qui ne veut accepter cet aspect des choses est voué à la folie. Lediousse ne sera jamais totalement membre de la communauté musulmane et les chrétiens le méprisent et le rejettent. L’objet de la quête étant inaccessible dès le début, le chemin de détour qu’il choisit ne peut que le mener dans une impasse totale. La seule façon de sortir de cette impasse est de faire demi-tour, de réaffirmer son identité chrétienne et d’abjurer publiquement l’Islam. C’est bien ce que le héros choisit de faire devant témoins pendant l’une des prières à la mosquée. Seule l’intervention de son fils mufti lui évite le lynchage qui l’attend. Son itinéraire se termine dans la folie et la mort. Une fois de plus, nous assistons à une représentation romanesque d’une tentative vouée à l’échec. La situation de son fils peut être considérée comme un signe d’espérance : la deuxième génération est capable de vivre pleinement et de réaliser l’assimilation entreprise par la première. Mais le personnage principal doit succomber pendant la quête impossible qu’il entreprend.

Tout le tragique du personnage Ledieux/Lediousse vient du fait qu’il ne rencontre aucun adjuvant réel sur son parcours. Il est désespérément seul du début à la fin de son entreprise d’assimilation. Comme nous l’avons déjà signalé dans le cas d’autres romans du corpus, les personnages secondaires sortent difficilement des clichés préfabriqués et ne prennent que très rarement une épaisseur psychologique. Une fois encore, ici comme dans Mamoun, les noms ont pour fonction de caractériser les personnages qui seront les figurants passifs de l’histoire, qui constituent en quelque sorte la toile de fond nécessaire à mettre en œuvre la tentative d’assimilation. Ainsi en est-il de nombreux bagnards qui ne font qu’une brève apparition dans le roman : Franco Gasparro l’Espagnol, Paul Lemeck le Français ou George le Frangin qui succombe aux tortures des janissaires. Dans l’entourage musulman du nouveau converti, on retrouve également le même type de personnages qui n’apparaissent que le temps d’une brève discussion théorique, et dont le rôle dans le déroulement de l’histoire se limite à ceux de destinataires du discours prononcé par le héros du roman.

L’ami intime de la difficile vie de prisonnier, Albert Cuisinier, juge et abandonne rapidement le héros au moment critique où son rôle serait justement de lui venir en aide. De même, le prêtre catholique, bien qu’au courant de l’apostasie qui se prépare, ne fait aucune démarche pour soutenir cet «‘ agneau qui quitte le bercail’  ». Du côté de la communauté originelle, nous ne trouvons donc aucun adjuvant qui viendrait en aide au héros dans son entreprise d’assimilation, ni d’opposant réel qui pourrait l’empêcher de suivre son chemin. Il en va tout autrement de la communauté musulmane, qui l’attire et à laquelle il tente de s’assimiler. C’est ici une grande différence avec les autres romans du corpus, où la tentative d’assimilation reste le plus souvent au niveau d’un désir lointain et où manque cruellement une représentation de la communauté de l’Autre. Ici, par le biais du mariage et du changement de religion, le héros pénètre réellement dans le monde de l’Autre et la description de ce dernier est plus détaillée que la description de la communauté originelle du héros. C’est le roman où la tentative d’assimilation est la plus poussée et où la fiction romanesque devient réellement illustration de la thèse avancée. En principe, trois personnes devraient être véritablement proches de Lediousse sur son parcours : son beau-père, sa femme et son fils issu de ce nouveau mariage.

La relation du héros avec son beau-père restera toujours empreinte de leurs premiers contacts de maître à esclave, et Baba Hadji continuera toujours de traiter son gendre, même après le mariage, comme quelqu’un à qui il peut commander. Le paternalisme et le pouvoir absolu du beau-père ressemble en beaucoup de points à la domination du colonisateur sur le colonisé tel qu’elle est représentée dans les autres romans du corpus, mais aussi dans les romans algériens des années cinquante et soixante. Quant à Zineb, la femme qui est à l’origine de la tentative d’assimilation, elle est aussi la première confidente à qui le héros ose avouer son impuissance à oublier son passé de chrétien. Mais elle est incapable de garder son mari dans la foi musulmane et son importance sur le parcours du héros s’efface rapidement au moment critique de l’histoire, justement lorsque son mari aurait le plus grand besoin de son soutien. Le fils devenu mufti est en revanche un personnage qui mérite qu’on s’y attarde à cause de la portée symbolique de son parcours et de son discours. Il arrive à sauver physiquement son père du lynchage qui l’attend suite à son acte public de reniement, mais il ne pourra ni l’empêcher d’abjurer l’Islam et de s’exclure du même coup de sa communauté d’adoption, ni le retenir de sombrer dans la folie. Pourtant, le dialogue final entre le père s’engouffrant dans la folie et son fils s’exprimant en français laisse apercevoir un mince fil d’espoir quant à la tentative d’assimilation. Ce fils devenu taleb a déjà étonné ses étudiants (et le lecteur du XXe siècle) par ses idées modernistes exprimées lors d’un cours à la mosquée. En réalité ce sont bien les idées de l’auteur qui s’expriment à travers ses paroles.

‘« Les pays musulmans se jetteront, avec une frénésie diabolique, dans un mouvement évolutionniste qui les emportera dans le courant impétueux de ce que nous appelons l’européanisation. Sera-ce bien, sera-ce mal ? Seul l’avenir impénétrable nous le dira. J’aime à croire que cette vie nouvelle sera d’un effet salutaire sur les esprits ». 116

Paroles qui présentent peu de vraisemblance dans la bouche d’un taleb musulman du XVIe siècle et qui laissent transparaître la vision du monde de l’auteur. C’est le chapitre XXX, dernier du roman, qui dévoile les idées réelles du fils de Lediousse : la synthèse des deux cultures, qui n’a pu être réalisée par le père, est en train de prendre forme à travers la nouvelle génération. Avec une approche uniquement sur le plan du parcours romanesque, on serait tenté de dire que ce fils est le seul personnage de notre corpus qui réussit une représentation positive de la thèse de l’assimilation. Mamoun ne réussit que l’ébauche d’un idéal et Ledieux ne sera jamais plus que l’ébauche d’un musulman 117 . Mais Youssef, ou Jean Lediousse dans les moments de délire du père, est à l’image de cette classe d’intellectuels francisés des années vingt et trente du XXe siècle, qui conservent leur référence à l’Islam mais se tournent résolument vers la modernité qu’ils désirent assimiler à l’aide de la langue et de la culture françaises. On assiste à un retournement par rapport à la situation initiale du roman, où la question était celle de l’assimilation de Bernard Ledieux à un milieu musulman. A la fin du roman, cette première quête se terminant par un échec, nous voyons se dessiner les contours d’une autre quête, celle du savoir et des connaissances véhiculés par le français et recherchés par un taleb musulman. Au moment où le mirage de l’assimilation religieuse et sociale de la personne s’évanouit, pointe à l’horizon ce qui pourrait être le fruit de ce mélange des races et des cultures : une assimilation bénéfique des éléments positifs de la civilisation de l’Autre, tout en gardant ses ancrages dans la foi musulmane. Les paroles de Youssef à la fin du roman expriment cet état d’esprit.

‘« Dieu a voulu que le fils musulman d’un français redevenu chrétien ait en lui le mélange altier de la fierté arabe conjuguée à l’esprit chevaleresque français, (…) il n’a pas su résister à la curiosité bien légitime de goûter les fruits du jardin de la rhétorique française. (…)
Secrètement, j’ai appris, et cela est méritoire, grâce à des ouvrages que j’ai pu me procurer clandestinement, cette langue, qui est ta langue mais qui ne sera, hélas, jamais la mienne.(…)
J’ai idée que je puis avoir du sang français dans les veines et alimenter mon cerveau de la nourriture généreuse que contient l’Islam. »  118

Le parcours de Bernard Ledieux et son échec constituent l’illustration de ce que rejette l’ensemble de l’intelligentsia algérienne de l’entre-deux-guerres, à savoir une assimilation culturelle et religieuse de la personne. L’attachement à l’Islam et au statut musulman personnel restera toujours une évidence qu’il est hors de question d’abandonner ; et ceci même pour les intellectuels les plus francisés. L’assimilation revendiquée met l’accent essentiellement sur l’égalité au plan politique et économique, puis sur la possibilité d’entrer dans la modernité à travers la langue, les sciences et les arts. Pour Youssef Lediousse, la question de l’appartenance à l’Islam ne fait aucun doute. Il ne souffre pas d’un malaise identitaire comme son père, et son parcours constitue ainsi une parfaite illustration de l’image qu’avaient les intellectuels algériens francisés des orientations et des limites de l’assimilation. Mais ce rapprochement ne peut dépasser certaines frontières : celui qui va trop loin sur le chemin de la perte de son identité naturelle sombrera dans la folie.

Notes
113.

El Euldj, Captif des Barbaresques, p. 44.

114.

op. cité p. 73.

115.

op. cité p. 97.

116.

op. cité p. 116.

117.

op. cité p. 108.

118.

op. cité pp. 133-134.